Le caractère quelque peu disproportionné de ce projet n’a pas particulièrement choqué le philosophe Raphaël Enthoven et l’écrivain et journaliste Brice Couturier pour qui le problème, c’est l’Internet, cette "idéologie dominante" dont je serais l’incarnation...
Ce mardi 7 février, Marc Voinchet avait intitulé ses Matins de France Culture "Tous fichés ! Y sommes-nous ?", et invité Pierre Piazza, maître de conférence en science politique, et chercheur au CNRS, à venir causer de ce fichier des "gens honnêtes" au sujet duquel j’enquête depuis des mois, tant sur ce blog que sur OWNI, et qui va bientôt être adopté par le Parlement. D’ailleurs, j’étais moi aussi invité à m’exprimer.
Auteur d’une Histoire de la carte nationale d’identité, d’une magistrale anthologie sur L’identification biométrique que je ne saurais que trop vous inciter de lire, Pierre Piazza est un spécialiste des fichiers policiers et administratifs. Interrogé par Marc Voinchet, il a lui aussi souligné les nombreux problèmes et dangers que posait ce fichier des "gens honnêtes". A contrario, Brice Couturier et Raphaël Enthoven, visiblement peu au fait de ce qu’est l’Internet, de ses usages et de ce qui s’y passe vraiment, ont préféré botter en touche, et relativiser le problème au motif qu’Internet incarnerait le "rêve" des RG...
Et bronzer les seins nus, c’est une incitation au viol ?
Dans sa chronique, Brice Couturier avait d’abord rappelé, comme Piazza et moi l’avions fait, que "la Convention européenne des droits de l’homme a jugé illégale le fait, pour la police, de détenir les identifiants biométriques de personnes innocentes"...
Quelques minutes plus tard, il m’accusait d’incarner cette "idéologie dominante" qui prônerait la transparence parce que c’est "moderne et qu’il ne faut pas d’interdit", et qui permettrait à des personnes mal-intentionnées "d’utiliser des réseaux WiFi non sécurisés (pour) s’emparer de vos données les plus précieuses comme votre carte bancaire"...
Raphael Enthoven, lui, a fustigé "la surveillance de chacun par chacun, sur les réseaux sociaux", en mode "Les RG l’ont rêvé, Facebook l’a fait", avant de tenter d’expliquer aux "cuistres" adeptes d’Internet que la "rumeur" était comparable, sinon pire, aux fichiers policiers, et de disserter sur ces types qui se la jouent "Little Brother (et) qui pose son portable à côté de vous et qui vous enregistre et qui met ça en ligne"...
Je ne me permettrai jamais de faire la leçon, en matière de philosophie, à Raphaël Enthoven. Je ne sais quel est le domaine d’expertise de Brice Couturier, mais ce que je sais, c’est que leurs propos, pour le coup, ne sont pas dignes d’un philosophe, non plus que d’un journaliste : ce genre de propos est du niveau de la brève de comptoir, de ceux qui parlent sans savoir, se bornant à répéter des lieux communs, sans être drôle.
Pire : ils valident, de façon démagogique, l’aveuglement de ceux qui sont censés nous gouverner. Sans chercher à comprendre, ni vérifier, la pertinence des mesures de surveillance qu’ils cherchent à nous imposer. Un peu à la manière de ceux qui avaient tenté de justifier le fichier Edvige au motif que les internautes "balançaient tout" sur Facebook...
M’accuser de faire le lit de ceux qui pourraient espionner vos propos et communications est d’autant plus ridicule que, non content d’être à l’origine du scandale Amesys, et d’avoir contribué aux SpyFiles de WikiLeaks, qui visaient précisément à dénoncer les marchands d’armes de surveillance des télécommunications, cela fait 10 ans maintenant que j’explique aux journalistes comment protéger leurs sources, internautes comment sécuriser leurs ordinateurs, et protéger leur vie privée.
M’accuser d’aider ceux qui pourraient pirater des n° de carte bancaire via des réseaux WiFi non sécurisés est encore plus ridicule : les internautes ne confient leurs n° de CB qu’en mode https, protocole conçu, précisément, pour sécuriser les transactions électroniques et, donc, éviter que quiconque ne vienne "s’emparer de vos données les plus précieuses".
