Dheepan en salle : oui, c’est bien un film "dégueulasse".

Marianne a une section "Dégonflons les baudruches", qui, peut-être, ne s’en prend qu’aux têtes de Turc du politiquement correct. Une baudruche qu’il serait, en tout cas, d’utilité publique de dégonfler, c’est Jacques Audiard. Du reste, au moment où le pathétique Festival de Cannes sacre Audiard, les critiques, eux, semblent mettre la pédale douce : Dheepan n’est pas son film le plus réussi, on semble d’accord là-dessus, et même dans les critiques positives, on sent des réserves, voire de la gêne.

Mais il faut aller plus loin et parler clair, comme le fait Critikat, dans deux articles aussi nets que pertinents : "Racaille" de Raphaëlle Pireyre et "C’était quoi, ce "dégueulasse" ?" d’Arnaud Hée, qui reprend sa chronique sur le Festival de Cannes, où il qualifiait Dheepan de "dégueulasse" et parlait de "l’imaginaire -l’idéologie ? - nauséabond" d’Audiard. Je me contenterai donc de prolonger ces deux articles en développant le sujet : En quoi Dheepan est-il un film dégueulasse ?

Dheepan "n’est pas une déclaration politique, je suis assez lâche avec ça", déclarait Audiard, mais on sait bien, remarque A. Hée, que les gens qui disent ne pas faire de politique se situent ipso facto à droite. Et ce qu’on voit dans le film relève en fait de la narrative d’extrême-droite : la France présentée comme un enfer, avec ses banlieues vues comme des zones de non-droit, opposée au Paradis anglais (dont on sait bien qu’il est surtout le paradis du capitalisme et de l’exploitation sauvages), la guerre civile à nos portes, avec des bandes de dealers black et arabes qui installent des check-points entre les barres et des sentinelles sur les toits, et font retentir à tout bout de champ des rafales d’armes automatiques (les cités, c’est pire que la guerre au Sri Lanka : c’est le message fondamental du film !). C’est la rengaine du remplacement de population de Zemmour, c’est le paysage urbain décrit par Houellebecq dans les premières pages de Soumission, et c’était déjà la thèse d’Audiard dans Un Prophète, qu’on cite toujours comme un grand film, alors que c’est un film tout aussi dégueulasse : on y voit un Arabe qui s’initie aux règles de la prison (celles des caïds, pas celles des gardiens), et qui, en s’appuyant sur ses coreligionnaires, finit par prendre la place du caïd corse, et le pouvoir ; la prison dans ce film est un microcosme de la France, et le fantasme mis en scène est celui d’une France dominée par les Arabes, le même que celui de Soumission).

A première vue, il manque, dans Dheepan, l’Islam utilisé comme épouvantail ; en fait, le héros conseille à sa compagne, Yalini, de faire comme tout le monde et de mettre un foulard, à partir de quoi va se dérouler le fil de l’émancipation de la femme contre l’Islam : quand Yalini commence à s’affirmer, elle enlève son foulard (comment les Palestiniennes, Irakiennes... n’y ont-elles pas déjà pensé : pour retrouver la liberté, il suffit d’enlever son foulard !).

Mais le plus dégueulasse, dans le film, c’est la solution proposée pour régler le problème des banlieues : faire s’entre-tuer les immigrés entre eux, en dressant une catégorie de "bons immigrés" (Tamouls, voire Indiens) contre les "mauvais immigrés" (Noirs et Arabes, irrécupérables). C’est pourquoi on voit Dheepan humilié, bousculé par les dealers black et arabes, et quand sa "fille", Illayaal, se retrouve seule et exclue dans la cour de récréation, elle est bousculée par une fillette noire. Dheepan décidera donc de rétablir le règne de la Loi, d’abord en traçant sur le sol une ligne de "no fire zone" entre les bons, les pacifiques (lui, sa femme, ses voisins), et les méchants (les dealers, noirs et arabes) puis en prenant son machette (sorti d’où ? On pense aux Tontons flingueurs : "Alors, on a rappelé ses souvenirs d’ancien combattant, on a joué au lance-flammes ?" ).

On voit la perversité de ce film dont on nous assure qu’il suit de près l’expérience de son interprète principal, Jesuthasan Antonythasan, ancien Tigre Tamoul, et qui suit en fait la politique de tous les pays colonisateurs, la Belgique et la France au Ruanda, ou la Grande-Bretagne à Ceylan : diviser la population en jouant sur les différences ethnico-religieuses de façon à les exacerber. Audiard joue donc, sur le plan individuel, sur la corde sentimentale ("voyez comme ces Tamouls sont malheureux"), tout en jouant, sur le plan politique, contre eux : J. Antonythasan, lui, reconnaît en effet que le choix de la guerre a été, de la part des Tigres Tamouls, une erreur (les Tamouls ne représentent que 16 % de la population du Sri Lanka, et l’aide de l’Inde, majoritairement hindouiste comme les Tamouls, a été opportuniste et défaillante).

