La grande mue : de l’Etat-Nation à un Etat transnational

La mondialisation ou globalisation des marchés est accompagnée d’une mue de la société. Le Larousse décrit la mue entre autre comme « la dépouille de l’animal qui a mué ». Ci-dessous un exemple de la mue d’une cigale. On voit bien qu’à la fin de sa mue, la cigale émerge et abandonne une carapace ressemblante mais vidée de toute substance.

C’est exactement ce qui se passe à l’heure actuelle au niveau de l’organisation de société au plan mondial. La société était organisée jusqu’à récemment autour mais surtout au sein d’Etats-nations. Ainsi les classes travailleuses avaient développé tout un système de relations avec les tenants du capitalisme à travers des structures publiques ou privées qu’elles soient législatives, syndicales, politiques ou sociales.

Ces classes subordonnées aux gouvernants se voient actuellement mises de côté tant au plan politique que professionnel à tous les niveaux de décisions, qu’ils soient étatiques, régionaux, ou locaux. Elles ne comprennent plus ce qui se passe et continuent d’observer cette enveloppe qu’était l’Etat-nation qui semble à son tour inerte telle l’enveloppe de notre cigale.

Que s’est-il passé ?

Une nouvelle organisation globalisée essentiellement privée a émergé de la carapace des Etats-Nations reléguant ceux-ci aux historiens. Elle est issue de 3 facteurs qui se sont succédé mais qui, s’ils sont mis bout à bout nous donne une vision intéressante de la nouvelle organisation du monde.

Le premier facteur est la globalisation du marché commercial. L’espace économique européen l’a appelé la libre circulation des biens et des marchandises. Elle fait partie des 4 libertés chères à l’Union européenne et constituantes de la mondialisation.

Le 2ème facteur est la globalisation des marchés financiers. Appelé aussi libre-circulation des capitaux, ce facteur consiste à donner libre cours à tous les investissements financiers transfrontaliers sans limitation aucune. Aucune entrave. Aucune limitation en quantité, en qualité ou en vitesse. Nous avons vu ainsi émerger des produits financiers spéculatifs qui se sont affranchi avec le temps des marchandises qu’ils étaient supposés valoriser.

Récemment, la Deutsche Bank s’est illustrée par son extraordinaire exposition au risque. Elle est impliquée à travers ses produits dérivés pour un montant qui s’élève à 54 trillions de $, soit 54’000’000’000’000 de $. A titre comparatif, le PIB de l’Allemagne s’élève à 3,64 trillions, soit 18 fois moins qu’une de ses banques. Ces chiffres qui nous semblent aberrants n’existent que parce que des gouvernements démocratiquement élus ont transféré le pouvoir régalien de « battre monnaie » à des institutions privées.

Le 3ème facteur essentiel à cette restructuration du monde est la globalisation de la production. Celle-ci a été rendue possible grâce à la libre-circulation des personnes. Cette appellation en a piégé plus d’un. En effet, elle laissait entendre qu’elle concernait la libre-circulation des individus dans un monde ouvert. En réalité cette catégorie de liberté visait essentiellement les personnes morales que sont les entreprises mais aussi leurs collaborateurs. Grâce à elle, il est devenu possible d’éclater le processus de production à travers le monde pour tirer profit de chaque opportunité qui permettrait de réduire les coûts et de maximiser les revenus et autres marges.

Grâce à la libre-circulation des personnes/collaborateurs, les limitations inhérentes aux compétences locales ont été surmontées. La libre-circulation des individus fut dans un premier temps une mobilité des compétences des pays industrialisés vers ceux en développement avant de devenir une mobilité des individus à bas coûts venant des pays pauvres remettant en question pouvoir d’achat et protections sociales..

Par conséquent, la globalisation est l’intégration des 3 facteurs. A l’issue de ces réformes sont apparues des firmes transnationales bien plus puissantes que les Etats-nations. Elles le sont à tel point que les PIB nationaux sont devenus des indicateurs moins relevants que les flux financiers transnationaux qu’elles génèrent à travers leurs investissements.