Comparer Facebook au fichier des RG témoigne, par ailleurs, d’une conception particulièrement biaisée, borgne, et élitiste, de la démocratie : la liberté d’expression n’est pas réservée aux journalistes, non plus qu’à ceux qui ont le privilège de pouvoir s’exprimer dans les médias dit "grand public", et c’est précisément ce que l’Internet révolutionne, comme l’avait très bien expliqué Daniel Kaplan.
Les fichiers de police et de renseignement ont pour objet de surveiller des "suspects". L’Internet a pour objet, tout comme la démocratie, de permettre à tout un chacun de s’exprimer. Ce qui n’a strictement rien à voir, comme j’avais tenté de l’expliquer dans "Les internautes sont la nouvelle chienlit" :
"De même que le port d’une mini-jupe ou le fait de bronzer les seins nus ne sont pas des incitations au viol, l’exposition ou l’affirmation de soi sur les réseaux ne saurait justifier l’espionnage ni les atteintes à la vie privée."
Avant, les gens avaient le droit de voter. Aujourd’hui, ils ont aussi la possibilité de s’en expliquer. Et ça change tout. Et apparemment, ça fait peur à certains, aussi.
Pour le coup, Brice Couturier et Raphaël Enthoven ont aussi et surtout démontré qu’ils ne connaissent rien de ce dont ils ont été amené à discuter. J’y suis habitué, et je l’ai déjà écrit : le problème de l’Internet, c’est ceux qui n’y sont pas, mais qui n’en cherchent pas moins à vouloir régenter ce que l’on y fait, #oupas.
Interrogé par Marc Voinchet qui voulait savoir pourquoi, à mes yeux, le débat ne prenait pas, j’ai répondu que c’était probablement parce que les gens ne savent pas que plus de la moitié des Français apparaissent dans les fichiers de police et que le STIC, a lui tout seul, fiche 44,5 millions d’individus, que les gens ne savent pas que 75% des gens dont l’ADN a été fiché ont certes été un jour suspectés, mais jamais condamnés, certains ayant même été blanchis depuis, qu’ils ne savent pas que 45% des fichiers de police utilisés sont hors la loi, ni qu’ils sont truffés d’erreurs, ni qu’un million de personnes, blanchies par la Justice, y figurent toujours comme "suspects" (les fameux "défavorablement connus des services de police")...
Ou alors ils s’en foutent. Mais ils auraient tort : le vrai danger, dans cette société de surveillance, ce n’est pas Orwell, c’est Kafka, c’est ce renversement de la charge de la preuve qui fait de tout citoyen un présumé suspect, au mépris de la présomption d’innocence, et à qui l’on demande de prouver qu’il est innocent... ou comment, et pourquoi, ficher les "gens honnêtes" pour les protéger des malhonnêtes. On marche sur la tête.
Les matins - Pierre Piazza par franceculture
Extraits/verbatim de ce Tous fichés ! Y sommes-nous ?, à partir de la 26’ (sachant que les propos tenus par Pierre Piazza, précédemment, sont des plus intéressants, validant ce que j’ai pu écrire par ailleurs, mais que je ne cherche donc pas à me répéter, mais à faire débat) :
Raphael Enthoven : Le droit à l’oubli n’existe pas sur Internet. La moindre chose que vous mettez sur Internet y demeure, et je voulais avoir votre sentiment sur la surveillance de chacun par chacun, sur les réseaux sociaux, on n’a pas besoin de ficher les gens ils le font eux-mêmes, une forme de servitude volontaire où les gens s’exposent eux-mêmes. Les RG l’ont rêvé, Facebook l’a fait.
Pierre Piazza : les gens se fichent d’eux-mêmes... Le danger viendra peut-être des acteurs commerciaux et privés, mais l’histoire nous montre que les problèmes viennent quand même bien plus souvent des états et administrations. C’est vrai que c’est pas forcément plaisant d’être fiché en tant que client, mais c’est quand même moins embêtant que d’être fiché comme délinquant.
