La croisade contre la gratuité

Le Grand Soir poursuit la publication des « belles pages » du livre Gratuité vs capitalisme de Paul Ariès (Larousse). Les choses bougent sur le front de la mobilisation continue en faveur de la gratuité : après la parution du livre début septembre, le 1er octobre sera lancé un appel national pour une civilisation de la gratuité et le samedi 5 janvier se tiendra à Lyon le Forum national de la gratuité !

La croisade contre la gratuité

La croisade contre la gratuité a ses grands prêtres (recrutés dans toutes les écoles de pensée), ses églises (lobbies et autres think tank qui poussent à la marchandisation), ses actions de grâce (la charité et le conservatisme compassionnel), son paradis et son enfer, ses pénitences (les tarifs sociaux) et son dogme sacré, la célèbre « tragédie des communs » que récite tout converti. Cette croisade a certes remporté une bataille mais pas encore la guerre.

La légende de la tragédie des communs

L’écologiste Garnett Hardin (1915-2003) entendait apporter la preuve, en publiant, en 1968, dans la revue Science, son célèbre texte La tragédie des communs, que l’humanité serait totalement incapable de gérer une ressource sous forme de commun. D’abord utilisé pour dénoncer l’inefficacité des systèmes staliniens, cette thèse fut généralisée sous la forme d’une nouvelle doxa : l’accès libre à une ressource limitée engendrerait inexorablement sa sur-utilisation, et, donc, son érosion rapide, voire sa disparition ! Conséquence : seule l’appropriation par le marché ou l’Etat pourrait garantir la préservation des ressources naturelles. Cette thèse développe en fait l’argumentation de William Foster Lloyd favorable au contrôle des naissances et aux enclosures. Cet économiste du 19e siècle imaginait déjà un pâturage libre d’accès, sans aucune limitation, sans gestion concertée et rigoureuse. Hardin prend l’exemple d’un pâturage commun imaginaire et démontre que chaque éleveur « en tant qu’être rationnel cherche à maximiser son gain, en rajoutant librement une ou plusieurs bêtes à son troupeau, donc du surpâturage additionnel provoqué par la bête supplémentaire », avec pour conséquence la destruction assurée du pâturage.

Semblable idée s’avère être un pur exercice intellectuel reposant sur une méconnaissance crasse de ce qu’ont toujours été les Communs. Elinor Ostrom (1933-2012), prix Nobel d’économie, a depuis tordu le cou à cette légende en montrant que les Communs n’ont toujours existé qu’avec des règles collectives encadrant leurs usages, sauf dans l’imagination des dévots du capitalisme. L’hypothèse de Hardin fonctionne dans le cadre de la rationalité de l’homo-economicus qui n’est justement pas celle des communautés d’hier et de la société de la gratuité de demain.
On sait mieux aujourd’hui qui était Hardin et ce qui motivait sa haine du gratuit. L’écologiste était un grand lecteur de Malthus : « Un homme qui est né dans un monde déjà occupé (..) n’a aucun droit de réclamer la moindre nourriture et, en réalité, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert disponible pour lui ; elle lui ordonne de s’en aller, et elle ne tardera pas elle-même à mettre son ordre à exécution » (1).

Hardin fut, en bonne logique malthusienne, un eugéniste et même le principal dirigeant de l’American Eugenics Society (2). Cette obsession le conduira à dénoncer systématiquement les actions sociales menées aux Etats-Unis, à refuser la fiscalité redistributive, l’aide alimentaire aux pays du tiers-monde, à prôner la fermeture des frontières, la stérilisation des esprits faibles, la création d’un marché des droits à enfanter, car l’Etat, en soutenant les plus faibles, dégraderait le capital biologique de l’espèce (sic).

La question n’est pas celle du « trop d’humains » mais du « trop d’hyper-consommateurs » ! La meilleure façon de réussir la transition démographique reste la gratuité de ce qui permet de vivre bien, car la misère est le lit des grossesses nombreuses. Oserais-je dire qu’il y a toujours trop d’humains pour ceux qui ne les aiment pas ! Oserais-je dire que les amoureux de la gratuité sont fiers d’avoir en Garnett Hardin un adversaire aussi vil !

(1) Thomas Malthus, Essai sur le principe de population, Londres, 1798.
(2) Fabien Locher, « Les pâturages de la guerre froide, Garrett Hardin et la tragédie des communs » in Revue d’histoire moderne, N° 60, Belin, 2013.

COMMENTAIRES  

24/09/2018 08:18 par Danael

Les Communs n’ont toujours existé qu’avec des règles collectives encadrant leurs usages, sauf dans l’imagination des dévots du capitalisme.

