Le « socialisme islamique » : rouvrir une perspective

photo : Ghaith Abdul-Ahad, reportage sur les travailleurs immigrés à Dubai

La crise que connaît le capitalisme repose une nouvelle fois la question de la sortie de ce système socio-économique apparu il y a plus de cinq cent ans en Europe de l’Ouest. Construit sur le pillage et l’exploitation des périphéries par le centre occidental, sur l’exploitation des masses populaires de ces mêmes centres, durant plus de cinq siècles le capitalisme n’a profité qu’à une minorité de privilégiés. La crise, qui aiguise les contradictions portées en lui-même par le capitalisme, rend de plus en plus insupportable ce système intrinsèquement mortifère transformant, par un processus de réification, l’homme, la matière et l’esprit en marchandise. De fait, cela rouvre les champs du possible d’une contestation qui, si elle souhaite véritablement être globale, ne pourra se faire uniquement sur un mode symphonique entre tous ceux qui veulent construire un monde répondant à l’exigence éthique d’une justice globale.

Au sein de l’islam cette crise, dont le discours dominant cherche avant tout à mettre en avant l’aspect « financier », a permis de promouvoir la « finance islamique » qui s’était développée depuis plusieurs décennies. Mais cette « finance islamique » s’apparente à une version « halal » du capitalisme financier classique. Les centres impérialistes en crise encouragent cette finance car, en manque de liquidité, ils espèrent, grâce à elle, attirer les mannes financières des pays pétroliers musulmans. Côté musulman, faisant une lecture purement formelle et juridique de l’islam, la majorité des ouléma et des intellectuels ne posent pas la question des maqsid - des finalités - de cette « finance islamique » dont les objectifs ne diffèrent en rien de la finance classique. Comme l’ensemble de l’économie capitaliste, celle-ci est gouvernée par le désir rationnel de maximiser l’accumulation du capital.

Toutefois, les musulmans ne sont pas isolés du reste du monde et, n’en déplaise aux apologètes de la « finance islamique », la question de la sortie du capitalisme se pose à eux comme à l’ensemble de la planète. Evidement, les sociétés musulmanes sont en proies à des contradictions de classes et, comme ailleurs dans le monde, les classes dominantes s’opposent à la remise en cause du capitalisme dont elles retirent les dividendes. Au cours des dernières décennies, cette opposition à la remise en cause du capitalisme s’est souvent appuyée sur une lecture résolument conservatrice de l’islam servant à légitimer un ordre inique. Face à cette lecture conservatrice s’est développé une lecture socialisante visant à la libération nationale et sociale des masses populaires des nations musulmanes. Cela produit une véritable contradiction de classes entre deux lectures de l’islam ayant des finalités sociales opposées. Pour reprendre un terme coranique, l’islam des moustakabirin - des orgueilleux, des dominants - s’opposa à l’islam des moustadhafin - des opprimés - à propos desquels le Coran affirme : « Nous voulions favoriser ceux qui avaient été humiliés sur la terre ; nous voulions en faire des chefs, des héritiers ; nous voulions les établir sur la terre » [1].

Partisans de la seconde perspective, certains intellectuels et certains responsables politiques posèrent les jalons d’une réflexion sur une voie possible de sortie du capitalisme qu’ils appelèrent « socialisme islamique ». Dans la seconde moitié du XIXème siècle, le théologien et leader politique, Djamal ed-Din al-Afghani, qui parlait déjà de la « fonction sociale des Prophètes », posa les jalons d’une réforme sociale radicale dans une perspective socialisante. Poursuivant les réflexions d’al-Afghani, pour les partisans du « socialisme islamique », l’islam est une religion ontologiquement égalitariste qui porte en elle les germes du socialisme. Ce socialisme était directement issu des principes coraniques, de la geste prophétique et de celle de ses compagnons.

