15 

L’effondrement silencieux des Etats-Unis (Counterpunch)

Sam SMITH

Une des bizarrerries d’être régulièrement en avance sur son temps c’est celle de découvrir à intervalles régulières que, soudain, vous ne l’êtes plus. Par exemple, pendant dix ans j’ai avancé l’idée, étrange aux yeux de certains, que la Première République Américaine était morte et que nous étions passés à une adhocratie post-constitutionnelle. Dernièrement, cette idée paraît de plus en plus banale, presque comme un commentaire sur la météo.

Mais à quel moment cette pensée radicale est-elle devenue une banalité ? Je ne me souviens pas d’avoir vu de débats sur les grandes chaînes de télévision, d’articles dans le New York Times, de thèmes abordés dans les campagnes électorales ou d’analyses dans les revues spécialisées. C’est juste arrivé, comme ça. L’évolution la plus importante de l’histoire de la nation depuis la Guerre de Sécession s’est simplement glissée discrètement parmi nous. Et puis à un moment donné, une conjecture radicale est devenue une norme.

Nous sommes entrés dans une époque où le «  Bill of Rights » (Droits garantis par la Constitution US - NdT) est régulièrement piétiné, où le taux effectif de chômage atteint des records depuis les années 30, où nos grandes entreprises échappent à tout contrôle, où plus personne au gouvernement ne semble se soucier du changement climatique, et où tous les candidats à la présidence, à l’exception de Ron Paul, vous enverraient à Guantanamo sans inculpation et sans procès.

Ce qui est essentiel ici, ce n’est pas simplement que cette nouvelle réalité soit reconnue mais qu’elle ait été acceptée comme inéluctable, sans débats, sans colères, sans protestations virulentes.

Il y a quelques années, j’avais écrit ceci à ce propos :

Ce qui était inattendu, à la fois de par le calendrier des événements que de par leur intensité, c’est que j’allais non seulement vivre un des grands moments de la renaissance de l’Amérique mais connaître aussi par la suite l’époque où mon pays - sans discussion, sans hésitation, sans résistance - déciderait qu’il ne voulait tout simplement plus être l’Amérique.

Très peu en parlaient mais, en tant qu’écrivain et en tant qu’enfant de la ségrégation, je savais que le silence pouvait être plus révélateur et maléfique que les mots. Après tout, dans le langage du vieux Sud, c’étaient le silence - ou ce qui était interdit de mentionner - qui était le plus parlant.

Bien plus tard, j’ai découvert les mots d’un professeur d’université allemand qui décrivait au journaliste Milton Mayer la vie sous les nazis dans les années 30 :

Vivre au milieu du processus c’est en être totalement inconscient - je vous prie de me croire - à moins d’avoir un niveau de conscience politique et de lucidité bien plus grand que la plupart d’entre nous n’auront jamais. Chaque pas était si infime, si insignifiant, tellement bien justifiée et parfois même «  regretté » …

Croyez-moi. Chaque fait, chaque incident est pire que le précédent, mais un tout petit peu seulement. Vous attendez le suivant, puis encore le suivant. Vous attendez celui qui fera déborder le vase en pensant que les autres se joindront à vous pour résister d’une manière ou d’une autre.

Puis d’un seul coup, tout s’écroule. Vous réalisez qui vous êtes, ce que vous avez fait ou, pour être plus précis, ce que vous n’avez pas fait (car c’est cela qui était demandé à la plupart d’entre nous : ne rien faire). Vous vous souvenez de ces premières réunions à l’université où, si quelqu’un avait résisté, d’autres auraient peut-être résisté, mais personne n’a résisté. Pour une question triviale, comme l’embauche de telle personne plutôt que de telle autre, vous avez effectivement embauché celle-ci plutôt que celle-là . A présent vous vous souvenez de tout et votre coeur se brise. Trop tard. Vous êtes définitivement devenu complice.

William Shirer avait écrit quelque chose de similaire dans Nightmare Years (les années cauchemar - trad. litt. - NdT) :

Ce qui m’a surpris au début était que la plupart des Allemands, pour ce que j’ai pu constater, ne semblaient pas être gênés par la confiscation de leur liberté personnelle, ni que leur magnifique culture soit détruite et remplacée par une barbarie bêtifiante, ni que leur vie et leur travail soient réglementés à un niveau jamais atteint auparavant y compris par un peuple habitué pendant des générations à une grande réglementation...