Raphael Enthoven : mais est-ce qu’avec internet pardon, amis cuistres, on assiste pas à un changement de paradigme : on passe du panoptique transcendant qui sait tout à Little Brother, le panoptique immanent du type qui ne vous connaît pas et qui pose son portable à côté de vous et qui vous enregistre et qui met ça en ligne.
Jean Marc Manach : Je ne suis pas d’accord parce que dans une société de surveillance type panoptique, il y a des forts qui surveillent des faibles, et qui jettent donc de la suspicion sur ceux qui sont surveillés, alors que sur les réseaux sociaux, c’est de la souveillance : tout le monde regarde tout le monde, ça relève de la transparence ; si les réseaux sociaux étaient l’équivalent des fichiers des RG, les dealers y partageraient la liste de leurs clients, ce qui n’est pas le cas : quand quelqu’un est dans l’illégalité il ne s’en vante pas ; ou alors il faudrait considérer que les médias, parce qu’ils informent, feraient comme les RG...
Brice Couturier : je vois une belle contradiction interne de l’idéologie dominante, à savoir la vôtre. Ca ne vous gêne pas d’utiliser des réseaux WiFi non sécurisés qui permettent de s’emparer de vos données les plus précieuses comme votre carte bancaire parce que c’est moderne, c’est la transparence et qu’il ne faut pas d’interdit ; par contre, si la police cherche à savoir comment être votre iris ça vous dérange beaucoup, ce qui me parait contradictoire.
Jean Marc Manach : ça fait 10 ans que j’explique aux internautes comment sécuriser leurs ordinateurs, et comment protéger leur vie privée sur les réseaux sociaux ; je ne suis pas pour la transparence absolue, mais je suis contre le détournement d’usages ou de finalité des fichiers policiers, et je ne comprends toujours pas pourquoi on devrait ficher 60 millions de "gens honnêtes", ce qui est contraire à la Cour européenne des droits de l’homme.
Marc Voinchet : comment expliquez-vous que le débat ne prenne pas vraiment ? Vous vous effrayez peut-être pour rien : la France en rêve, l’Inde l’a fait.
Jean Marc Manach : combien de personnes ont entendu parlé du rapport de Delphine Batho et Jacques-Alain Bénisti qui révèle qu’on dénombre en France 80 fichiers policiers, dont 45% n’ont aucune base légale ? Combien de personnes savent que 83% des fichiers STIC (qui fiche 6,5 millions de "mis en cause" et 38 millions de "victimes", soit 44,5M de gens) vérifiés par la CNIL sont truffés d’erreurs ? Combien de personnes savent que sur les 5 millions de personnes fichées comme "suspectes" dans le STIC, 1 million ont été blanchies par la Justice, mais sont toujours fichées comme "suspectes" ? Combien de personnes savent qu’1 million de personnes en France risquent de perdre leur travail s’il est avéré, à l’occasion de l’"enquête administrative de moralité" (sic) dont ils font l’objet, qu’ils apparaissent dans les fichiers policiers, et que nombreux sont ceux qui, à cause de cela, ne peuvent pas faire le métier dont ils avaient rêvés ? Et je pense que le débat ne prend pas parce que les gens ne savent pas que plus de la moitié des Français figurent dans les fichiers de police, et qu’ils ne savent pas que ces fichiers sont truffés d’erreurs. Les gens pensent que la CNIL les protège or, depuis 10 ans, la CNIL répète que les fichiers policiers posent problème. Il faut encadrer ces fichiers de police, or, pour l’instant, ce n’est pas le cas.
Pierre Piazza : Jean Marc Manach a tout à fait raison : ces fichiers servent à faire des "enquêtes administratives de moralité", et donc de la discrimination à l’emploi, et on est clairement dans le détournement de finalité qui risque de concerner tout un chacun.
À consulter : http://bugbrother.blog.lemonde.fr/2012/02/09/les-rg-lont-reve-facebook-la-fait-oupas/#sthash.QHe5HJRB.dpuf