[Nous nous trouvons au point zéro dans l’application de la puissance américaine dans le monde. Les Etats-Unis ne peuvent pas gagner leurs très coûteuses aventures, et ne vont pas non plus renoncer aux politiques qui conduisent de plus en plus souvent à des désastres pour toutes les nations où ils interviennent - et pour eux-mêmes.]
A l’Encontre, 29 août 2007.
La croyance de l’establishment états-unien dans le droit d’intervention, couplé avec les intérêts du complexe militaro-industriel sont les principaux instigateurs de la politique étrangère désastreuse du pays.
Les Etats-Unis ont rarement perdu une guerre conventionnelle, au moins depuis 1950. Durant cette même période, ils n’ont jamais gagné de guerre non plus. Ils ont renversé avec succès des gouvernements par des interventions ou par de la subversion, mais le résultat politique de tous ces efforts - comme en Afghanistan dans les années 1980 et en Iran en 1953 - a souvent été de rendre beaucoup plus délicate la position géopolitique des Etats-Unis qui en découlait. En un mot, les Etats-Unis sèment une sérieuse pagaille dans les affaires internationales et ont contribué à ce qu’un monde déjà très instable devienne beaucoup plus précaire que ce qu’il serait s’ils n’étaient pas intervenus. Dans ce cas, les Etats-Unis eux-mêmes se porteraient d’ailleurs également bien mieux. Car - pour répéter un point critique - ils ont échoué à obtenir une victoire dans toutes les vraies guerres qu’ils ont menées depuis la Corée. Depuis la Guerre de Corée déjà , leurs adversaires ont compris que l’écrasante force de frappe américaine, prévue pour combattre des armées concentrées, pouvait être déjouée par une décentralisation, qui pourrait également servir de bon antidote à la technologie massive et coûteuse.
Tout cela est bien connu. Le véritable enjeu est de savoir pourquoi les Etats-Unis répètent inlassablement les mêmes erreurs sans parvenir à en tirer des enseignements.
Actuellement, les Etats-Unis sont en train de perdre deux guerres et de créer un vaste arc de profonde instabilité stratégique et politique, qui s’étend depuis la Méditerranée jusqu’en Asie du Sud. Ils ont repris la course aux armements en Europe et sont en train de faire de la Russie un ennemi, alors qu’elle aurait pu se montrer affable. Sur le plan économique, cette administration a provoqué les déficits les plus importants de l’histoire américaine, stimulé le déclin du dollar, et, partout où l’on se tourne, elle s’est montrée au moins aussi mauvaise - sinon la pire - que n’importe quelle autre depuis deux siècles d’histoire américaine.
La puissance américaine a conduit à un désastre sans précédent, aussi bien outremer que sur le plan domestique. Cela est arrivé en partie à cause des gens qui règnent actuellement - des hommes et des femmes ambitieux qui visent surtout à cultiver leurs carrières. Mais si nous sommes arrivés à cette phase critique - c’est également à cause des exigences et de la logique inexorable de politiques passées et de la sagesse conventionnelle. Toutes les anciennes erreurs ont été répétées, on n’a rien appris du passé, et la myopie officielle est « intemporelle ».
Que ce soient les républicains ou les démocrates au pouvoir, une grande partie du problème des Etats-Unis est qu’ils croient avoir le devoir et l’obligation d’intervenir partout, avec les modalités de leur choix, et que leurs intérêts sont globaux. Les Républicains et les Démocrates sont d’accord sur le fait que l’interventionnisme - par n’importe quel moyen - est le prix à payer pour les intérêts - et missions - à l’échelle mondiale. Depuis presque un siècle, ils sont en effet convaincus que c’est là le préalable pour remédier aux nombreuses injustices du monde. En cela, l’Administration Bush actuelle n’a rien inventé. Or cette prétention - qui a débuté au cours du XIXè siècle et qui a été articulée par Woodrow Wilson, n’est simplement pas fonctionnelle - et a conduit à d’innombrables bourbiers, mauvais pour les Etats-Unis et encore bien pire pour les pays dans lesquels ils sont intervenus. En réalité, aucune nation n’a jamais pu assumer un rôle international, et celles qui l’ont tenté ont mal fini : elles ont épuisé leurs ressources, leurs passions et leurs sottises.