Les intellectuels et les responsables politiques s’appuyèrent sur ces références théologiques et historiques pour défendre les thèses d’un « socialisme islamique ». En 1964, Gamal Abdel-Nasser expliquait : « nous avons déclaré que notre religion était une religion socialiste et que l’Islam a, au Moyen-à‚ge, réussi la première expérience socialiste dans le monde » [2]. Pour le théologien syrien, Moustapha Siba’i, « le socialisme de l’islam a réussi, au cours du Moyen-à‚ge, à établir une société socialiste, la première société socialiste du monde » [3]. Le leader pakistanais, Zulfikar Ali Bhutto n’avait de cesse de répéter, dans ses discours, que l’islam était une religion reposant sur le principe d’égalité qui fondait le « socialisme islamique » dont il était l’un des plus ardents défenseurs. Face à ces contradicteurs, en mars 1970, Zulfikar Ali Bhutto affirmait : « l’égalité est un principe cardinal de l’islam. L’égalité est le message de notre prophète. Les Khulafa-e-Rashedeen [4] ont fondé leurs gouvernements sur ce principe. Les gens qui sont opposés à l’égalité ne défendent pas la cause de l’islam » [5].

Si ces déclarations peuvent être critiquées à un niveau formel, il faut les comprendre comme une volonté de légitimation d’une certaine idée du socialisme dans l’univers de référence de l’islam. Il s’agissait de poser les jalons d’une relecture de l’islam allant dans le sens d’une théologie politique socialisante par opposition à une théologie politique capitaliste qui, bien souvent, ne dit pas son nom. Le « socialisme islamique », idée qui fut à l’origine de nombreuses publications, voulait faire face à un double défi :

1- Ce socialisme spécifique se voulait spécifique et différent des socialismes occidentaux car il se définissait à partir de l’identité spirituelle et civilisationnelle de l’islam et non à partir de référence purement exogène à cette civilisation. Ce socialisme spécifique était intrinsèquement lié aux luttes de libérations nationales et à la dynamique de renaissance nationale-culturelle des pays arabes et musulmans car il était à la fois un moyen d’établir la justice sociale et un moyen d’assurer la souveraineté économique de nations dominées et dépendantes.

2- Le « socialisme islamique » se voulait une réponse aux forces sociales conservatrices, liées à l’impérialisme occidental, qui, dans le monde musulman, cherchaient à disqualifier toute idée de socialisme en l’attaquant comme étant une « idée importée » ou en associant socialisme et athéisme. Centre de la réaction arabe et musulmane, l’Arabie Saoudite joua un rôle particulièrement important dans la lutte contre la diffusion de ce « socialisme islamique » en finançant tous ceux qui lui étaient opposés. L’hégémonie états-unienne sur le royaume n’était, évidement, pas étrangère à cette politique.

L’opposition à toute idée de socialisme dans les mondes arabo-musulmans connut de nombreuses victoires après l’amère défaite de juin 1967 qui ouvrit la porte à une véritable « révolution conservatrice » dans nombre de pays arabes et musulmans. Les conservateurs accusaient les défenseurs du socialisme d’être les premiers responsables de cette tragique défaite. Après la mort de Gamal Abdel-Nasser, en septembre 1970, Anouar as-Sadate mit en place sa politique d’infitah - d’ouverture aux capitaux occidentaux - liquidant les acquis sociaux de la période nassérienne et hypothéquant l’indépendance nationale égyptienne en se plaçant sous tutelle états-unienne. Au Pakistan, Zulfikar Ali Bhutto, qui défendait l’idée de la mise en place d’une forme de « socialisme islamique » dans son pays, fut renversé, juillet 1977, par le général Mohammed Zia-ul-Haq avec le soutien actif des Etats-Unis et de l’Arabie Saoudite. Le 4 avril 1979, Zulfikar Ali Buttho était pendu et avec lui c’était l’idée même de « socialisme islamique » que le général Zia-ul-Haq, et ses puissants alliés, cherchaient à assassiner.

Ces revers, liés aux reculs des mouvements de libération sociaux et nationaux à travers le monde, permirent de mettre entre parenthèses les idées socialistes dans la majorité des pays arabes et musulmans durant les années 1980-1990. Les idées libérales s’imposèrent avec leurs cohortes de privatisations, notamment dans le secteur stratégique de l’énergie, et de reculs des droits sociaux dont les classes populaires furent les premières victimes. Toutefois, comme l’expliquait le défenseur du « socialisme islamique », Moustapha Siba’i : « Le socialisme n’est pas une mode qui passera, c’est une tendance humaine qui s’exprime dans les enseignements des Prophètes, dans les réformes des Justes, depuis les premiers siècles de l’histoire. Les peuples du monde présent - surtout ceux qui son en retard - cherchent à le réaliser effectivement afin de se libérer des sédiments d’injustice sociale et d’inégalité de classe. […] Le but du socialisme, toujours, dans toutes ses écoles, à consisté à empêcher l’individu d’exploiter les capitaux de riches sur le dos des masses humiliés et brutalisées, à confier à l’Etat la surveillance et le contrôle de l’activité économique individuelle, à réaliser enfin la solidarité sociale entre les citoyens de manière à effacer l’indigence, la frustration, l’inégalité excessive des fortunes » [6].

