Vous êtes à la tête d’un nouveau projet « Opération Correa » dont le premier volet « Les ânes ont soif » est en accès libre sur internet. Comment ce projet a-t-il vu le jour ?
Pierre Carles : Au départ, c’est une commande du Monde diplomatique qui voulait une vidéo promotionnelle pour son mensuel. Le journal souhaitait notamment que l’on interroge les journalistes français, les responsables de l’information sur la question de la non-citation du Monde diplomatique dans leur revue de presse radiophonique. Pour cela, Aurore Van Opstal s’en est essentiellement chargée. Nous avons une autre collaboratrice, Nina Faure qui a aussi contribué à ce projet.
Au moment où nous étions occupés de faire ces entretiens, est parue dans le Monde diplomatique, dans le numéro de décembre 2013, la quasi-intégralité du discours de Rafael Correa, prononcé à la Sorbonne en novembre 2013. En voyant ce discours et surtout les images, on s’aperçoit que le président équatorien avait toutes les qualités pour être invité dans les médias audiovisuels français. Il parle français, il est économiste et il est à la tête d’un pays qui a des résultats économiques considérés comme exceptionnels selon les critères standards (taux de chômage, taux de croissance et pourcentage de la dette par rapport au PIB). Au début, c’était une vidéo promotionnelle pour le Monde diplomatique et par excroissance c’est devenu le premier épisode d’un feuilleton documentaire.
Il y a vraiment une accointance entre le milieu politique français et le milieu médiatique
J’aimerais revenir sur le paysage médiatique français. L’apparition de la « doctrine de l’objectivité » dans la presse avait une vocation commerciale comme l’a théorisée Ben H. Bagdikian. Ce phénomène, d’après lui, a « transformé la presse en une extension neutre de l’idéologie de l’establishment ». Êtes-vous d’accord avec ce constat ?
Pierre Carles : Je ne suis pas d’accord avec le neutre. Ce n’est pas une extension neutre.
Aurore Van Opstal : C’est une extension néolibérale, capitaliste.
P.C. : La grande presse est clairement du côté du pouvoir économique, des dominants. Même si des journalistes ont l’impression ou essayent de faire leur travail de manière indépendante, les rédacteurs en chef, ceux qui dirigent les journaux, ceux qui ont les manettes sont plutôt des partisans des politiques néolibérales. Et ils sont plutôt des opposants des vraies politiques socialistes, de politiques communistes, ou des politiques antilibérales. C’est quelque chose de relativement facile à observer.
Bien entendu, il faut distinguer le niveau de responsabilité dans la presse. Il y a des personnes, responsables de l’information, qui, en tout état de lucidité, participent à cette manipulation, à ce travail de propagande au service des politiques néolibérales qui mettent en place des plans d’austérité par exemple.
Ensuite, vous avez d’autres personnes qui contribuent au système sans être complices dans des postes où la responsabilité est moindre. C’est le cas de beaucoup de journalistes de base. Mais quelque part, en acceptant de travailler aux conditions où on les fait travailler, en acceptant une certaine forme de docilité souvent liée à une précarité du métier de journaliste, ils font aussi le sale boulot. Mais ils ne le font pas au même niveau que des Laurent Joffrin, Christophe Barbier et consorts.
A.V.O. : D’ailleurs ce sont souvent des personnes issues du même milieu social qui ont fait les mêmes grandes écoles. C’est ce que Pierre Bourdieu a appelé la reproduction sociale. Ce sont des personnes qui ont les mêmes codes et les mêmes intérêts. De fait, quand un groupe a des intérêts communs, il ne les lâche pas de sitôt. Il y a vraiment une accointance entre le milieu politique français et le milieu médiatique. C’est ce que Pierre a montré dans son documentaire « Pas vu, pas pris ».
P.C. : N’oublions pas le milieu industriel également. Ce n’est pas par hasard si des industriels investissent dans la presse alors qu’elle est déficitaire structurellement. Un quotidien comme Libération en est le parfait exemple. S’il y a encore des industriels qui mettent de l’argent, à perte, dans ces organes de presse, c’est qu’ils y trouvent leur compte. Ils savent très bien qu’ils vont avoir un pouvoir de lobbying en étant détenteurs de ces journaux.
Nous voyons très bien ce phénomène dans le documentaire « Les nouveaux chiens de garde ».
