France-Russie : le débat impossible

Philippe Migault (1)

Si les échanges se poursuivent entre Français et Russes dans un cadre interétatique ou dans celui d’échanges professionnels, culturels, amicaux… il n’est plus guère possible en revanche de débattre de la relation France-Russie entre Français.

Dès que la problématique est abordée, l’anathème se substitue aux arguments. Prorusses, agents d’influence du Kremlin, ne sont que quelques-uns des plus doux qualificatifs fréquemment attribués à tous ceux qui, en France, osent ne pas hurler avec les loups contre les Russes. En filigrane, c’est une véritable accusation de forfaiture qui s’exprime contre ceux qui refusent de critiquer la Russie. Et cette dénonciation —en catimini mais sans cesse réitérée- de trahison envers la patrie, se double d’un procès en incompétence pour ceux qui soulignent la maîtrise stratégique des autorités russes sur le théâtre syrien ou sur celui de l’Ukraine.

Evidemment tout cela n’est pas très agréable pour ceux qui sont victimes de cette mise au pilori. Mais tout ce qui est exagéré est insignifiant, soulignait Talleyrand. L’hystérie des zélotes atlantistes n’aura qu’un temps. Celui nécessaire pour qu’ils puissent rétropédaler en sauvant la face et leurs prébendes lorsque la France se verra contrainte par les circonstances de cesser ses attaques contre la Russie. Par ailleurs ces insultes, cette indignation perpétuelle de ceux qui, néoconservateurs patentés, estiment incarner le camp du bien contre les ignares et les réactionnaires du camp du mal, ne sont que le reflet de la plupart des débats qui animent aujourd’hui l’opinion publique française, lesquels tournent hélas quasi-systématiquement au pugilat.

La presse française, alliée objective de l’intervention russe en Syrie
« Peut-on encore débattre en France ? », titre cette semaine à la Une l’hebdomadaire Marianne, un des très rares organes de presse, aux côtés de Valeurs Actuelles, qui ose faire entendre un son de cloche différent quand toute la presse française « stigmatise » la Russie. Malheureusement poser la question c’est déjà y répondre. Du moins dans l’espace public. Dans ce cadre tout n’est plus que postures et communication, affirmation de sa bonne conscience et dénigrement de celui qui ose développer une pensée hétérodoxe.

« Oui, on est bien-pensants », titrait récemment la Libération, spécialiste des mises à l’index et des dénonciations calomnieuses vis-à-vis de ceux, dont l’auteur de ces lignes, qui, prônant un rapprochement avec la Russie, sont présentés comme achetés par Moscou. Passons sur le fait que les subsides qui font vivre « Libé » sont, eux, connus de tous : huit millions d’euros de la part des autorités françaises en 2014 et beaucoup plus de la part d’Altice, le groupe international de Patrick Drahi développant ses activités entre Israël et les douillets paradis fiscaux luxembourgeois et néerlandais, ce qui en dit long sur l’attachement aux principes et à l’indépendance éditoriale du journal. Relevons plutôt ce titre, cette « bien-pensance » assumée.

Certes cela n’a rien de surprenant. Libération n’est plus un brûlot contestataire depuis longtemps.
Mais s’il se présente toujours comme un rempart contre tout « ordre moral », le sien, libéral-libertaire, est érigé en dogme inattaquable. Comme le résume Jean-François Kahn, « la gauche soixante-huitarde a bradé ses aspirations sociales et s’est ralliée à la doxa néo-libérale. L’antifascisme et la croisade exaltée contre un bloc réactionnaire fantasmé est le seul moyen pour eux de se convaincre qu’ils sont toujours à gauche. » La proximité avec les Russes et la Russie valant aux yeux de cette petite bourgeoisie bien-pensante certificat d’appartenance à cette France « rance » qui les obsède, la condamnation est bien entendue automatique. Toute instruction préalable au procès est inutile : « Aujourd’hui, c’est le principe même du débat qui est interdit. Nous assistons au retour d’une rhétorique stalinienne », poursuit Jean-François Kahn.