La crise du capitalisme mondial et les expériences en cours en Amérique du Sud, dans des pays comme le Venezuela ou la Bolivie, devraient interroger les musulmans sur le modèle économique qu’ils veulent défendre et adopter. De même, expérience de la Théologie de la Libération dans les nouvelles dynamiques de la gauche sud-américaine, devraient leur poser des questions sur l’éthique anticapitaliste que les « chrétiens de la libération » développent à partir de leur référence religieuse. Cela devrait amener à une nouvelle réflexion sur les finalités de l’économie capitaliste et non plus uniquement à des arguties juridiques formelles visant, par exemple, à contourner l’interdit coranique de l’intérêt. Dans ce cadre, reposer la problématique du « socialisme islamique » pourrait ouvrir de nouvelles perspectives. Loin des slogans démagogiques et les exclusivistes affirmant que « l’islam est la solution », le « socialisme islamique » pourrait être l’un des apports spécifiques des musulmans au débat global sur les voies de sortie du capitalisme.

Youssef Girard

[1] Sourate 28 - verset 5-6

[2] Balta Paul, Rulleau Claudine, La vision nassérienne, Paris, Ed. Sindbad, 1982, page 131

[3] Siba’i Moustapha, Le socialisme de l’islam, in. Carré Olivier, Seurat Michel, Les Frères Musulmans, (1928-1982), Paris, L’Harmattan, 2001, page 87

[4] Les califes « bien guidés » : dans la tradition sunnite cela désigne les quatre premiers successeurs du Prophète Mohammed c’est-à -dire Abou Bakr as-Sidiq (632-634), Omar ibn al-Khattab (634-644), Othmam ibn Affan (644-656), Ali ibn Abou Taleb (656-661).

[5] Bhutto Zulfikar Ali, « Socialism is Islamic Equality », URL :
http://www.bhutto.org/70Speeches/Speech-5.htm

[6] Siba’i Moustapha, Le socialisme de l’islam, in. Carré Olivier, Seurat Michel, Les Frères Musulmans, (1928-1982), op. cit., page 86-87

COMMENTAIRES  

09/10/2009 10:52 par kairouan

ce que les musulmans reprocher aux algeriens parceque un certain boumediene a dit clairement ""voila la mosqué et voila bistrot"" bien qu ’ avant lui il y avait eu aussi un certain bourguiba qui n’a pas hesité a autoriser de laisser ouvert pendant le ramadan les bistrots et les
restaurants .tout en faisant rappeller qu’ ils
n’avaient pas forcement la meme conception du monde ,l’un etait socialiste l’autre etait liberal . toute les saloperies d’arabes et musulmanes etaient contre eux parcequ’ils voulaient sincerement du bien pour leur peuple. Non il ne faut pas confondre pourtour et alentour ,l’ islam ne s’ accomode pas avec le socialisme parceque quand on se dit socialiste on est forcemement contre la propriété privée sur les moyens de productions ,et on doit recuser aussi le principe que dieu a creer des forts et des faibles ou des riches et des pauvres. si dieu a creer des humains ,ils sont forcement de la meme race humaine et tous pareils pourvu qu’ on leur donne une egalité des chance au depart . et c’est cà le socialisme . La democratie chretienne et le socialisme islamique c’est du pareil au meme. Car il ne s’agit pas simplement d’ institutionalisé la charité ,mais il s’agit de suprimer la misere et la souffrance que vivent des centaines de millions d’hommes , d’enfants et de femmes sur cette terre. Victor Hugo disait , "" vous voulez les pauvres secourus , moi je veux la misere suprimée ""voila toute la difference resumé en deux phrases. C’est pour cà qu’a notre avis, il faut reformer l’islam dans ce sens car il est plus proche d’un socialisme scientifique qui prone la justice et l’egalité et la solidarité des humains entre eux. C’est tres compliquer tout cà , la question est de savoir qu’est ce que c’est au juste la religion ????. Mais il faut faut quand meme rappeller a ceux qui distinguent religion et systeme politico-economique qu’ils se trompent beaucoup ,car le systeme liberal capitaliste actuel a pour basse l’ ideologie religieuse dominante a savoir le christianisme,d’ou decoule a son tour les idées de democratie et de liberté qui regissent le mode de vie actuel et cela que l’on soit dans un pays occidental ou un pays arabe musulman ! ! !La laicité ,la liberté , la democratie sont des inventions religieuses consenties suite a d’apres luttes de classes et obtenues durant le siecle des lumieres .La religion n’ a pas disparue, le systeme politico economique evolu et se developpe selon un rapport de force entre les forces productives et les moyens de productions institutionalisé en classe gouvernante et classe gouvernée. Et malheureusement dans les pays arabomusulmans il n’ y a pas autre chose que ce qui existe déjà en occident.