P.C : Exactement, ce documentaire illustre à merveille l’envers du décor du paysage médiatique français.
Est-ce que nous pouvons parler de panurgisme médiatique au sujet de la presse française ?
P.C. : Bien sûr. Quand tout le monde ânonne la même chose, pour revenir à la métaphore des ânes, nous ne pouvons que déplorer ce panurgisme.
La dépolitisation des tranches populaires passe par cette médiocrité médiatique
Dans une de vos interviews, vous parlez de « néocolonialisme journalistique ». Pouvez-vous expliciter votre propos ?
P.C : Une des explications pour lesquelles ces journalistes méprisent les expériences progressistes de gauche latino-américaine, est que, nous, Européens, admettons mal que ces anciens colonisés nous donnent des leçons. Nous avons toujours l’impression que ce sont nous qui détenons le savoir et qu’eux ne sont finalement que des esclaves ou des personnes qui vont apprendre de nous. Il y a une forme de sentiment de supériorité intellectuelle de la part de ces journalistes et responsables de l’information qui méprisent ces expériences progressistes latino-américaines.
A.V.O. : L’idée est vraiment que le modèle occidental reste le modèle à suivre. Un modèle qui a fait soi-disant ses preuves. Effectivement, quand Rafael Correa vient expliquer à la Sorbonne qu’en Amérique latine, il arrive à faire mieux qu’ici, je pense que pour leur égo, ce n’est pas facile à entendre. Cela explique peut-être le silence complet sur sa venue et ses résultats économiques dans son pays.
P.C. : Ce sentiment de supériorité occidental, nous le retrouvons aussi face à la Russie qui est considérée comme une sauvage par rapport à la question ukrainienne. Il y a un traitement qui est très orienté de cette guerre civile. Nous retrouvons ce complexe dans d’autres parties du monde. Ce néocolonialisme s’applique ailleurs.
Je voudrais revenir sur la phrase d’Ivan Levaï qui a notamment servi de titre pour votre premier volet « On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif ». Cette vulgarisation à outrance de l’information n’amènera-t-elle pas à créer un nivellement vers le bas de la presse française ?
P.C : C’est Aurore qui va répondre à cette question, car c’est en pensant à elle qu’il lui a rétorqué cette réponse.
A.V.O. : J’ose espérer que non. (Rires) Je pense qu’effectivement, cela apparaît aussi dans l’interview d’Agnès Bonfillon, journaliste de RTL. Cette idée que le téléspectateur, en l’occurrence l’auditeur dans ce cas, n’a pas les codes pour comprendre. Je trouve que c’est une vision très élitiste. Pour le dire un peu vulgairement, c’est prendre les gens pour des cons. Et donc, il faudrait condenser soi-disant l’information et la rendre la plus accessible possible. Sauf que nous n’abordons jamais les problèmes concrets des personnes à savoir comment se fait-il que dans leur portefeuille, il y a de moins en moins d’argent. C’est pour cela qu’il serait plus intéressant d’aborder de nouveaux modèles économiques comme celui de l’Équateur où les Équatoriens arrivent à vivre différemment.
À côté de cela, nous préférons abrutir les gens parce que soi-disant c’est plus facile. Coluche disait qu “on vend de la merde aux cons ». Ce ne sont pas les gens qui sont stupides, ce sont les médias qui influencent les personnes vers un nivellement vers le bas. Pierre Bourdieu avait étudié que dans les milieux ouvriers, ils ne lisaient plus. À la place de cela, ils se mettent devant leur TV en regardant des émissions de « divertissement ». En effet, la dépolitisation des tranches populaires passe par cette médiocrité médiatique.
Et pour reprendre Coluche de nouveau, il avait dit de la télévision : « On ne peut pas dire la vérité à la télévision, il y a trop de gens qui regardent ».
P.C. : (Rires) C’est pas mal comme citation. Ça pourrait même être un des titres du prochain documentaire. Pour revenir aux propos d’Ivan Levaï, ce n’est pas tout à fait faux ce qu’il dit. Si nous demandons aux personnes s’ils veulent qu’on raconte ce qui se passe en Amérique latine, ils ne seront pas demandeurs vu qu’ils n’ont aucune possibilité de savoir ce qui s’y passe. Si on fait un sondage, les gens diront non parce qu’ils n’ont jamais été informés de l’actualité là-bas. Il n’a pas tout à fait tort. Cependant, ses propos revêtent un terrible cynisme.