Peu après la scène de sa mort dans «  Tom Stoppard’s Rosencrantz & Guildenstern Are Dead  », Rosencrantz dit :

De quoi s’agissait-il ? Quand est-ce que ça a commencé ? … Ne pouvions-nous simplement nous tenir tranquilles ? … Nous n’avons rien fait de mal ! Nous n’avons fait de mal à personne. N’est-ce pas ? … Il a bien du y avoir un moment, au début, où nous aurions pu dire « non ». Mais je ne sais pas comment nous avons fait pour rater l’occasion... Bon, eh bien nous ferons mieux la prochaine fois.

Avons-nous encore une fois raté l’occasion ?

Il est impossible à dire mais le seul moyen de le vérifier est de mettre bruyamment fin au silence et de décrire l’Amérique telle qu’elle est devenue - pas encore une dictature mais très certainement un pays dirigé par des gens dont le mépris envers la Constitution et l’absence de morale la plus élémentaire leur ôte toute légitimité à gouverner, et à qui il ne reste que la cupidité, la corruption et le cynisme de ceux qui n’ont du respect que pour le pouvoir.

Ce qu’il faut maintenant, c’est la mobilisation de ceux qui en sont conscients, qui le disent, qui le détestent et qui sont prêts à se battre pour reconquérir notre pays. Nous devons faire connaître l’enjeu de manière à ce que même notre presse Prozac ne puisse plus l’ignorer, comme le mouvement Occupy l’a fait pour les enjeux économiques.

En gros, notre pays est divisé entre ceux qui croient encore à la démocratie et ceux qui ne croient qu’à la culture de l’impunité pour ceux qui ont le pouvoir. A quelques très rares exceptions, ces derniers sont constitués non seulement de politiciens Républicains et Démocrates mais aussi des dirigeants d’entreprises, des personnalités médiatiques et d’un nombre étonnant d’universitaires. Il suffit de comparer le rôle des intellectuels d’aujourd’hui avec ceux des années 60 pour voir à quel point la situation s’est dégradée.

Pour réagir, nous ne devons pas ignorer les enjeux économiques, écologiques et sociaux, mais nous devons aussi comprendre, et agir en conséquence, que la plus grande des divisions dans notre pays aujourd’hui est entre ceux qui croient encore à la démocratie, la décence et la liberté et ceux qui prennent l’Amérique pour un gros fonds d’investissement que personne n’a envie, ou la capacité, de réguler...

Il pourrait être utile, par exemple, que les Verts et les Libertariens concoctent ensemble un plan pour affronter le crise. Ou si Bernie Sanders et Ron Paul s’unissaient pour lui donner vie. Ou si les gens du mouvement Occupy et du Tea Party prenaient des conseils auprès de leurs membres de Memphis et Richmond et, malgré tous leurs autres désaccords profonds, travaillaient ensemble pour sauvegarder la société constitutionnelle. Comme l’a dit le caporal de marine Stephen Mark Allen, membre du Tea Party, «  rien ne fait plus peur à la classe dirigeante qu’une union entre le mouvement Occupy et celui du Tea Party. »

Mais une chose est sûre : le temps presse. Lorsque vous avez un président Démocrate qui soutient l’emprisonnement militaire sans protections constitutionnelles, il ne vous reste plus beaucoup d’amis. Il ne s’agit plus de divergences idéologiques : il s’agit de deux Amériques.

Et il se peut que nous n’ayons plus le loisir d’attendre pour apprendre et faire mieux la prochaine fois.

Sam Smith

Sam Smith publie « the Progressive Review » et est l’auteur de « The Great American Repair Manual »

http://www.counterpunch.org/2011/12/20/americas-silent-collapse/

Traduction « lorsqu’un empire s’écroule dans le silence des médias, est-ce que sa chute fait quand même du bruit ? » par Viktor Dedaj avec probablement les fautes et coquilles habituelles.

COMMENTAIRES  

22/12/2011 10:35 par Sofà­

Il y a des jours où même la lecture de LGS et la dénonciation de la barbarie ne suffisent plus à nous déculpabiliser ...

Voilà des décennies que nous tentons de comprendre comment tout un peuple a pu accepter l’indicible. En quelques lignes, l’auteur donne des réponses qui nous emplissent d’effroi. Rien à dire !!! C’est limpide et notre impuissance fait peur !!!

22/12/2011 11:48 par Lulu

pas encore une dictature mais très certainement un pays dirigé par des gens dont le mépris envers la Constitution et l’absence de morale la plus élémentaire leur ôte toute légitimité à gouverner, et à qui il ne reste que la cupidité, la corruption et le cynisme de ceux qui n’ont du respect que pour le pouvoir.

