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Deux Jours, une nuit, ou le prix d’un être humain.

Les responsables du Festival de Cannes, conscients de la débilité de leur sélection (voire son caractère provoquant, dans le cas du film de propagande anti-russe de Hazanavicius, The Search), ont, semble-t-il, demandé un brevet de vertu cinéphilique à trois réalisateurs indiscutables, icônes aussi bien du cinéma esthète (Godard) que du cinéma social (Ken Loach et les frères Dardenne).

Aussi pouvait-on aborder Deux Jours, une nuit avec une pointe de scepticisme, corroborée par 3 observations. Les Dardenne, connus pour choisir des actrices non-professionnelles, ou peu connues, ou du moins belges, comme Cécile de France pour Le Gamin au vélo, sont cette fois allés chercher une actrice oscarisée, à laquelle il fallait d’abord, disent-ils, faire perdre son "accent parisien".

L’intrigue du film (une femme menacée de licenciement doit convaincre ses collègues de voter pour sa réintégration) semble un remake de Douze Hommes en colère, de Sidney Lumet, archétype du film progressiste américain ; dans ce cadre, les institutions ne sont jamais remises en cause, on ne parle que d’individus : si ceux-ci sont intègres (s’ils ne trompent pas leur femme, ne disent pas de mensonges, font leur prière avant d’aller se coucher), alors les lois seront bonnes ; si les jurés sont intègres, la peine de mort ne sera jamais appliquée qu’à bon escient. Enfin, Deux Jours, une nuit repose ainsi sur un scénario répétitif, qu’on pouvait redouter fastidieux.

Et pourtant, disons-le tout de suite, le film emporte très vite l’adhésion. Marion Cotillard a pris l’accent belge, de sorte qu’on pourrait la croire doublée par Yolande Moreau – si ce n’est que son accent est trop appliqué pour sonner vraiment juste.

Loin de s’ennuyer, on suit l’histoire en s’ impliquant de plus en plus dans son enjeu, et on compte avec Sandra les voix gagnées et celles qui restent à emporter pour atteindre la majorité. Les Dardenne ont du métier (cela se sent même peut-être un peu trop) et ont su varier la dizaine de discussions entre Sandra et ses collègues, suivant la situation familiale et économique de chacun, son origine (avec un Turc, un Africain, un Maghrébin, un "Miguel" et la famille italienne du mari de Sandra, l’Europe de l’immigration est bien représentée) et l’intensité dramatique de chaque séquence : tantôt Sandra est accueillie à bras ouverts par des collègues qui se repentent d’avoir voté une première fois contre elle, tantôt la tension monte et il lui arrive même de recevoir des coups.

Reste la dernière objection : les Dardenne ne présentent-il pas une vision trop étroitement individualiste du monde du travail ? A cela on peut répondre que ce film, comme les derniers films de Ken Loach, est un simple constat : la classe ouvrière a été atomisée par les stratégies du patronat, qui ont rendu l’action collective inopérante, et le mettent en mesure d’enfermer les ouvriers dans des dilemmes pervers "à la Camus" : soit voter le licenciement d’une collègue, soit perdre la prime mensuelle de 1000 euros correspondant aux heures sup qui compensaient l’absence de Sandra en congé-maladie (on entend d’ailleurs l’un des ouvriers dire qu’il veut faire ces heures sup "pour gagner plus", suivant un slogan célèbre).

Dans une telle situation, on est surpris de ne jamais entendre parler des délégués syndicaux : Sandra a bien une camarade, Juliette, qui la soutient et organise la résistance, mais elle semble n’agir qu’en tant qu’amie, en vertu de leurs liens personnels. (Ken Loach, déjà, en 1993, dans Raining Stones, prenait acte de l’inefficacité des syndicats). Heureusement, dans le cas d’Alphonse, l’Africain, la religion supplée à la formation syndicale, inexistante, et l’amour du prochain à la solidarité de classe !

Pourtant, Deux Jours, une nuit, comme Looking for Eric, est un plaidoyer pour l’action collective. Les discussions de Sandra avec ses collègues, en resserrant le lien social, l’aident à se reconstruire face à l’épreuve de la menace du chômage. Et lorsqu’arrive le lundi, jour du vote, et qu’on entre, pour la première fois, dans le lieu objet de l’action, l’usine, celle-ci n’apparaît plus comme un tribunal redoutable, mais comme le lieu d’un travail en équipe : les acteurs du drame sont ressoudés par la blouse de travail qu’ils portent et cette séquence se déroule dans une ambiance différente, moins pesante. Dès lors, au milieu de ses camarades, et quel que soit le vote qu’ils se préparent à émettre, et le résultat de la consultation, Sandra peut retrouver le sourire en déclarant : "On s’est bien battus".

Certes, l’optique chrétienne, personnaliste des Dardenne peut sembler peu incisive pour un film social, alors qu’elle était en adéquation avec le sujet du Gamin au vélo (la rédemption, par l’amour d’une mère adoptive, d’un enfant abandonné). Mais Deux Jours, une nuit, comme L’Enfant, comme Le Silence de Lorna, pose une question essentielle : dans une société libérale, où tout est marchandisé, quel est le prix d’un être humain ? Les 1000 euros, leitmotiv du film, prix du sacrifice de Sandra, répondent à la somme équivalant au bébé vendu et à l’amour de sa mère (dont le compagnon a fait une mère porteuse malgré elle), ou à la somme que Lorna doit recevoir en échange de son mariage blanc avec un toxicomane et l’élimination de celui-ci, et, finalement, aux trente deniers, prix du Christ pour Judas.

Deux Jours, une nuit, c’est la durée du week-end pendant lequel Sandra, malgré son abattement, son sentiment de solitude et les rebuffades, essaie d’inverser le sens du vote, mais c’est aussi la durée de la Passion du Christ. La culture chrétienne, chez les Dardenne, comme les convictions marxistes chez Ken Loach, rend à la figure de l’ouvrier toute sa dignité.

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