La CNUCED elle-même suit ces mouvements ou flux financiers à la loupe car ils démontrent à quel point les pays en développement sont récipiendaires ou pas des investissements des transnationales. En 2013 , 54% des flux d’investissements se sont orientés vers les pays en développement. L’Asie représentait la première région bénéficiaire. Quant aux pays, les Etats-Unis furent le premier pays en recevant 188 milliards de dollars devant la Chine C’est pourquoi les pays dits-riches sont passablement délaissés par les transnationales qui s’en désinvestissent. Seuls des pays comme le Luxembourg qui abrite la fiscalité clémente s’en sorte plutôt très bien. Même la Suisse connaît une défection sévère des investisseurs.

Voici 2 tableaux représentant les flux qui traversent la France et la Suisse.

Cas 1 : L’évolution des flux d’investissements des firmes transnationales arrivant en France en jaune et en vert les transferts des migrants. Les firmes transnationales françaises voient chuter leurs investissements à l’étranger... Est-ce passager ou durable ? A suivre...

Cas 2 : Voici un schéma représentant l’évolution des flux d’investissements des firmes transnationales investissant en Suisse (en jaune) et les transferts des migrants (en vert ).

On y voit les investissements qui entrent chuter mais que les firmes transnationales suisses investissent l’équivalent de 9.2% du PIB à l’étranger... Il a été dit que la Suisse est le pays d’Europe qui a investi le plus hors de ses frontières durant cette année. Globalement la Suisse a été le 6ème pays émetteur d’investissements directs. Nous pouvons supposer que les achats presque exclusivement hors de Suisse de la BNS, fruits de sa planche à billet, y sont pour beaucoup....

Derrière toutes ces décisions qui pénalisent fortement les Etats-Nations se trouvent des hommes et des femmes qui ont pris l’option de la globalisation. Ne pas les observer et continuer de regarder les représentants de l’Etat revient à regarder la carapace abandonnée de la mue sociale. La nouvelle organisation est déjà née. Elle a des représentants que l’on appelle depuis les années 90 « Transnational Capitalist Class » (TCC) ou la classe du capitalisme transnational.... Elle est la nouvelle bourgeoisie qui représente le capitalisme transnational et les institutions financières privées et pilote le système financier global.Ils ne se sentent pas liés à un territoire ou une nationalité.

En 2000, W Robinson et J Harris écrivait que dès les années 70 cette classe de dirigeants se serait politisée dans le but d’institutionnaliser la globalisation du capitalisme à travers l’émergence d’un Etat transnational et d’un programme politique appelé « la 3ème voie ». Robinson et Hrris relevaient qu’en 2000, des divisions subsistaient sur la manière de diriger et de mettre en place une règlementation dans l’économie globale. On peut supposer que cette « élite » a fait du chemin en 15 ans...

De la même manière qu’une élite globalisée a vu le jour et s’est constituée, on peut supposer que devrait voir le jour la globalisation des masses inféodées. La massification de l’immigration n’a rien de philanthropique dans ce contexte pourrait participer à uniformiser culture, niveau de vie, conditions de travail,etc entre le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest de la planète. La précarisation de l’employabilité de cette classe sociale est d’ores et déjà amplifiée par la place toujours plus grande que prennent les robots.

La société a visiblement muté sans les peuples. Alors que faire ? Continuer d’attendre des élus ce qu’ils ne pourront pas donner car on peut imaginer qu’ils n’ont -presque- plus de pouvoir politique ? Ou chercher à localiser où a été transféré le nouveau pouvoir ? Qui le détient ? Et quel rôle les nouveaux gouvernants pensent faire tenir aux peuples. C’est seulement avec une vision renouvelée que nous pouvons mieux appréhender les enjeux existentiels et l’avenir de notre société métamorphosée. Ce n’est pas gagné d’avance mais ce n’est pas perdu non plus...

Liliane Held-Khawam

 http://lilianeheldkhawam.wordpress.com/2015/06/21/la-grande-mue-de-letat-nation-a-un-etat-transnational-par-liliane-held

COMMENTAIRES  

03/08/2015 01:49 par Dwaabala

Abstraction faite de sa contradiction la plus profonde mais aux formes compliquées, dissimulées et multiples : la contradiction capital travail, et sans tomber dans l’écologisme, la domination capitaliste est-elle ainsi arrivée au stade où elle a éliminé ses contradictions internes ; ce qui la mettrait à l’abri des crises à venir ?
Malgré la pertinence de ses constats, cette réflexion repose un peu trop sur ce postulat implicite.

