Les idées noires de Carthage
Avant d’ouvrir le feu, une citation de Pierre Nora (*) en guise de première salve : « ces intellectuels de parodie, ils ne servent pas une cause, ils s’en servent, ils mettent le malheur du monde au service de leur ego ».
Les chats noirs de Carthage, la matière grise broyant du noir, utilisent les coulisses du palais présidentiel pour régler de vieux comptes et mener une guerre d’arrière-garde. C’est de quête de revanche qu’il s’agit. Le brûlot, ramassis insalubre d’informations désordonnées et d’invectives tirées par les cheveux dont l’unique motif n’est point la vérité mais la vengeance, suinte les relents de la délation, voire du chantage et de l’intimidation ainsi que le désir pervers de vouer la communauté médiatique tunisienne à la vindicte populaire et de la jeter en pâture, sans preuves tangibles à charge et sans possibilité de s’en défendre.
Zorro est arrivé, tout en noir vêtu, ses habits, sa cape, son masque et son chapeau, chevauchant un tocard boiteux, non pour rendre justice, comme se nourrit la légende, mais pour brandir son sabre rouillé et tailler dans le tas sans distinction ni vergogne ni mobile tangible.
Nul doute que le peuple tunisien tient à connaitre les dessous et les arcanes de tout le système de propagande de Ben Ali, ses complices, ses affidés et ses hommes de main ou de paille. Il n’y a aucune ambigüité à ce sujet. C’est son droit d’en savoir tous les détails, d’en juger et de prononcer son verdict. Il ne veut rien ignorer de cette page noire avant de pouvoir la tourner définitivement. Et ce, dans la transparence, la légalité, l’impartialité et l’équité. La réconciliation nationale, zone d’atterrissage communément réclamée, étant l’ultime objectif et non la justice populaire et la chasse aux sorcières. Le peuple tunisien n’est pas mu par un esprit revanchard mais par un souci de justice. Donc, la question n’est pas la divulgation de l’information en tant que telle, ce n’est pas une fin en soi, mais la manière et le cadre. C’est le procédé qui fait la différence.
Le fameux et non moins fumeux livre noir, miroir d’un narcissisme outrancier, reste passible à moult critiques sur divers plans :
Le cadre juridique
Le chef de l’Etat provisoire (heureusement d’ailleurs), censé être le président de tous les tunisiens sans exception ni exclusion, est-il habilité, d’un point de vue tout aussi bien juridique que moral, de rendre public l’archive national ? N’a-t-il pas confisqué les attributions de la justice transitionnelle, et de la justice tout court ? Sur quel socle de légalité et de légitimité peut-on articuler une action unilatérale, réfractaire à l’ordre, au cadre et à la démarche de la justice transitionnelle ? Pour nombreux juristes, Moncef Marzouki et sa clique ont violé au moins trois lignes rouges à forte densité pénale et morale :
1. La loi de la gestion des archives : Ce fonds documentaire est un dépôt géré par les institutions publiques compétentes et ne peut faire l’objet de manipulation ou instrumentalisation, quels qu’en soient la nature et le motif. Il n’est accessible et interrogeable, pour examen, analyse et bilan, que dans le cadre de la justice transitionnelle, par un organe indépendant, compétent et élu, seule instance habilitée de juger de l’opportunité ou non de publier une quelconque liste noire.
2. La loi sur la protection des données personnelles : Au delà de cet aspect d’ordre éthique et confidentiel, une question s’impose d’elle-même, à savoir, sur quels critères objectifs et neutres identifier puis, le cas échéant, sanctionner les journalistes ayant porté le régime déchu à bout de bras ?
3. Le serment d’investiture à la magistrature suprême : Moncef Marzouki a prêté, la main sur le coran, ce serment solennel aux termes duquel il s’engage à respecter et à protéger la loi. Par son « livre noir », il a enfreint la loi, au mépris de son engagement et de la présomption d’innocence, principe fondamental de tout système de droit démocratique.
En conclusion, à ce chapitre, Moncef Marzouki se trompe de combat, ouvre la boite de Pandore, piétine la loi, désavoue son serment, lance, dans une posture de juge et partie, un chantier loin d’être de son ressort, vicie le mandat de la justice transitionnelle.