Cela ne serait pas bien grave si ces Vychinski de salon ne relevaient que de la sphère médiatique. Ce qui l’est bien davantage c’est que l’intolérance règne aussi dans les milieux où se mène la réflexion autour des politiques étrangère et de défense de la France.
Au triangle des bien-pensants Saint-Germain des Prés-Montparnasse-Luxembourg, s’adjoint un triangle boulevard Saint-Germain-Esplanade des Invalides-Ecole Militaire dans lequel le débat n’est guère plus envisageable. Russophobie primaire pour les uns, simple « antisoviétisme tardif » pour les autres, Custine et la guerre froide règnent encore dans bien des esprits pour lesquels « les Russes, c’est l’ennemi. » A tel point que certains chercheurs, parmi les meilleurs connaisseurs de la Russie, sont mis à l’écart par leurs confrères, redoutant de collaborer avec ceux qui ne suivent pas la ligne officielle : intransigeance vis-à-vis de Moscou, dénonciation de la diplomatie russe. Cette lâcheté, car c’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’on refuse de coopérer avec un hétérodoxe de peur de lui être assimilé, donne naissance à une autocensure d’autant plus grave qu’elle réduit un peu plus le débat et s’ajoute à la censure active orchestrée par certains membres influents des milieux diplomatique et militaire envers tout ce qui n’est pas anti-russe.
Or cette influence doit, elle aussi, être questionnée en retour. Qui sert-elle ? Les intérêts de la France ?

Elus français en Crimée : chers médias polonais, qui sont les vrais "idiots utiles" ?
Il est permis d’en douter tant l’intérêt national, assimilé à une notion souverainiste, donc suspecte, est depuis longtemps remisé aux oubliettes au profit des concepts de droits de l’homme, de droit d’ingérence, mis en avant par les équipes « en quête de sens » chargées de rédiger, ou de relayer, les « éléments de langage » qui nous tiennent lieu de diplomatie. Par ailleurs ces équipes, officielles et officieuses, si soucieuses de dénoncer les prorusses qui, cinquième colonne stipendiée, polluent le débat français, ne semblent guère soucieuses de balayer devant leurs portes lorsqu’il s’agit d’évoquer les influences étrangères susceptibles d’orienter leur action. Yale, Brookings Institution, université John Hopkins, Collège de l’OTAN, King’s College de Londres, université de Montréal…ces têtes bien faites ont toutes en commun d’être passé par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et le Canada, Etats, comme chacun sait, traditionnellement russophiles… Mais bien entendu pas un instant leur long séjour anglo-saxon n’a influé sur leur vision des intérêts que la France doit servir.

La dénonciation systématique de tous ceux qui ne « bouffent pas du russe » soir et matin est l’apanage dans ce pays de journalistes, chercheurs ou fonctionnaires qui, loin de refléter la majorité de l’opinion publique française, défendent des intérêts qui, s’ils sont les leurs, ne sont pas nécessairement ceux de la France. Dans ce cadre tout débat est impossible et le restera tant qu’un minimum de sens de l’Etat, de souci de l’indépendance nationale et d’honnêteté intellectuelle ne sera pas restauré. Certains remaniements ministériels sont évoqués d’ici la fin 2015. Souhaitons qu’ils soient l’occasion de mettre en place des hommes qui possèdent ces valeurs et les imposent à leurs subordonnés.

Philippe Migault (1)

In Sputnik, Point de vue. 21 octobre 2015.
(Les illustrations sont du GS).

(1) Diplômé de l’Ecole Supérieure de commerce de Paris, titulaire de deux DEA en histoire militaire (EPHE) et sciences politiques (Paris I), Philippe Migault est directeur de recherche à l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques), grand reporter au Figaro, spécialiste des questions de défense du journal de 1999 à 2006.

 http://fr.sputniknews.com/points_de_vue/20151021/1018982353/france-russie-relation.html

COMMENTAIRES  

30/10/2015 10:21 par Aldamir

La France ayant perdu son indépendance réelle en politique étrangère , les russes préfèrent s’adresser à leurs commanditaires américains qui est le chef d’orchestre de certains pays occidentaux. Ces pays ayant perdu leur poids sur la scène internationale et s’étant discrédités totalement avec en plus l’amenuisement de leur souveraineté et leur identité nationale.

