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Laurent Seksik : Les derniers jours de Stefan Zweig.

Je ne connais pas les autres livres de Laurent Seksik, mais je me dis toujours, quand j’aborde la lecture d’un ouvrage consacré à Stefan Zweig, que l’intelligence étant contagieuse, je vais me régaler.

En tant que biographie romancée, ces Derniers jours… sont un vibrant hommage à ce grand Autrichien, à cet homme-littérature, et donc à ses propres biographies (Tolstoï, Marie-Antoinette, Joseph Fouché etc.).

Lorsque les Nazis brûlent ses livres en 1933 à Berlin, Zweig est l’auteur vivant le plus lu au monde, le plus traduit, davantage encore que Thomas Mann qu’il considérait comme son modèle indépassable. Pas une ligne de lui n’est médiocre ou insignifiante. Même si, nous dit Seksik, il se sentait incapable d’une grande oeuvre comme La Montagne magique, « n’ayant pas le courage de forer dans les abysses de ses personnages. »

Dans un court récit de George Orwell que je lis et relis depuis quarante ans (" Une Pendaison " ), le narrateur nous livre ce que signifie l’exécution d’un être humain : « Lui et nous nous formions un groupe d’hommes qui marchaient ensemble, voyaient, entendaient, ressentaient, comprenaient le même monde ; et d’ici deux minutes, d’un coup sec, l’un de nous aurait disparu - un esprit de moins, un univers de moins. » La mort volontaire de Zweig a effectivement signifié un grand esprit de moins, une vision exceptionnelle de notre monde en moins.

Comme Walter Benjamin, plusieurs intellectuels et créateurs juifs allemands ou autrichiens se suicidèrent juste avant que la Gestapo ne frappe à leur porte. Zweig se supprima, en compagnie de sa seconde épouse, au Brésil, loin de tout danger immédiat. Un peu comme si, la terre étant plate, il s’était trouvé au bout du monde, n’ayant plus qu’un seul pas à franchir pour basculer dans l’abîme. Bizarrement, cette immense intelligence, cette conscience qui se voulait universelle n’avaient pas compris, n’avait pas voulu comprendre en temps opportun la volonté meurtrière implacable du nazisme. La longue et riche amitié qui le lia vingt-cinq ans durant à Romain Rolland s’était délitée lorsque l’auteur de Jean-Christophe, pourtant pacifiste, n’avait plus supporté l’aveuglement de Zweig face au totalitarisme, ses espoirs béats en des lendemains meilleurs : « Il est trop clair que nos chemins se sont séparés. Il ménage étrangement le fascisme hitlérien qui cependant ne le ménagera pas », avait écrit Rolland. Malheureusement, il s’était tellement assimilé à ce monde viennois, cette bourgeoisie cultivée, ces artistes et hommes de culture brillants, ces Juifs pleinement germanisés, en un mot à la feue MittelEuropa, qu’en détruisant tout cela, les nazis l’avaient brisé.

Et pourtant, le génie de l’artiste avait inconsciemment prévu le sort funeste que le bourgeois privilégié connaîtrait. Dans un court essai sur Montaigne où il affirmait qu’il fallait « refuser de plonger au milieu des possédés et créer sa propre patrie, son propre monde, au-delà du temps », Zweig établissait un parallèle entre sa fuite de Salzbourg et celle de l’auteur des Essais, qui avait fui la peste. L’arrière petit-fils de Moshe Paçagon, nous rappelle Seksik, « avait erré de ville en ville, rejeté, incompris, revendiquant sa crainte de la mort, sa peur de la peste, répétant qu’il voulait vivre, se préserver. »

Stefan Zweig n’avait pas dit la prière des morts pour sa mère, lui qui avait prononcé tant d’oraisons funèbres pour tant d’êtres chers, de Rilke à Freud. Mais il ne savait pas prier en hébreu. Ses parents n’avaient pas souhaité lui apprendre la langue de ses ancêtres. Être Juif, à l’époque, qui s’en souciait à Vienne ? Et pourtant, dès 1916, dans sa pièce Jérémie, Zweig avait placé dans la bouche de ses personnages cette lugubre prémonition : « […] au long de l’infini des routes de souffrance, nous sommes éternellement les éternels vaincus, esclaves du foyer dont nous sommes les hôtes. » Comment avait-il pu écrire cela en 1916, interroge Seksik ? Comment en effet, cet athée - à tout le moins agnostique - cet homme totalement étranger à la synagogue, cet Autrichien qui, contrairement à son ami Einstein, n’avait que faire du sionisme et de la création d’un État juif, avait-il écrit, vingt ans avant la politique d’anéantissement des Juifs, sa compassion pour les malheurs à venir d’un peuple dont il ne s’estimait en conscience nullement partie prenante ?

Mieux encore : à vingt ans, en 1901, il publie son premier texte (Dans la neige) dans la revue Die Welt, dirigée, comme par hasard, par Théodore Herzl. Il relate l’histoire d’un ghetto allemand, au Moyen à‚ge, proche de la frontière polonaise. Les Juifs sont pillés, massacrés par des " Flagellants " (sorte de cosaques). La peur de la mort se transforme en une résignation désespérée. Pour Seksik, la prescience du jeune Zweig est inconcevable : « L’immense cercueil de glace de Pologne. Plus grand tombeau de l’univers. Voilà sa première oeuvre, le froid linceul d’Israël. »

Mieux encore, et là nous abordons son destin personnel, celui d’un être qui, sa vie durant, a préparé son suicide sans le savoir. En 1937, Zweig rédige son essai Le Combat avec le démon, consacré à Hölderlin, entouré de morts durant ses années de formation, Nietzsche, mort après dix ans de démence végétative, et Kleist qui se suicida à trente-quatre ans après avoir tué sa seconde femme Henriette, atteinte d’un cancer. Seksik le souligne fortement : c’est peu dire que « son propre esprit entra en résonance avec ces âmes folles. » Dans cet essai, il fait l’éloge du suicide de Kleist, il fait de sa mort un chef-d’oeuvre, lui qui emmena dans l’au-delà sa seconde femme qui souffrait de crises d’asthme très aiguës.

C’est pourquoi, quelques semaines avant de mourir, serein, il put écrire ces quelques vers :

Jamais la vue n’est plus étincelante et libre

Qu’à la lumière du couchant,

Jamais on n’aime plus sincèrement la vie

Qu’à l’ombre du renoncement

Bernard GENSANE

Broché : 187 pages
Editeur : Flammarion (13 janvier 2010)
ISBN-10 : 2081231891
ISBN-13 : 978-2081231894


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