La gratuité ouvre beaucoup de possibilités d’émancipation et l’une d’entre elle est effectivement de pouvoir vivre une authentique démocratie car la gratuité exige débats et choix chez les citoyens pour l’installer là où ils pensent le plus urgent d’avoir ce bien . Une fois le choix fait, on est nécessairement responsable et les règles d’en faire un bon usage sont plus évidentes si elles sont discutées et approuvées collectivement. Paul Ariès nous rapporte dans son livre qu’alors que la Suisse se donnait l’objectif d’enfouir ses déchets nucléaires quelque part ( ce qui n’est pas la solution de l’avenir, j’en conviens), les habitants étaient plus favorables à accepter qu’ils soient enfouis chez eux quand on ne leur proposait pas de compensation financière que l’inverse. Un peu spéciaux les Suisses mais pas fous pour autant.
"La marchandisation a ses économistes . La gratuité ses poètes.", dit si justement Paul Ariès dans son livre. Personnellement je ferais plus confiance aux poètes car les économistes se trompent souvent alors que les poètes nous ramènent toujours aux justes dimensions de l’humanité.

24/09/2018 09:06 par Ange Lini

@ Danael : " POETES, VOS PAPIERS "

24/09/2018 17:48 par Danael

@ Ange Lini
Un peu ça oui. Même l’anar sans illusions revendique le large, si belle Mémoire de la Mer. Et Ferrat, Ma France, la rebelle.

25/09/2018 11:09 par Assimbonanga

Mais à part ça, FRANCE INTER fait une grosse promo pour l’école Montessori, en dézinguant l’école publique. Hors, Montessori, c’est un joli business. Une boutique de matériels : https://www.montessori-spirit.com/fr/. Un institut de formation : https://www.formation-montessori.fr/
On a l’impression de se diriger vers la privatisation de l’enseignement.
Sarko a fait passer au second plan la coopération à l’école, l’éducation populaire, le mouvement Freinet, le militantisme enseignant. Blanquer y rajoute un petit côté "chorale d’établissement" ce qui est différent des classes chantantes qui profitent à l’ensemble de la classe. La chorale d’établissement, c’est la vitrine, c’est l’élite, le gratin, la crème, mais pas l’éducation pour tous. Vendra-t-on les écoles à la découpe ? Auront-elles des mécènes ? On prend peur. Surtout avec cette décision de créer un poste de direction en primaire et maternelle détaché du corps enseignant. (Pour des gens qui veulent supprimer des fonctionnaires, ils sont en train d’en créer de nouveaux : à un bout de l’échelle des managers, à l’autre bout des larbins comme ces assistants médicaux)....

25/09/2018 17:52 par Danael

@ Assimbonanga
C’est bien ça Assimbonanga . On est en plein dans la revendication de Paul Ariès pour la gratuité la plus grande possible face à l’offensive du capitalisme contre celle-ci déjà en place dans plusieurs domaines importants, en particulier l’éducation, la santé, la sécurité, etc. Le champ de gratuité élargi à d’autres biens communs aussi importants et stratégiques que l’eau s’oppose de front à la marchandisation des rapports et des droits sociaux et défend la société contre les assauts du néolibéralisme qui veut la faire à son image c’est à dire la défaire.

01/10/2018 19:30 par Yannis

J’avoue ne pas comprendre cette croisade pour la gratuité. Ni la différenciation spécieuse faite entre les méchants profiteurs de la gratuité (mis dans un gros sac, les empereurs et leurs esclaves, les châtelains et leurs serfs, les compagnies et États coloniaux, les exploitants agricoles et forestiers, les multinationales qui ne paient pas leurs impots ni leurs dégats sur l’environnement, les lois et promoteurs du travail casi gratuit pour l’employeur...) et les gentils théoriciens modernes de la gratuité, afin de justifier cette dernière - et un peu de l’excuser.

Donner un prix, une valeur à un bien, ce n’est pas forcément faire de l’exploitation un dogme, mais c’est aussi ne pas gaspiller ressources naturelles et énergie, acheter équitable et se responsabliliser sur chaque transaction. Car qui voudrait travailler gratis et donner à tout vent et sans contrepartie le fruit de son travail ? A part quelques chercheurs altruistes et des journalistes alternatifs, des responsables de site comme LGS, vous ne trouverez pas grand monde pour appliquer cette belle discipline intellectuelle, surtout quand il s’agit de manger à sa faim et d’élever ses enfants. Internet nous fait croire en la gratuité de la diffusion des infos, mais chacun paie sa facture d’électricité et le coût environnemental de l’économie virtuelle est énorme et difficilement estimable financièrement.

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