30/10/2015 10:47 par cunégonde godot

La dénonciation systématique de tous ceux qui ne « bouffent pas du russe » soir et matin est l’apanage dans ce pays de journalistes, chercheurs ou fonctionnaires qui, loin de refléter la majorité de l’opinion publique française, défendent des intérêts qui, s’ils sont les leurs, ne sont pas nécessairement ceux de la France. Dans ce cadre tout débat est impossible et le restera tant qu’un minimum de sens de l’Etat, de souci de l’indépendance nationale et d’honnêteté intellectuelle ne sera pas restauré. Certains remaniements ministériels sont évoqués d’ici la fin 2015. Souhaitons qu’ils soient l’occasion de mettre en place des hommes qui possèdent ces valeurs et les imposent à leurs subordonnés.

La France, l’entité géographique appelée peut-être plus pour longtemps France, est une entité subsidiaire à une autre entité supérieure, l’Union Européenne et son pendant guerrier l’OTAN, elle-même vassale d’une nation souveraine, les Etats-Unis d’Amérique. Voilà les faits. En l’espèce, diplomatiquement et militairement, la France fait ce que lui ordonne Washington de faire. Tout remaniement ministériel ne changera en aucune façon l’asservissement de la France à l’empire. Sauf à prendre son courage à deux mains et à sortir de cet asservissement. C’est pour la France ou ce qu’il en reste une question de vie ou de mort. Il n’y a pas d’autre alternative. L’enjeu de la prochaine présidentielle est là, et nulle part ailleurs (depuis la signature du Traité de Maastricht), mais ne sera jamais qu’un enjeu "ministériel", ou alors seulement à la marge.
Pour ce qui est de l’éternel débat de la journaille à la botte, il n’y a pas de solution. M. Kahn, p.ex., se plaint de l’enfermement d’un système dictatorial qu’il a toujours prôné en tant que zélote fervent de la religion européiste. C’est un fait. Ces journalistes pleurnichards se fichent du monde, et ça ne date pas d’hier...

30/10/2015 13:50 par harvest

Parce que vous lisez encore ces torchons, vous ? Mais quel crédit leur accordez vous donc pour y perdre de votre temps ? Faites comme nombre d’entre nous : passez votre chemin ; ne dit-on pas que "les chiens aboient et la caravane passe" ; surtout quand ces chiens ne sont que de vils caniches.

30/10/2015 14:41 par Taliondachille

chercheurs ou fonctionnaires qui, loin de refléter la majorité de l’opinion publique française, défendent des intérêts qui, s’ils sont les leurs, ne sont pas nécessairement ceux de la France

Quelle blague ! Forcez-vous à regarder un journal télévisé (oui, je sais, c’est dur). Pour chaque rencontre internationale de Poutine avec un(e) homologue vous n’aurez droit qu’à un extrait traduit de la parole de l’homologue et pour Poutine...rien, juste un commentaire préfabriqué par le journaliste. J’aimerais que quelqu’un me contredise, mais je n’ai jamais vu la parole de Poutine traduite à la télé. Alors "l’opinion publique française", elle a la valeur d’une infusion de caniveau.
Sinon, je confirme la russophobie, et cela au plus bas niveau familiale. Que chaque lecteur du GS fasse le test dans son entourage immédiat. C’est édifiant.

30/10/2015 20:16 par mandrin

je vous recommande la Crimée pour y avoir voyagé et les russe sont très content de voire des français faut dire qu’il n’ont pas les mêmes media et puis media ou pas il font la différence, j’ai vraiment rencontré des gens qui m’ont laissé l’envie d’y retourner sans compter que la Crimée c’est un beau coin...prenez avec vous une bouteille de cognac ils apprécient !

