Samedi matin, sur France Inter, à partir de 9 h 10, j’écoutais l’émission "On n’arrête pas l’éco" où s’opposent, tous les samedis, Christian Chavagneux, d’Alternatives économiques, et Emmanuel Lechypre, de BFM Business (ce dernier terme résume les positions que défend Lechypre : pour les intérêts, ceux des patrons et des riches, pour la doctrine, celle de l’ultralibéralisme).
Ce matin, en début d’émission, il était question de la fermeture de magasins (en général des grandes enseignes de bricolage) le dimanche, après une décision de justice prise à la suite d’une action d’un collectif de syndicalistes.
Emmanuel Lechypre a la parole le premier. Il dit d’abord tout le mal qu’il pense de cette décision [d’empêcher les magasins de bricolage d’ouvrir le dimanche], puis, submergé d’indignation, n’en pouvant plus de colère, il finit par lâcher :
"... et puis, juste pour vous livrer le fond de ma pensée... quand on... ce qu’on a entendu, les gens comme les syndicats et les juges, qui parlent au nom de l’intérêt général des salariés, moi, ça me fascine toujours, après tout les gens ils ont le droit de faire ce qu’il veut [sic], il y a un truc ça s’appelle la liberté et, je veux dire, les juges et les syndicats, c’est toujours les premiers à savoir mieux que les autres ce qui est bon pour les gens, à la place des gens eux-mêmes, c’est terrifiant..."
Remarque 1. Emmanuel Lechypre, apparemment, ignore que la fonction du juge, c’est, précisément, de dire "à la place des autres ce qui est bon pour eux" ! Le premier fondement d’une société politique, la première raison d’être d’un État, en effet, ce n’est pas de se délimiter par des frontières, ce n’est pas de se constituer une armée, ce n’est pas de créer une monnaie, la première fonction d’un État, c’est de déléguer le règlement des litiges à la collectivité (représentée par des juges) afin d’empêcher les vendettas, les vengeances personnelles... et, surtout, la loi du plus fort.
– En effet, dans les sociétés où n’existe pas d’autorité centrale qui fasse respecter un droit unifié, la "justice" est du ressort du plus fort, du plus riche, du grand propriétaire, du seigneur, du boyard, du magnat, du landlord ou du latifundiaire : il pend le vilain à son gré, sous n’importe quel prétexte. C’est le droit du patron, du maître, du riche, du propriétaire, c’est-à-dire un droit sans limites...
Remarque 1 bis. Derrière cette contestation du juge s’en cache une autre. Car le juge ne juge pas en fonction de son opinion ou de son humeur, le juge applique la loi, et, lorsque Lechypre conteste l’intervention du juge dans les conflits sociaux, il conteste en réalité, il conteste surtout l’intervention de la loi dans le domaine social. [Ce qui n’est, d’ailleurs, que l’opinion du Medef : le Code du travail – créé par le législateur – est une intrusion inadmissible d’un tiers dans les rapports "normaux", "naturels", entre patrons et salariés].
Remarque 2. L’attaque contre les syndicats participe du même esprit. Dans l’imaginaire patronal, dans les fantasmes de la droite, le syndicat est un tiers importun et illégitime qui s’immisce indument dans les rapports entre patrons et salariés. La "réflexion" la plus souvent entendue à droite est : "les syndicalistes sont des individus (extérieurs à l’entreprise, bien entendu) venus dire aux salariés qu’ils sont malheureux, des individus qui leur mettent en tête des idées folles comme le salaire minimum, la durée légale (quotidienne, hebdomadaire, annuelle) du temps de travail, le droit à la retraite et autres idées absurdes... Ce sont, en un mot, des agitateurs, des meneurs, des perturbateurs".
Remarque 2 bis. Pour Lechypre, comme pour le Medef (comme pour les patrons des maquiladoras d’Amérique latine), l’existence d’un syndicat est incompréhensible, inconcevable, intolérable. Le patron donne du travail : on devrait s’incliner tous les jours devant lui pour ce seul bienfait, et ne pas avoir la grossièreté de discuter des conditions de travail ou du montant du salaire. C’est un crime de lèse-patronat ou de lèse richesse...
Remarque 3. Lechypre, avec des trémolos dans la voix, invoque la "liberté". Lorsque la droite ou le patronat invoquent la "liberté", ce n’est pas n’importe quelle liberté ; c’est une liberté annonciatrice de profit et, surtout, d’un profit qui a des chances (si l’on peut dire...) d’être obtenu aux pires conditions : liberté pour le salarié de travailler de nuit, ou 12 heures d’affilée, ou le dimanche, ou à 50 % du SMIC, ou dans des conditions déplorables d’hygiène et de sécurité ; ou liberté pour le consommateur de s’abrutir des heures dans un supermarché, liberté de dilapider son mince budget en gadgets ou en sucreries plutôt qu’en lecture, en pêche à la ligne, en sieste, en jardinage ou en promenades - toutes activités peu ou non lucratives.
En conclusion : qu’est-ce qui est fascinant (pour reprendre les termes de Lechypre), dans ce cri du cœur ? Ce qui est fascinant, c’est ce qu’évoque Julien Gracq, dans son premier Lettrines [La Pléiade, tome 2, page 169], lorsqu’il évoque, en 1939, sa prise de commandement d’une section de voltigeurs,
« journaliers presque tous ou garçons de ferme du Morbihan ou du Finistère. Pendant les longues étapes de nuit, marchant à côté de la colonne, quand ils cessaient de parler en breton, j’écoutais le jargonnement guttural qui montait de la troupe invisible : ils parlaient de la manière de se procurer du vin rouge, de la consistance de leurs matières fécales, de leur dernière ou de leur prochaine masturbation et je sentais, vaguement fasciné, se dénuder et bouger le tuf paléolithique sur lequel s’est figée la petite croûte de la civilisation ».
Ce qui est fascinant, dans cet aveu, c’est de voir, sous la mince couche de lois sociales déposées sur la société depuis un siècle et demi, se dénuder le tuf paléolithique de la brutalité sans limites du dominant, celle que Gracq évoque, un peu plus loin, à propos du héros de Shakespeare : "Un fauve couronné [...], rien qu’un porteur d’estomac, de bourse et de braguette, brusquement pourvu de la foudre, tout de suite naïvement, paisiblement monstrueux". [Lettrines 2 La Pléiade, tome 2, page 301].
Philippe Arnaud