On parle beaucoup des références américaines d’Audiard, de façon anecdotique, le Peckinpah des Chiens de paille, le Scorsese de Taxi Driver ; en fait, Audiard voudrait sans doute être le Clint Eastwood français, avec ses héros qui mènent des guerres privées, en marge de la loi, qu’ils jugent inefficace. C’est dans ce sens qu’on peut parler à son propos de "cinéma d’auteur" ; comme dans le cinéma américain, Audiard est un "auteur" dans la mesure où il rejette ce que le cinéma mainstream peut avoir de consensuel, pour exacerber sa composante de violence (Scorsese, Tarantino...) et exprimer une idéologie nettement libertarienne c’est-à-dire fascisante (ainsi, dans Apocalypse now, Coppola justifie les méthodes ultra-violentes du soldat perdu Kurz : si on les avait suivies, les Etats-Unis auraient gagné la guerre du Viet-Nam).

Certes, on juge généralement la vision des banlieues dans Dheepan caricaturale, comme son épilogue anglais : Dheepan a maintenant une famille stable, une grosse voiture, une belle maison avec un grand jardin où il trinque avec ses amis, cependant que la bande-son fait entendre des voix célestes ; il semble qu’on n’ait qu’à fouler le sol anglais pour devenir riche (comme si les migrants de Calais avaient besoin d’être encouragés dans leur rêve anglais) ! En fait, cette image de bonheur bucolique fait penser au clan pakistanais de My Beautiful Laundrette, de St. Frears, dont la réussite repose sur toutes sortes de trafics louches.

Mais le film n’est pas seulement dégueulasse sur le plan politique et moral, il faut aussi parler de l’aspect esthétique (d’ailleurs, peut-on les dissocier ? Selon Godard, le choix d’un plan est une affaire de morale). Les critiques abandonnent volontiers l’aspect idéologique de Dheepan pour réaffirmer la grandeur artistique d’Audiard, et sa profondeur psychologique. Mais il faut juger sur pièces, au lieu de se contenter de ces affirmations de principe. Audiard filme à l’esbroufe ("voyez comme je filme avec autorité, comme je domine mon sujet") mais ses choix "artistiques" sont toujours grotesques (dans Un Prophète, la voiture qui percute une biche, après que le héros a averti : "Il va y avoir un accident !", à la suite de quoi on déclare qu’il est prophète ; dans Dheepan le fondu au noir d’où ressortent des points lumineux qui sont le serre-tête dont Dheepan s’est affublé pour faire valoir sa marchandise). Dheepan procède par courtes séquences qui sont censées apporter chacune une pièce dans l’évolution psychologique de la famille qui se recompose (Illayaal demande plus de tendresse à Yalini ; Dheepan observe les ombres au-dessus de la salle de bain où Yalini est en train de se doucher ; Illayaal donne une leçon de prononciation française à Yalini ...). Mais tout cela est raide, dénué d’émotion et s’accumule sans rien construire (en particulier l’idylle de Yalini avec le caïd rend le personnage incohérent et empêche toute empathie de la part du spectateur). C’est pourquoi Audiard est obligé de rompre avec cette première logique du film et de basculer dans la violence du film de genre (la violence, c’est son deus ex machina, et le signe de son échec).

Certains critiques le félicitent encore pour sa maestria dans l’utilisation du décor ; mais que voit-on ? Deux barres d’immeubles qui se font face, entre lesquelles Dheepan tracera sa ligne de cessez-le-feu : que peut-on y voir d’autre que manichéisme naïf ou plutôt grossier ? Dans Voleur de bicyclette, le héros, pendant qu’il rumine son projet de vol, déambule sur un secteur de trottoir que l’ombre portée d’un mur divise en deux zones, une zone d’ombre, une de lumière, symbolisant le combat moral et métaphysique qui se livre dans sa tête. Mais, ici, impossible de sublimer la ligne blanche de Dheepan : elle ne signifie que son désir pragmatique d’échapper à la violence pour mener une bonne vie confortable, soit le degré zéro de la "psychologie" libérale : le calcul rationnel des intérêts.

Le Festival de Cannes semble s’être donné pour tâche, ces dernières années, de consacrer ce qu’il y a de plus idéologiquement inquiétant (ou simplement vide, comme Entre les murs) dans la production française : on pourra peut-être un jour feuilleter ses palmarès comme une histoire de l’infamie ou un florilège de canulars intellectuels.