On peut mettre n’importe quoi dans une constitution et ce n’est pas pour autant que ce qui est écrit dedans ou la façon dont on l’applique va dans le sens de la justice sociale ou de l’intérêt général.

Faut-il le rappeler, cette crise a pour origine les intérêts particuliers des patrons d’entreprises qui ont volé la rémunération du travail pendant des décennies, obligeant les ménages à s’endetter (subprimes) et qui ont préféré investir leur butin dans les marchés financiers pourris et les paradis fiscaux plutôt que d’investir dans le travail et le salaire. Mais ils ont trouvé plus voleurs qu’eux : les banquiers, et ils ont tout perdu (CDO, CDS). Non contant de leur VOL, les escrocs demandent aujourd’hui aux travailleurs de payer pour leurs pertes via la baisse du pouvoir d’achat, les salaires minables et la précarité généralisée (austérité).

Voilà ce que leur constitution à permis, encouragé, autorisé, légalisé, mondialisé.

« La convention qui rédigea la Constitution des Etats-Unis était composée de 55 membres. Une majorité d’entre eux étaient des avocats - pas un seul fermier, ouvrier ou paysan. 40 possédaient du Revolutionary Scrip [monnaie émise pour contrer la monnaie coloniale]. 14 étaient des spéculateurs de terrains. 24 étaient des prêteurs. 11 étaient des marchands. 15 possédaient des esclaves. Ils ont crée une Constitution qui protège les droits de propriété, pas les droits de l’homme ». Senateur Richard Pettigrew.

Et puis ça :

...où nos grandes entreprises échappent à tout contrôle, où plus personne au gouvernement ne semble se soucier du changement climatique, et où tous les candidats à la présidence, à l’exception de Ron Paul, vous enverraient à Guantanamo sans inculpation et sans procès.

Ron Paul est de ceux qui pensent que la fonction de l’État, n’est pas l’arbitrage de la lutte des classes entre des intérêts inconciliables. Alors qu’en réalité, c’est la raison d’être de l’Etat. Il n’est donc pas en mesure de changer quoi que ce soit, hormis en pire.

22/12/2011 13:11 par Pierre M. Boriliens

Bonjour,

L’analyse du mécanisme du changement radical par accumulation de petits pas toujours dans la même direction est tout-à -fait pertinente et s’applique très bien aussi en Europe. Mais ce qu’il faudrait bien comprendre, c’est qu’il s’agit surtout de petits pas qui modifient l’institution imaginaire de la société (cf Castoriadis). Qui rendent peu à peu possibles des choses qui auraient été impensables auparavant (le meilleur exemple est bien sûr Auschwitz). Attention, ça n’a rien à voir avec le réformisme...

En revanche, la retape pour Ron Paul et les libertariens, bon... Ce n’est certainement pas là qu’on trouvera la moindre solution...

22/12/2011 15:33 par Loic

La question est : Quand allons-nous toucher le fond une bonne fois pour toutes ? Tant que nous discutaillerons sur le gros vilain qu’est pas gentil avec ses camarades, nous continuerons d’alimenter les névroses qui ne sont visiblement pas à cours de carburant. Il faut cesser de discuter et capituler, là , maintenant, tout de suite.
Mettre fin à toutes les arguties qui sont autant de branlettes mentales et admettre la faillite morale de l’humanité toute entière et se remettre radicalement, significativement en question, individuellement.
Il ne sert à rien de chercher le coupable, nous sommes tous partie intégrante de cette corruption généralisée.
A mon sens, il faut y mettre fin tout de suite.
Tant que le mental trouvera des justifications, aussi joliment tournées que possible, nous alimenterons le réseau de prostitution dans lequel nous sommes englués avec tant de complaisance et de cynisme.

Alors, oui, la question est : Quand allons-nous toucher le fond une bonne fois pour toutes ?

22/12/2011 18:00 par Merlin

Un petit cas particulier rapport à la morale des des dirigeants États Uniens.
Quel est le pays ou, de loin, il y a le plus de bases militaires États Unienenes ? Réponse : la Colombie.
Et quel est le premier producteur de cocaïne... La Colombie :)
En Afghanistan la production d’Héroïne avait fortement baissé sous les horribles Talibans et elle a explosé des le début de l’invasion Américaine... C’est quand même bizarre que les Talibans avec leur faibles moyens aient pu contrôler ce trafic tandis que les américains, malgré leur fameuse "guerre contre la drogue" qu’ils mènent depuis des décennies, armés de drones et de satellites, n’y arrivent décidément pas.... A croire qu’entre ce qui est dit et ce qui est fait il y une sacrée différence voir carrément un antagonisme...
La même chose pourrait être dite sur la guerre contre le terrorisme :)

22/12/2011 18:16 par yapadaxan

Le terrorisme est une fabrication made in USA à usage interne et externe. Littérature, cinéma, politique et guerres. Les media ont été les relais nécessaires au plus grand bluff que le monde ait connu.