12/10/2009 22:27 par Samy1983

désolé mais le socialisme de 21eme siecle n’est pas celui de staline,le but du socialisme actuel et de promouvoir l’independence économique locale et en aucun cas s’opposer aux investisseurs privés locaux,il faut juste que l’état garantisse le droit des salariés,en imposant un quota d’heures hébdomadaires,en interdisant les licenciments,au cours de rachats,fusion,OPA etc etc...en fait l’exemple parfait de ce type de socialisme est le systeme bolivarien,dont le journaliste Michel COLLON à écrit un tres bon ouvrage du nom de :"les 7 péchés d’hugo chavez"...
dire que le socialisme d’aujourd’hui n’est pas compatibele avec l’islam est faux,mais il faut bien connaitre les deux antités(islam et socialisme moderne) pour comprendre ça.

09/06/2011 23:16 par khaled ridha

es musulmans progressistes existent déjà 
l’aspiration au socialisme au départ d’une lecture progressiste du Coran et en continuité avec l’action du Prophète et de ses Compagnons les plus radicaux tels Ali, Ammar, Salman et Abou Dharr a inspiré une jeune génération de tunisiens aux alentours des années 70-80 aboutissant à la naissance du courant des "islamistes progressistes" dont la pensée intègre tous les apports des penseurs socialistes les plus éminents tels Proudhon, Marx, Guevara...et qui aspirait à les dépasser par l’élaboration d’un socialisme démocratique basé sur la généralisation de l’autogestion.
Ce courant se réclame d’Al Afghani, Abdou et Kawakibi mais plus encore de trois figures historiques de la Tunisie : le père du syndicalisme ouvrier Mohamed Ali Hammi, le chantre de l’émancipation de la femme Tahar Haddad et le poète de la liberté et du patriotisme Aboul Kassem Achchabbi, trois figures qui ont milité ensemble pour l’émancipation du peuple tunisien.
Malheureusement, ce courant a été tiraillé entre réformistes ( plus proches des frères musulmans) et révolutionnaires (plus proches de la gauche marxiste notamment celle de l’Amérique du Sud). La tendance réformiste a fini par s’orienter vers la lutte pour les droits de l’homme et la tendance révolutionnaire a vu nombre de ses membres rejoindre les partis traditionnels de gauche.
On peut trouver un pendant à ce courant dans les Moujahidine du peuple iranien ou la "gauche islamique" animée par l’islamologue Hassan Fathi en Egypte ainsi que parmi les Soudanais qui se réclament de la pensée de Mohamed Mahmoud Taha.
Les idées de Seba’i sont de type syncrétique et n’abordent pas de manière critique l’héritage juridique et théologique musulman, héritage en rupture avec le Message de l’Islam puisque conçu pour défendre les intérêts des classes dominantes. L’Histoire de l’Islam elle même a fait l’objet de multiples manipulations jetant le discrédit sur tous les contestataires de l’ordre établi et marginalisant les figures les plus critiques à l’égard du système de domination et d’exploitation érigé depuis 661.
Une rupture avec cet héritage nécessite une approche critique qui vise à libérer la pensée musulmane de l’emprise des Anciens afin de libérer les classes laborieuses musulmanes du Fatalisme, de la Soumission et de la Manipulation.
C’est un travail de longue haleine qui nécessite la mobilisation d’énergies multiples, de l’audace et une détermination à toute épreuve.

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