Le seul média de la presse quotidienne française à s’être intéressé à la venue du président équatorien est le Figaro. Mais le journaliste du Figaro avoue que la couverture est faite pour attirer des investisseurs, car l’Équateur est un nouvel eldorado économique. Est-ce le rôle d’un quotidien généraliste d’attirer des investisseurs ?
A.V.O. : Il faut avoir une honnêteté intellectuelle et les choses ne sont pas totalement manichéennes. En l’occurrence, j’ai été assez étonnée de l’interview avec ce journaliste du Figaro. Je pense que c’est quelqu’un qui a fait un travail de fond et qui a eu vraiment cette transparence et cette honnêteté intellectuelle de reconnaître ce que Rafael Correa a apporté comme nouveau modèle social et économique. Qu’il l’ait fait pour des raisons d’attirer des investisseurs, je n’ai pas l’impression qu’il m’a dit ça.
P.C. : Ce que j’interprète, c’est qu’il a fait son travail d’enquête en Équateur et il trouve très intéressant ce qui s’y passe. Et son travail n’entre pas en contradiction avec son journal puisque dans son journal s’il y a un pays relativement stable économiquement et qu’il a les performances relativement élevées, selon les standards capitalistes, les lecteurs seront ravis de savoir qu’il y a des opportunités d’investissement. Ce que j’ai entendu dans ce qu’il a dit, c’est qu’il n’y a pas une incompatibilité avec le Figaro dans ses articles vantant les mérites du modèle du gouvernement équatorien.
C’était plus sous prisme économique qu’un prisme politique ?
P.C. : Je ne crois pas qu’il s’intéressait uniquement pour cette raison à l’Équateur. Patrick Bèle est un syndicaliste. Il est assez atypique au Figaro. Il n’est pas du tout représentatif des journalistes du Figaro. Il n’y a pas une incompatibilité à livrer ces informations aux acheteurs du Figaro qui sont pour la plupart des hommes d’affaires et sont demandeurs de ce genre d’informations.
Vous avez mis en ligne la première partie de votre documentaire. Et pour le tournage du deuxième volet en Équateur, il faut un budget et c’est le problème actuel...
P.C. : Pour faire un travail correct, un travail de qualité, il faut avoir un peu d’argent, il faut pouvoir s’y consacrer entièrement pour pouvoir aller chercher des archives. Il faut perdre du temps et revenir sur nos a priori de départ. En l’occurrence ici, ils sont plutôt positifs, mais nous allons sûrement voir des choses plus négatives. Il y a aussi les déplacements, nous voulons aller de l’autre côté de l’Atlantique. Nous avons récolté à peu près 20.000€. Il en faudrait un peu plus pour pouvoir y aller dans de bonnes conditions.
A.V.O. : Ce que je trouve intéressant dans le travail de Pierre, c’est cette demande de participation des internautes qui garantira une indépendance totale d’un point de vue de l’enquête. Le Monde diplomatique fonctionne sur les mêmes bases et cela permet un certain ton que l’on ne peut pas trouver dans une presse qui est subventionnée par des annonceurs.
C’est donc sur une plateforme indépendante des plateformes de crowdfounding que nous connaissons que vous avez fait un appel ?
P.C. : Nous avons fait le choix avec cette opération d’appel à dons de privilégier la mise en ligne de la première partie d’Opération Correa sur un site dédié, sur des serveurs autonomes qui ne sont pas liés à des multinationales comme YouTube, DailyMotion ou Google parce que ce sont des sociétés qui font du profit y compris sur les productions indépendantes et pour nous ce n’était pas cohérent. Il y a une seule chose que nous n’avons pas réussi à éviter, c’est le paiement par PayPal qui est aussi une multinationale. Les gens ont peur de faire un don par carte bancaire sur Internet. Ils ont peur de se faire pirater ce qui est normal. Si on veut être indépendant, il faut essayer de ne pas travailler avec ces multinationales même si nous perdons en exposition. Notre film va être moins bien exposé, mais nous aurons la fierté de ne pas avoir contribué à ce que YouTube, par exemple, se fasse de l’argent sur notre dos.
Propos recueillis par Mouâd Salhi