Rosa Llorens

COMMENTAIRES  

31/08/2015 11:22 par guerra

tout à fait OK sur audiard et dheepan ;rien à dire.par contre j’aimerais bien connaitre votre analyse du film"un coup de chaud"
merci serge Guerra

31/08/2015 17:34 par rosa llorens

à Serge Guerra
Un Coup de chaud fait partie de ma liste de films à voir, mais je ne l’ai pas encore vu.

01/09/2015 10:50 par Sidonie

Le début du film m’a intéressée. la description du départ de Deephan et de sa "famille" est réaliste et prenante et même son arrivée en France. Mais quand ça a dérapé dans la persécution de leur "fille" à l’école, l’idylle de sa "femme" avec le chef de gang français d’origine mais portant un nom arabe, et last but not least, la guerre des gangs et des communautés, là je n’y ai plus cru et j’ai commencé à m’ennuyer.

Si on met bout à bout les deux derniers films d’Audiard, le prophète et Dheepan on obtient ceci :

Malik, un jeune dealer d’origine arabe supplante un chef mafieux corse. Son ascension est fulgurante. Et à la fin du film, le jeune dealer arabe a pris le pouvoir et mêne ouvertement grand train de vie. On pourrait penser qu’il s’agit d’une dénonciation du crime comme ascenseur social si Audiard le dénonçait le moins du monde mais il ne le fait pas et comme, en plus, le nouveau maître est un arabe comme dans le livre de Houellebecq, on est obligé de se poser des questions.

Dheepan est la suite. Malik (sous les traits de Brahim) est tué à son tour, ce qui provoque un grand nettoyage (au karcher dirait Sarko). Mais par qui ? Par un nouvel émigré, non émasculé comme le sont les Français d’origine apparemment en voie de disparition car on n’en voit quasiment pas dans le film : il y a un "blanc" dans la brochette multiculturelle qui bavarde sur le toit de l’immeuble en buvant du thé, et à l’école les maîtres sont -encore- des Français d’origine, survivance d’un passé révolu.

Dans l’univers d’Audiard, les autochtones ont disparu et la France est devenue un enfer, le champ de bataille des différentes communautés d’émigrés. L’Angleterre est par contre un paradis et ça je n’ai vraiment pas compris pourquoi, sauf à dire que tout le monde s’en sortirait mieux que nous.

01/09/2015 19:25 par Camille

Bonsoir,

Tout d’abord, si je ressens la nécessité de répondre à votre billet sur Dheepan, c’est avant tout par volonté de nuancer votre analyse qui me semble extrême et condamne sans appel, tant le film que son auteur.

Que le film vous ai déplu et que vous ayez pu y voir des idées et représentations douteuses, je le conçois.
En revanche, il me semble assez péremptoire de tirer des conclusions aussi radicales quant au sens du film et aux intentions d’Audiard, dont vous précisez vous-même qu’il dit ne prétend pas avoir réalisé " une déclaration politique. "

Si Audiard véhicule une vision de la société, alors la perception que j’en ai est aux antipodes de la votre.
Dans chacun de ses films, j’ai ressenti le poids de la société néo-libérale qui pèse sur les individus et aliène leur humanité. C’est en se rapprochant d’autrui, en brisant les frontières qui les séparent qu’ils redeviennent humains.
" Sur mes lèvres " narre l’alchimie qui finit par réunir deux marginaux, " De battre mon coeur s’est arrêté " suit l’évolution d’un cynique corrompu, consumé par la haine, dont la rédemption viendra par l’abandon de son comportement antisocial et auto-destructeur, ainsi que son ouverture aux autres.
" Un prophète " dépeint la naissance d’un monstre criminel engendré par l’inhumanité et le racisme de notre univers carcéral, qui finit par produire ses propres caïds.
Comme quoi une expérience cinématographique varie considérablement d’un spectateur à un autre...

Aucun de ses films ne me semblent prendre le parti de leur protagoniste, au contraire, j’ai toujours le sentiment qu’Audiard se refuse tout manichéisme en évitant de déterminer à notre place qui est " bon ", " méchant ", voir ni l’un ni l’autre. Si une morale transpire dans le cinéma d’Audiard, elle viendrait plutôt rappeler ce que l’être humain porte en lui de bestial, et avec quelle aisance ces pulsions nihilistes peuvent le consumer.
Le monde moderne que l’homme a engendré est froid et mortifère, c’est en tendant la main à son prochain, aussi différent soit-il, que nous parvenons à nous émanciper de nos démons.