Les conflits politiques ne peuvent pas être résolus par des interventions militaires. Le fait que ces conflits ne puissent de même et souvent pas être résolus par des moyens politiques ou pacifiques ne change rien au fait que le recours à la force n’est pas fonctionnel. Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui, avec le déploiement d’armes de haute technologique. Et les Etats-Unis n’échappent pas aux faits qui ont guidé les affaires internationales depuis des siècles.
Les Etats-Unis ont déjà perdu les guerres en Irak et en Afghanistan pour les mêmes raisons qu’ils ont perdu tous leurs conflits précédents. Comme toujours, ils l’emportent en termes de nombre d’hommes et de puissance de feu, mais en fin de compte ces deux facteurs ne comptent pas à moyen et à long terme.
Ils n’ont pas non plus été décisifs dans beaucoup de situations dans lesquelles les Etats-Unis n’étaient pas engagés, ce qui explique l’issue de nombreux conflits armés du siècle passé, indépendamment de leurs protagonistes, car en général c’est la puissance socio-économique et politique qui a été décisive - la Chine après 1947 et le Vietnam après 1972 en sont deux exemples, mais ils sont loin d’être les seuls. C’est un truisme éclatant de la politique mondialisée que de dire que les guerres sont davantage déterminées par les facteurs socio-économiques et politiques que par n’importe quoi d’autre, et cela était déjà vrai bien avant que les Etats-Unis ne tentent de réglementer les affaires mondiales.
Mais pourquoi ?
Tout cela ne répond pas à la question de savoir pourquoi les Etats-Unis répètent encore et encore les mêmes erreurs graves. Y aurait-il des intérêts particuliers à préparer la guerre ? Les illusions sont-elles basées sur ces intérêts ou sur des idéologies - ou sur les deux ?
En partie, l’équipement coûteux et un budget militaire incroyablement gonflé reposent sur la préconception traditionnelle que le fait de détenir des armes sophistiquées rend l’Amérique puissante, et que cette puissance est déterminée davantage par des armements que par ce qui se passe sur le plan politique et dans la société d’une nation. En fait, c’est souvent l’inverse qui est vrai, surtout lorsque les ennemis trouvent les failles de ce type de technologie et les exploitent - comme ils l’ont fait de manière croissante durant les dernières décennies. Il y a ensuite le fait que le coût pour mener des guerres devient un handicap ; et la technologie militaire des Etats-Unis se transforme en une immense faiblesse lorsque le gouvernement a de gros déficits ou manque de fonds pour réparer son infrastructure publique vieillissante - un fait qui a été mis en évidence lorsque l’effondrement d’un pont à Minneapolis, début août 2007, a conduit à la révélation frappante qu’on estime que 70’000 ponts aux Etats-Unis sont déficients.
La Guerre du Vietnam aurait dû résoudre cette question de la pertinence de la technologie pour les ambitions militaires américaines, mais cela n’a pas été le cas. La vraie question est de savoir pourquoi.
Consensus sur les dépenses d’armement
Dans une certaine mesure, le goût du Pentagone pour des jouets militaires coûteux rend nécessaire une politique étrangère ambitieuse et agressive. En l’absence d’ennemis et de conflits réels ou potentiels, il n’y a aucune raison de dépenser de l’argent dans ce secteur, et cette réalité a souvent influencé sa définition des buts Soviétiques après 1947 - malgré les objections des analystes en chef de la CIA.
Mais le Département de la Défense, et plus généralement les agences de la sécurité nationale, sont immenses, et ont toutes sortes de secteurs différents : il y a des experts de passation de marché qui élaborent des budgets et cherchent des équipements sans réfléchir plus loin ; des gens qui ont toujours dominé les actions de ce secteur, mais aussi des penseurs. Chacun s’occupe de son domaine, et les secteurs sont souvent très différents. Il y a toujours eu ce type de contradictions.