23/12/2011 00:12 par Père Lankester Merrin

"..une union entre le mouvement Occupy et celui du Tea Party"

soral, sort de ce corps !

23/12/2011 20:53 par Karim

Je recommande la préface de "La mort est mon métier de Robert Merle".

23/12/2011 21:40 par Fred

Merci M. Smith
L’énoncé paraît clair, malheureusement la clairvoyance se perd dans des propositions obscures
qui ne font plus la distinction entre dérive droitière foncièrement anti-social
et manifestations d’essence profondément sociale.
Tentative d’amalgame ? Stratégie d’indiférenciation ? Stratégie de confusion ?
Cela y ressemble bien. Sinon, il vous conviendrait de rechercher un peu de compréhension
politique avant de diffuser des messages aussi confus.

24/12/2011 10:52 par Lulu

Mettre fin à toutes les arguties qui sont autant de branlettes mentales et admettre la faillite morale de l’humanité toute entière et se remettre radicalement, significativement en question, individuellement.

Lorsque les gens sentent que le monde dans lequel ils vivent est en train de chanceler, qu’ils ont perdu tout contrôle sur leur existence - alors s’ouvre un espace pour l’émergence de tendances mystiques et irrationnelles. Les gens s’imaginent que la fin du monde est proche. Les premiers chrétiens le croyaient passionnément, mais de nombreuses personnes le suspectaient. En réalité, ce qui allait à sa fin, ce n’était pas le monde mais seulement une forme particulière de société - la société fondée sur l’esclavage. Le succès du Christianisme reposait sur sa connexion avec l’humeur générale de la société.

http://www.lariposte.com/18/la_civilisation.htm

24/12/2011 14:57 par julio paolo

Bonjour, il est évident que les États-Unis ne sont pas certes pas encore une dictature mais ceux qui sont eux manettes se soucient avant tout de leur place et non du peuple, la morale a disparu et corruption, cupidité et mépris sont une plaie, espérons que tout ceci s’arrange vite.

 
 
Chat et dialogue en direct pour une rencontre et tchatche gratuit en ligne sur le chat webcam qui permet de rencontrer plein de monde grâce à la webcam connecté en ligne.
24/12/2011 17:15 par Perig

la fin du texte me surprend : souhaiter que Occupy et Tea Party agissent ensemble : je croyais ce dernier mouvement à l’extrême droite de l’échiquier politique
suis-je mal informé ?

25/12/2011 10:38 par joellel lanteri

cette analyse est d’une grande lucidité et d’une intelligence rare. partout en europe le déclin a commencé il est intimement lié à notre renoncement à nos libertés et à nos humanités
le combat continue partout où notre parole peut se faire entendre .

26/12/2011 05:11 par Byblos

Le fameux mouvement OCCUPY, on peut se demander où il a passé. Quelques semaines de tapage médiatisé. Puis plus rien. Et si ç’avait été un test de conditionnement ? Ce qui se passe en ce moment en Russie porte à le croire.

Sur un autre plan, souhaiter une alliance entre ce fameux mouvement et celui du Tea party, ou encore imaginer que Ron Paul pourrait être le sauveur ne relève, d’après moi, que du pragmatisme typiquement US, ainsi que de l’absence totale de quelque grille d’analyse que ce soit pour comprendre ce qui se passe aux USA. Mais aussi en France et dans tout l’Occident.

L’auteur me semble avoir relaté un certain nombre de perceptions, puis de les avoir rapprochées de quelques témoignages sur la marche du nazisme dans les années 30, pour enfin exprimer un maigre espoir là où il n’y a rien à attendre.

Tant qu’il n’y aura pas de grille permettant de comprendre en profondeur ce qui se passe, ni d’utopie (oui, utopie) porteuse d’espérance dans la construction d’un avenir, il faudra se répéter inlassablement ce que Dante a cru lire à la porte de l’enfer : « toi qui entres ici, perds toute espérance ».

26/12/2011 18:47 par Legalle

Cela rappelle le concept de « banalité du mal » d’ Hannah Arendt.
Banalisation avec, entre autres, un révolver sur la tempe de chacun : le nucléaire civil.

Signez, si vous ne l’avez déjà fait, la pétition : http://www.tribunalrusselnucleaire.org/

(Commentaires désactivés)