Je ne vais pas entreprendre la critique de Dheepan, il me faudrait un article entier pour y parvenir.
En revanche, sachez que si je considère ce film comme le plus maladroit d’Audiard, j’y retrouve néanmoins les caractéristiques que j’ai abordé plus tôt.

Donc, si l’on met de côté la subjectivité de nos sensibilités qui nous font voir un Audiard et son contraire, que reste-t-il de concret pour nous faire une idée de l’alignement politique de son cinéma ?
Je dirais les prises de position et les allégeances du bonhomme, ce dont j’ignore tout.

Ainsi, je vous invite à nous en dire plus à ce sujet, cela permettra peut-être d’étayer vos propos et de présenter l’oeuvre du cinéaste sous un autre éclairage autrement plus lumineux que le seul jugement de valeur.

02/09/2015 15:14 par Ray

Je ne sais pas ce que la critique française a contre Audiard, mais ça bastonne, c’est parfois d’une telle violence que ça fout les jetons. Il a fait quoi pour mériter ces procès d’intention haineux ? Il a traité votre mère ?
Bon, bref, quand on est bileux, c’est pas mal d’être juste, ça fait tout de suite plus sérieux. Alors, je vous invite à vérifier les citations de Godard (c’est "le travelling est une affaire de morale" par ex.) et celle tirée des Tontons Flingueurs, ça vous évitera d’écrire plus de bêtises que nécessaire..

06/09/2015 08:45 par christophe

J’ai rapidement pensé à Claude Lelouch, carence de conscience et de connaissances historiques et géo-politiques : beaucoup de gens vont aimer se laisser attendrir et pourtant c’est gerbant. Le cinéma de la nouvelle gerbance ou la gerbance du nouveau cinéma.

16/01/2016 13:16 par franck masson

"(les cités, c’est pire que la guerre au Sri Lanka : c’est le message fondamental du film !)"

Bonjour,
Si je peux me permettre, avec cette remarque entre parenthèse, vous confirmez qui vous n’avez absolument rien compris de ce film. Ou plutôt que vous avez compris uniquement ce qui vous plaisais de comprendre. Car le message "fondamantal" du film c’est clairement plutôt : Faut pas faire chier un tigre tamoul, et les petits merdeux des cités pauvres en pays riche, tout armés et petits caids/trafiquants qu’ils soient, ne sont rien face à un soldat aguerri, professionnel et déterminé.
Mais en fait le message vraiment fondamental de ce film, c’est tout simplement une histoire d’amour, un truc bien banal, dont votre critique ne fait jamais mention, pataugeant à côté du thème principal (l’amour) dans ce qui vous arrange de comprendre de politique et de social.

03/04/2016 21:03 par bello

je trouve votre critique du film globalement juste sauf sur un point.

je pense que vous surinterprété largement le fait où Yalini finisse par enlevé le voile. Vous le voyez comme un jugement sur le port du voile en générale, comme si Audiard voulait par son héroïne montrer que TOUTES les femmes se libère en enlevant leur voile. Je ne vois absolument pas quels éléments permettent de dire que cet l’acte de l’héroïne s’adresse à toutes les femmes voilés, pour moi ce fait n’est valable que pour l’héroïne du film et pour SA personne il est effectivement libérateur.
L’héroïne n’est pas musulmane, elle est Hindou, porter le voile n’est pas sa culture ni son identité, le voile n’est pour elle qu’une contingence qu’elle s’est mise elle même et qui a été encouragé par son compagnon d’infortune ( "fais comme tout le monde") . Son voile ne représentait rien pour elle, il n’était ni un élément de sa spiritualité ni un élément de son identité, ce n’était qu’un déguisement censé l’aider à se fondre parmi son voisinage. Le voile que que s’est mis Yalini n’était donc pas pour elle mais uniquement pour les autres.
Quand elle l’enlève, c’est la fin d’un travestissement de son identité censé plaire au voisinage et qui de toute façon ne servait à rien, c’est la fin d’un faux-semblant et rien d’autre et cela n’a rien n’a voir avec les palestinienne ou les iraniennes.
L’Héroïne n’est ni palestinienne ni iranienne et ne porte pas le voile pour les mêmes raisons que les iraniennes et les palestiniennes qui elles le portent pour des raisons spirituelle. Ce qui est répréhensible dans le fait qu’on veuille dévoiler les femmes iraniennes ou palestiniennes c’est que cela reflète une volonté de leur interdire une pratique spirituelle, traditionnelle et une part de leur identité, or ce n’est pas du tout le cas de Yalini dont le voile n’a pour elle aucune valeur spirituel, ni traditionnel, ni identitaire, ce parallèle n’est donc pas du tout pertinent.

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