L’enjeu politique
Le timing n’est pas fortuit, il est bien pensé et ciblé. Est-il logique, responsable et décent de publier un opus aussi controversé et aussi louche en pleine crise politique où le pays est otage de différentes formes de blocage. Pourquoi apporter une nouvelle couche de sédition dans un environnement national marqué par les déchirements, les clivages et les rivalités ? Le Dialogue National n’est-il pas en ligne de mire ?! Il ne s’agit plus de maladresse mais de coup bas contre le Dialogue National dont la réussite est en mesure de griller complètement le CPR [le parti de Moncef Marzouki] ou ce qu’il en reste, et de menacer le trône de Moncef Marzouki, agrippé au pouvoir comme à une planche de salut.
La collusion entre le CPR et la présidence pour torpiller le Dialogue National est loin d’être une vue de l’esprit ou un procès d’intentions mais bien un constat visible et patent. Les fines gâchettes du CPR, pour qui tout compromis national est une oraison funèbre, utilisent Carthage comme rampe de lancement pour saper le processus. Le parti, quoique en totale fragmentation, plus proche de l’implosion que de la refonte, est mené tambour battant, au doigt et à l’œil, par son trio de ministres, notamment le bulldozer de service Abdelwaheb Maatar, qui ne lésine sur aucune manœuvre, aucun coup tordu pour conserver sa part du butin, préserver son fauteuil ministériel. Le trio est bien conscient qu’en dehors de l’enceinte gouvernementale, il est bien consumé et consommé, aucune perspective, aucune crédibilité. Alors autant bloquer le processus de négociation, c’est son unique alternative pour continuer à mordre à pleine dent dans le pouvoir.
En conclusion, sur ce point, le « livre noir » ne vise vraiment à établir la vérité et, encore moins à dresser les potences aux journalistes. Ce n’en est que le prétexte, l’objectif ultime étant de mettre le ver de l’insuccès dans le fruit des tractations en cours et de tuer dans l’œuf toute quête consensuelle. L’intérêt partisan et personnel prime sur toute autre considération d’ordre national. L’enjeu politique a nettement prévalu en dernière analyse.
La méthodologie
Le « livre noir » est une œuvre sélective pour deux raisons : Premièrement, le contenu est puisé dans une base documentaire incomplète, de l’avis même de ses auteurs, d’où un produit forcément tronqué, bancal, de courte vue. Le sujet est trop grave, trop délicat, trop corrosif pour se permettre de plancher dessus sans une vision d’ensemble. Les auteurs ne pouvaient, à juste titre, questionner qu’une partie des archives, et par conséquent, dégager qu’une partie de la vérité. Auquel cas quel est l’intérêt d’un tel ouvrage ? Deuxièmement, certains noms ont été occultés, éludés, à s’en demander pourquoi ?
Les auteurs de ce sinistre pamphlet ne semblent pas s’être donné la peine de restituer le contexte historique et la trame de fond des faits incriminés aux supposés coupables. Ils n’ont pas hésité à nourrir la confusion entre les subventions légales et les dessous de table, entre l’acte de corruption ou d’inféodation et l’acte de prémunition ou d’anticipation contre des représailles, entre le journaliste menacé dans son gagne-pain et le plumitif consentant prostituant sa plume, entre une déclaration arrachée sous la pression et une position de soutien volontairement affichée, entre un fidèle racoleur sur les trottoirs de la propagande et un naufragé forcé dans une terrible machine.
Plus de 500 noms passés à la trappe de la criminalisation sans nuance ni pondération. Tous dans le même sac. Que peut-on comprendre quand on épingle Témime Lahzami mais on passe sous silence Tarek Dhiab ? On a passé au peigne fin tous les journalistes de « Dar Essabeh » mais bizarrement Tarek Khahlaoui est sorti sain et sauf de cet exercice d’imputation.
En résumé, sortir le linge sale de la presse est une revendication incontestable, pour peu qu’elle soit accomplie et mise en œuvre dans un cadre législatif convenu, dans un esprit de réconciliation nationale, dans une perspective de construire le modèle démocratique tunisien, et non par calcul politique et partisan, par sentiment de vengeance, sans plateforme légal, au mépris de la loi et de l’impératif d’éthique. Ce « livre noir » est une insulte à l’intelligence du peuple tunisien et à l’idéal de sa révolution. Et comme disait, à juste titre, Charles Maurice de Talleyrand-Périgord « Les lois, elles, on peut les violer sans qu’elles crient » ou bien encore « Tout ce qui est excessif est insignifiant » .
(*)Pierre Nora : Historien français, membre de l’Académie française, connu pour ses travaux sur le « sentiment national » et dont le nom est étroitement associé à la nouvelle histoire.
Source :
http://www.tunisienumerique.com/les-idees-noires-de-carthage/204082
Salah HORCHANI