Ceux qui gèrent l’establishment militaire ont des illusions technologiques, illusions d’ailleurs largement partagées par beaucoup de gens ordinaires dans ce domaine et dans d’autres domaines de l’existence humaine. Cela fait que d’immenses sommes d’argent continuent à couler vers les fabricants d’armes et leurs subalternes. Il existe un consensus très profond entre les deux partis sur les dépenses d’armement, qui ont commencé sous les Démocrates, il y a un demi-siècle, et qui ne disparaîtront pas de sitôt, quel que soit le degré d’abandon des ponts, de l’infrastructure, de la santé et ainsi de suite.
Les lobbies de l’armement ne sont pas seulement très puissants à Washington, mais ils créent également des emplois cruciaux dans la plupart des états, et les dépenses militaires maintiennent l’économie à flot. Les producteurs d’armes gagnent de l’argent indépendamment du fait que le Pentagone gagne ou perde ses guerres - et gagner de l’argent est leur seul objectif. C’est sûrement là un des facteurs clé, même si c’est loin d’être la seule explication du pourquoi les Etats-Unis interviennent là où ils ne devraient pas le faire.
Il est presque impossible d’évaluer le poids de la responsabilité de l’industrie de l’armement, mais il faut tenir compte du fait que les fabricants d’armes sont puissants, et leurs lobbies stratégiques à Washington contribuent lourdement à financer les campagnes électorales des politiciens, et ils gagnent indépendamment de savoir si l’Amérique gagne ou perd ses guerres. Ils constituent "le facteur x" dans l’équation, et sont très importants même s’ils ne sont pas les seuls ni les plus décisifs.
Politiciens et « opinion publique »
Les politiciens ambitieux, qui diront et feront tout ce qu’il faudra pour rester au pouvoir ou pour y accéder, constituent un autre facteur. Ce dernier est tellement familier qu’on n’a presque pas besoin de l’évoquer, mais la manière cynique dont les politiciens traitent les élections et l’opinion publique américaine sont un aspect crucial de cette question. Des difficultés surgissent avec une partie de la population - cette dernière saisit toujours les réalités et les contraintes bien avant les politiciens - qui utilisent le public et ensuite l’ignorent. Le parti qui n’est pas au pouvoir va flatter l’opinion des masses, mais en général - comme le montre la trajectoire récente du Parti Démocrate - il les oublie dès qu’il arrive au pouvoir.
C’est là une règle générale, mais l’opinion publique n’est pas quelque chose qu’il suffit de contredire ou nier. Les guerres de Corée et du Vietnam ont prouvé qu’elle pouvait jouer un rôle décisif. Une majorité croissante de gens pensent que la guerre en Irak ne vaut pas la peine d’être menée, et le Président est parmi les moins populaires dans l’histoire. Le public est peut-être impuissant, ou, comme c’est généralement le cas, beaucoup trop passif pour son propre bien, mais il est beaucoup moins abruti que ce que pensent ceux qui prêchent le « consentement fabriqué ». Le fait de savoir comment quand - et si - l’influence du public devient plus cruciale est matière à conjecture. L’influence de l’opinion publique est en général négligeable et prend trop longtemps à se développer pour avoir un impact. Des folies sont commises suite au fait que le public ait fermé les yeux. Mais avec le temps, le public devient critique, et cette réalité ne doit être ni exagérée ni négligée.
Le consensus sur le plan idéologique et sur les objectifs est également crucial. Mais il y a longtemps que des politiques échouent et deviennent de plus en plus dangereuses en tant que guides pour l’action - et ce fait devient de plus en plus évident au fil des années. L’administration Bush atteint le sommet dans ce domaine, mais ce problème de fond existe depuis des décennies. Ce qui se passe sous la coterie de Bush est le point culminant d’une logique qui est beaucoup plus ancienne. La catastrophe qui se déroule actuellement a commencé il y a de nombreuses années.
