[Mais tout ce que cela provoque est un froid réalisme palestinien, un détachement croissant. Pour atteindre l’autre rive, il faut survivre à ce très long chaos.]
Rense-com, 22 septembre 2004
"Je n’aurais jamais imaginé un aussi long coucher de soleil", me dit, exaspérée, mon amie de Gaza, en décrivant les détails douloureux d’une journée qu’elle a vraiment cru être sa dernière.
Cela avait commencé comme n’importe quel jour "ordinaire" à Gaza. L’électricité était coupée, l’eau n’arrivait dans les maisons que par filets, les routes étaient bloquées et les passages ouverts la veille encore étaient fermés.
Afin de pouvoir se rendre à une réunion à Gaza-City, elle devait sortir de sa ville de Khan Younis et pour cela n’avait d’autre choix, comme des milliers d’autres Palestiniens, que d’emprunter la plus encombrée et la plus défoncée des routes créées par les Forces Israéliennes de Défense sous le prétexte de la "sécurité". Les Palestiniens qui doivent supporter ces routes savent que leur but est à la fois de maintenir la chape oppressive sur une société palestinienne captive et de réaffirmer une domination quotidienne.
Les travailleurs palestiniens, pour continuer à vivre à Gaza, se lancent sur les "nouvelles" routes caillouteuses à bord de misérables voitures ou de charrettes tirées par des mules, dans l’espoir de rejoindre un travail sous-payé qui fait vivre des familles entières. Les fermetures de routes et les détours sont chose habituelle sous l’occupation. Les Palestiniens l’accepte à contre-coeur.
Mais ils supportent beaucoup moins les routes imprévues. Elles peuvent signifier, plus encore que les routes "régulières" et attendues, de gros problèmes. Comme sur les officielles, les soldats des Forces de Défense Israéliennes (IDF) obligent les voitures à rester alignées des heures durant dans la chaleur moite de l’été ou dans le froid humide de l’hiver. Mais à la différence de leurs homologues officielles, les routes temporaires servent souvent à d’autres objectifs, par-dessus et au-delà de l’humiliation habituelle et des retards. A chacun de deviner quels sont ces autres buts, car la "raison" réelle n’est que rarement révélée.
Ce jour-là , alors que les route habituelles étaient bloquées, mon amie se débrouilla pour arriver à sa réunion à Gaza. Elle n’était en retard que de quelques heures sur l’horaire de travail, comme cela est courant sous occupation israélienne. Sa journée avait été relativement calme, jusqu’à son retour vers 15h. Elle circulait prudemment sur la même route accidentée qu’à l’aller. Sa voiture se trouvait au milieu d’un long cortège de véhicules rentrant chez eux, quand tous furent brutalement confrontés à une horrible vision. De chaque côté de la route irrégulière arrivaient deux chars israéliens dans un nuage de poussière, fonçant droit sur eux. Les monstres spécialement conçus soulevaient de grands monticules de poussière. La route sur leur passage était transformée en un parcours d’obstacles faits de multiples cratères dans lesquelles les voitures pouvaient s’enfoncer sans pouvoir se délivrer. Quelques conducteurs paniquèrent. D’autres ne savaient plus que fa ire. Certains continuaient néanmoins à rouler. Pur compléter, et sans raison apparente, des rafales nourries de balles se mirent soudainement à crépiter autour d’eux.
Comme le font les Palestiniens habitués à de telles situations sous l’occupation, ils sortirent tous de leurs véhicules pour se jeter la face contre terre dans la poussière en espérant échapper miraculeusement aux tirs de barrage qui criblaient le sol. Le temps semblait suspendu.
Mon amie vit que l’homme qui était à côté d’elle avait pris une balle, semble t-il dans le bras. Dans la frénésie du moment, il ne paraissait pas réaliser que son sang coulait abondamment pour former une mare sur le sol. La fusillade ne faiblissait pas.
En plein mitraillage, mon amie se risqua à lever les yeux de la terre brûlante. Elle constata que l’homme blessé gisait toujours à ses côtés. Elle remarqua aussi que le soleil commençait à décliner, rougissant la terre alentour. Elle ne pouvait qu’espérer que ce n’était pas la fin. Ce n’était pas la première fois qu’elle se trouvait dans ce genre de situation, devenue le lot commun d’une brutale occupation, où l’on côtoie la mort à tout moment. Quotidiennement les Palestiniens sont confrontés à la réalité de la force militaire abusive d’Israël. Quotidiennement ils reçoivent des balles, les missiles Apaches et les chars Merkava. Telle est la sordide et cruelle réalité de leur vie sous l’occupation, seuls, sans le soutien du monde dit "civilisé".