31/10/2015 09:28 par chb

Débat imposible, débat faussé... C’est à mon avis dû au poids de la propagande, menée par ceux-là même qui seraient raisonnablement soupçonnables d’avoir commis (ou : permis, couvert...) les méfaits qu’ils reprochent si énergiquement à l’ennemi. Pendant que faire porter le chapeau aux russes (à l’islamisme, à certains dictateurs, aux chinois etc.) permet à l’empire de paraître légitime dans ses sanctions et autres attaques lancées en ’’réponse’’ préventive.
Poutine aurait fait descendre l’avion MH17 ? L’enquête secrète aux conclusions secrètes n’a pas établi l’innocence des putschistes de Kiev appuyés par l’OTAN. Le Tsar presque rouge aide les pro-russes du Donbass ? Il n’y a guère de preuve de soutien militaire et aucune d’invasion, alors que l’Europe et les USA aident ostensiblement les quasi-nazis ukrainiens.
Poutine aurait annexé la Crimée ? S’il a effectivement récupéré in extremis la base russe en Mer Noire en faisant organiser précipitamment un référendum, cela n’a eu lieu que parce que l’OTAN allait mettre la main dessus à la suite d’une ingérence déstabilisatrice et meurtrière en Ukraine.
Poutine soutient à bout de bras une dictature ignoble en Syrie ? Sauf opérations de guerre dont il se serait bien passé, il y a peu de preuves que ’’Bachar le boucher’’ été plus ignoble que les dictatures amies au Moyen-Orient. Ou que le « gendarme du monde » au fil de sa cinquantaine de guerres, putschs et magouilles meurtrières depuis WW2.
La propagande a créé une ’réalité’ indépassable, remplaçant effectivement tout débat par des affirmations de crédo. Pile poil quand les guerres prennent une tournure religieuse... « l’étoile morte du néoconservatisme continue d’éclairer les rives de la Seine » (Zajec, Diplo novembre)
et pas seulement en matière géo-stratégique, comme en témoignent les privatisations, reculs sociaux et montée des extrêmes droites depuis la chute du mur.
Au-delà de la stratégique diabolisation des russes, je trouve particulièrement odieuse la reprise par les médias presse-tituées de boucs émissaires de repli. Ainsi de l’Arabie Saoudite qui pourrait éventuellement être accusée d’avoir piloté les attaques du 11 septembre (au cas où la Version Officielle deviendrait caduque) et aurait créé la Daèche de son propre chef ; ainsi de la Turquie d’abord alliée pour « démocratiser » la Syrie puis seule responsable du soutien massif à l’EI et de la répression des kurdes... Ou sont-ce seulement les prochaines cibles de la R2P ?

04/11/2015 01:05 par Luis A

Excellent billet, merci !

08/11/2015 19:07 par Sabaoth

La russophobie bat son plein c’est une réalité.
En Europe, nous sommes bien évidemment pro-américains tant on est aligné et měme á plat ventre devant la politique menée par les US.
La manipulation des esprits bat son plein. L’exemple d’un récent sondage aurait tendance á le prouver. Celui-ci démontrait que dans sa grande majorité la population européenne considérait les américains comme étant les seuls libérateurs du Nazisme alors qu’au sortir de la guerre l’avis de celle-ci était que la Russie avait vaincu le IIIeme Reich.

Pour ce qui est de l’Europe, Bruxelles n’est qu’une succursale de la maison Blanche tant les néocons américains y sont infiltrés tel que Robert Kagan, qui y réside, co-fondateur du PNAC ( Project for the New American Century ) avec William Kristol ( lui měme étant entre-autre un farouche Francophobe depuis le refus de l’intervention militaire francaise en Irak ).
Ce PNAC n’est rien d’autre qu’un think tank néo-conservateur dont l’objectif affiché est de promouvoir le leadership mondial des Etats-unis.
Cet organisme et dont les idées avancées ont exercé de fortes influences au plus haut niveau du gouvernement américain font froid dans le dos. Elles ont été notamment comparées par ses détracteurs á un nouveau Mein Kampf. C’est tout dire !
Mme Hillary Clinton me fait bien sourire lorsqu’elle compare Poutine á Hitler suite aux évenements qui se sont déroulés récemment en Crimée.
Les US ont fait bien pire que celá.
Pour ce qui est de la Russie, la plupart oublient qu’elle n’a plus rien d’un régime communiste, seule perdure l’image de Poutine comme celle d’un ancien agent du KGB et la corruption qui gangrene le pays.

Bien entendu, la politique menée par le chef du Kremlin est loin d’ětre exemplaire mais il ne faudrait pas oublier que depuis la fin de la 2eme GM les Etats-Unis n’ont céssé d’ětre en guerre aux quatre coins du monde et sont les responsables de bien des désordres et de déstabilisations á tous les niveaux via leur CIA jusqu’á aujourd’hui encore. Peut-ětre měme et surtout aujourd’hui.
Résidant depuis plusieurs années en Rep. Tcheque je peux comprendre l’avis négatif d’une certaine couche de la population envers la Russie surtout avec ce qu’ils ont vécu depuis le Printemps de Prague jusqu’au démantelement du rideau de fer en 1989 mais paradoxalement ce sont les plus jeunes qui y sont hostiles alors qu’il n’ont pas vécu cette période.
Serait-ce encore un pur effet de propagande ?

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