03/08/2015 12:55 par Roger

"Récemment, la Deutsche Bank s’est illustrée par son extraordinaire exposition au risque. Elle est impliquée à travers ses produits dérivés pour un montant qui s’élève à 54 trillions de $, soit 54’000’000’000’000 de $. A titre comparatif, le PIB de l’Allemagne s’élève à 3,64 trillions, soit 18 fois moins qu’une de ses banques. Ces chiffres qui nous semblent aberrants n’existent que parce que des gouvernements démocratiquement élus ont transféré le pouvoir régalien de « battre monnaie » à des institutions privées."
Il s’agit bien de 54 mille millard ?
Cette affirmation très intéressante peut-elle être documentée (source) ?
En effet ça pourrait suggérer quelques hypothèses pour comprendre l’acharnement des allemands à faire payer les peuples !?
Cela pourrait aussi donner du poids à la menace de faire sombrer l’Euro et de créer un nouveau séisme financier...(??)

03/08/2015 20:17 par depassage

... Parce que lorsque les états-nations frappaient monnaie, le capitalisme et ses maitres tremblaient et faisaient dans leurs frocs. Les états nations n’ont pu exister qu’en exportant leurs contradictions sur d’autres peuples auxquelles ils niaient jusqu’aux existences en tant que quoi que ce soit si ce n’est à les réduire à leurs folklores des plus caricaturaux. Cela persiste sans changer d’un iota. Le tour du monde a été fait. L’expansion territoriale a connu ses limites, il ne reste que celle de la technique et l’exploration des cieux au sens figuré et propre.

Il y a une impression que beaucoup de lectures me donnent, et qui tend à se confirmer. Il ne manque pas ceux qui parlent pour parler ou creuser des trous dans les nuages, et passent leur meilleur dans des plaintes sans objet et des critiques sans lendemain tout en puisant leur vision du monde du système qu’ils disent abhorrer.

Passer d’un paradigme à un autre ne change pas le monde mais notre perception. Et si les deux paradigmes, le premier comme celui par qui il a été changé, restent faux, cela ne fera qu’une belle jambe à notre perception.

On a construit un monde sur l’épargne de la richesse créée par le travail ou le surplus qui n’est pas consommé pour valoriser le pouvoir des échanges. Maintenant, on valorise ce même pouvoir des échanges par la dette et les estimations des richesses qu’elle va engendrer. Dans les deux cas, quand cela fait plouf, ça fait plouf.

Quant à l’état, il est toujours la propriété de la classe dominante, soit elle s’en sert directement soit elle le remet à des sous-fifres pour pouvoir agir à sa guise.

03/08/2015 21:20 par Held-Khawam

@Roger, pas d’erreur, voir le lien www.zerohedge.com du 2015.06.12.

04/08/2015 10:43 par Roger

@Held-Khawam, Merci pour la réfèrence.
Nous sommes donc bien dans une situation dangereuse pour les Banques Allemandes, et par conséquent pour les détenteurs d’obligations des Etats qui ont socialisé ces énormes "dettes" privées.
La situation est-elle identique pour les banques des autres membres de l’Eurogroupe ?
Peut-on penser que la "violence" de l’Eurogroupe est proportionnelle à la crainte de ses membres de voire se réaliser un 1er refus de payer suivi par contagion de tous les pays sous forte austérité, ce qui entraînerait un séisme financier considérable ? L’unité de façade, l’arrogance et le fait de laisser tomber le masque, seraient alors l’indice qu’ils sont aux abois,qu’ils ont la "trouille".
Est-ce que nous ne serions pas là, au bord de" l’autodestruction du Système", quotidiennement documentée dans les analyses de defensa.org ?