Quoi qu’il en soit, c’est l’ensemble de ces facteurs qui nous ont plongés dans la gabegie actuelle, qui dépasse très probablement tout ce qu’a connu l’histoire américaine.
Certaines des critiques les plus pertinentes - dénonçant les grossières simplifications qui ont guidé les politiques interventionnistes - ont été faites par les militaires, surtout après le traumatisme de l’expérience du Vietnam. Mon histoire de la Guerre du Vietnam [1] a été achetée par beaucoup de librairies des centres de formation militaires, et les revues militaires l’ont traitée de manière détaillée et très respectueuse.
La déclaration, fin juillet, du nouveau commandant du Commandement interarmées (Joint Chiefs of Staff), l’Amiral Michael G. Mullen, selon laquelle : « aucune quantité de troupes et aucun laps de temps ne feront une grande différence » si la politique irakienne ne change pas drastiquement, reflète un réalisme qui a existé parmi les militaires depuis quelques décennies.
A part cela, le fait de savoir si, sur la base de cette constatation, il agira est une autre histoire ; et cela dépendra largement de facteurs qui sont en dehors de son contrôle. Tout comme la CIA, les militaires ont des penseurs stratégiques pointus, et les monographies de l’Institut d’Etudes Stratégiques de l’Armée états-unienne - pour n’en citer qu’un parmi beaucoup d’autres - sont souvent très perspicaces et critiques. En comparaison, les universitaires tendent à être hors de propos et ennuyeux.
Le problème est bien sûr que peu de gens situés aux niveaux décisifs - pour autant qu’il y en ait - prêtent suffisamment d’attention aux ruminations critiques que produisent systématiquement les militaires et la CIA. Il n’y a pas de pénurie de perspicacité parmi les analystes officiels états-uniens, mais leur impact est réduit du fait que la politique est rarement élaborée sur la base de connaissances objectives. Des gens ambitieux - et il n’en manque pas - disent ce que leurs supérieurs hiérarchiques souhaitent entendre, et ne les contredisent que très rarement. L’Irak n’est qu’un exemple, car toute la pagaille là -bas a été prédite. Si la raison et la transparence l’emportaient, le rôle des Etats-Unis dans le monde serait tout à fait différent.
Nous nous trouvons au point zéro dans l’application de la puissance américaine dans le monde. Les Etats-Unis ne peuvent pas gagner leurs très coûteuses aventures, et ne vont pas non plus renoncer aux politiques qui conduisent de plus en plus souvent à des désastres pour toutes les nations où ils interviennent - et pour eux-mêmes.
Tous les facteurs que j’ai mentionnés - leur myopie en ce qui concerne la technologie, la politique de consensus qui engage des politiciens ambitieux et qui ne tient souvent pas compte de l’opinion publique, le complexe militaro-industriel et ses intérêts locaux [impact sur les emplois et la politique d’un état de la production militaire et des bases militaires], ou les limites des contributions rationnelles - se sont combinés pour nous mettre dans cette impasse.
Il est difficile de ne pas être pessimiste si - comme cela devrait être le cas -c’est le réalisme plutôt que les illusions qui guident nos évaluations politiques. Mais le réalisme est la seule manière d’éviter le cynisme.
Gabriel Kolko
Gabriel Kolko est un des historiens qui a marqué, dès le début des années 1970, l’historiographie critique aux Etats-Unis sur le thème de la politique militaire. Il est l’auteur d’un ouvrage, traduit en français, qui fait référence : Un siècle de guerres. Politique, conflits et société depuis 1914 ; Edition française en 2000- Université Laval - L’Harmattan ; publié en anglais en 1995 chez The New Press. Parmi ses dernières contributions il faut citer The Age of War : The United States Confronts the World, The New Press, 2006.
– Traduction : A l’Encontre
– Source : A l’Encontre www.alencontre.org