Alors qu’elle continuait son récit sa voix se mit à faiblir en tremblant sous l’impitoyable poids de l’oppression et le sentiment d’abandon qui est celui ressenti par la plupart des Palestiniens. D’une vois éteinte elle s’exclama : ça commence à faire beaucoup". Continuant à parler, lui vint à l’esprit un incident récent. "L’autre jour encore, mon père a retiré une balle de la petite table en plastique blanc qui est sous la vigne, celle là -même sous laquelle tu allais pour manger des figues. Le plastique éclaté s’était répandu tout autour".
Après un temps qui lui sembla l’éternité, étendue au soleil, assoiffée et espérant que sa vie ne s’achevait pas ainsi sur ce sable, mon amie se mit à nouveau à observer, et constata que le soleil n’avait que peu bougé. "Le soleil n’en finissait pas de se coucher", me dit-elle. "Jamais je n’avais pensé que les couchers de soleil étaient aussi longs".
Quand enfin les tirs se turent et que les soldats autorisèrent les gens à regagner leurs voitures, tous s’y précipitèrent, sonnés. Le coucher de soleil était complet et l’obscurité était là . Mon amie n’avait même pas observé cet instant final du coucher du soleil. Elle se sentait malade. La pensée qu’ils avaient servi de cibles pour quelque exercice de tir amusant pour l’armée israélienne, car aucune autre raison ne pouvait justifier ce qui s’était passé, était nauséabonde. Après 4 heures sous le soleil et sous une grêle de balles, elle était sévèrement déshydratée et psychologiquement meurtrie. Elle ne sait pas comment elle trouva la force de conduire jusqu’à chez elle ni comment elle trouva sa route.
L’homme qui avait été touché fut finalement déposé sur un talus en direction de la mer et ramassé par une charrette à mule. Mon amie suppose qu’il fut conduit à l’hôpital. Mais elle ne saurait dire si sa blessure était ou non fatale. Il vaut peut-être mieux qu’elle ne le sache pas.
Quelques jours plus tard mon amie pouvait difficilement sortir de son lit. Le choc émotionnel, joint à la légère insolation, avait laissé son corps vieux et fragile. Elle avait, une fois encore, échappé au baiser mortel.
Alors qu’elle réfléchissait au nombre de vies qu’elle avait vu partir, le terrorisme de l’Etat d’Israël contre toute une société se poursuivait sans faiblir. Et pendant qu’Israël resserre son étreinte implacable sur les Palestiniens, des membres du Congrès US rivalisent pour apaiser notre seul "allié" au Moyen-Orient, à n’importe quel prix, avec toutes ses violations de droits civiques et humains.
Ce que cette scène tente de capter est un secret que les Israéliens n’ont pas encore percé : la volonté inébranlable de survie acquise par le peuple palestinien.
Attaques quotidiennes de tanks et d’avions. Intimidations quotidiennes des IDF. Exécutions quotidiennes par les équipes du Mossad. Destructions quotidiennes de maisons, de vergers, de structures anciennes par des bulldozers géants fournis par une firme américaine, etc.
Mais tout ce que cela provoque est un froid réalisme palestinien, un détachement croissant. Pour atteindre l’autre rive, il faut survivre à ce très long chaos.
A un certain niveau, on produit une colère immédiate qui se traduit actuellement par des lancers de roquettes, des bombes humaines, ou tout simplement par des bâtons et des pierres. Cela a un effet déstabilisateur sur les Israéliens, mais cause un terrible problème au peuple palestinien.
A un autre niveau, les têtes les plus froides réfléchissent aux moyens de survie de la société palestinienne dans ces situations. Elles sont le réflecteur. Elle ont permis de développer d’incroyables compétences de survie, qui font que les Israéliens ne peuvent venir à bout de ce peuple. C’est pourquoi, d’une manière que seul probablement Dieu peut parfaitement comprendre, les plus intransigeants des Israéliens, en tant qu’êtres humains, ne sont pas à la hauteur.
Rana El-Khatib
Traduit de l’anglais (EU) par Gérard Jugant
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Rana El-Khatib est un auteur qui vit à Phoenix, Arizona. Elle a écrit un recueil de poésie politique : BRANDED : The Poetry of a So-called "Terrorist". Une partie des ventes va à l’organisation à but non lucratif Palestine Children’s Relief Fund (PCRF). L’auteur peut être contactée à brandedpoetry@yahoo.fr.
[Une édition française d’une partie du travail poétique (18 poèmes) de Rana el-Khatib (traduction par Gérard Jugant) est en cours de parution à La Courte Echelle/Editions Transit, 29 La Canebière 13001 Marseille. courtechel@club-internet.fr.(souscription ouverte au tarif de 8 €, port inclus pour les souscripteurs).]