04/08/2015 13:55 par desobeissant

Les thèmes de l’Etat transnational ,des derivés de credit de la Deutch Bank et la critique de l’economie politique réelement existante comme du reste, sont debattus depuis le printemps 2015, sur le site :

http://communism-decolonial.forumactif.org/

en autre dans la rubrique Actualité

Ce que la plus part des “ politiques” n’ont pas encore compris ,la restructuration du capital effectuée depuis la crise financiére de 2007/10, rend impossible pour lui une restructuration / annulation des dettes, suivant les pratiques du passé,les derivés de credit (assurances sur le risque de crédit), sont devenus hegemoniques et un risque systemique.

Quelque chose se passe donc ?

Sur la piste grecque d’un debut de critique marxiste de la crise de l’economie politique contemporaine, Marx et la financiarisation, etc.,analyse 2013.

citation :

A propos de la financiarisation

Publié par simeioseis à 21h37

extrait de : économie politique du capitalisme contemporain : Démystifier la finance, p 110-111.

Dimitris P. Sotiropoulos John Milios Spyros Lapatsioras :économie politique du capitalisme contemporain et sa crise : Démystifier la finance - presentation A.Tsipras

livre en pdf :

http://users.ntua.gr/jmilios/A_Political_Economy_of_Contemporary_Capitalism_and_its_Crisis_Demystifying_Finance__Routledge__2013.pdf

Dimitris P. Sotiropoulos is Lecturer of Economics at Kingston University,London, UK.
John Milios is Professor of Political Economy and History of Economic Thought at the National Technical University of Athens,Greece.
Spyros Lapatsioras is Lecturer of the History of Economic Thought at theUniversity of Crete,Greece.

sans traduction française,la loi du genre de l’edition fr.....

citation du site grec :

Mais alors, combien de fois devrait la taille de ces marchés outrepasser le PIB mondial afin de nous rendre compte que quelque chose se passe ?

http://communisation.espivblogs.net/2015/07/29/about-financialization/

04/08/2015 20:58 par Held-Khawam

@Roger,
Les pays sont TOUS à la rue y c l’Allemagne ! Les patrons sont les investisseurs financiers des banques. J’avais eu l’occasion d’écrire quelque chose dessus récemment. Voilà : https://lilianeheldkhawam.wordpress.com/2015/07/10/dettes-publiques-au-dela-de-la-mise-en-scene-par-liliane-held-khawam/

04/08/2015 22:15 par depassage

@Roger

L’unité de façade, l’arrogance et le fait de laisser tomber le masque, seraient alors l’indice qu’ils sont aux abois, qu’ils ont la "trouille"

Moi, j’ai plus la trouille qu’eux, car ils sont bardés d’inconscience et en cas de panique générale, ils feront appel à la guerre comme moyen de dissoudre les responsabilités. Ça leur connaît et ça marche.
Nous vivons dans un monde où tout est financiarisé. Ce qui signifie que le moindre sous est mis à contribution pour engendrer des intérêts et financer une activité. Dans les intérêts privés, il y a les fonds des syndicats, les fonds des retraites, les fonds des assurances, les fonts des épargnes et maints autres crédits, à long et à court terme, libellés en avoir.
La panique du système, c’est nous tous, car je ne connais pas de personnes vivant en dehors du système. S’il en existe, il faut aller les chercher dans quelques endroits isolés où on pratique encore l’économie autonome de survie.
Je ne dirais pas qu’il n’y a pas moyen de changer ce système, mais il en faudrait plus d’un constat et plus d’une théorie, et surtout un bon coup de main de l’histoire qui a plus tendance à consigner des miettes de faits et à traîner des mythes qu’à rappeler et suivre le sensé. On oublie souvent que, de l’histoire, y participent le ver de terre et l’insignifiant qui ne l’est en fait qu’à nous yeux.

09/08/2015 21:15 par Feufollet

Le capitalisme comporte sa propre eschatologie
Qui ne saurait être autre que l’eschatologie de la terre brûlée
Cela échappe à la plupart de ses acteurs et de ses observateurs
Pourtant, la moindre intuition sur finalité d’une posture de croissance
Conduit à cette définition aussi simple que naturellement mathématique
Bien sûr, LGS et d’autres tentent de retarder ou d’éviter cette échéance fatale
LHK aussi. Mais pourra-t-elle nous dire comment sortir de cette spirale infernale ?

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