Léon Trotski est souvent irréprochable sur le terrain de l’analyse. Sur l’actuel déclin de l’Europe, on pourra lire ces lignes écrites et prononcées en juillet 1924 (discours sur les perspectives de l’évolution mondiale), au moment du plan Dawes, quand le célèbre révolutionnaire est encore aux commandes :
« Le capital américain commande maintenant aux diplomates. Il se prépare à commander également aux banques et aux trusts européens, à toute la bourgeoisie européenne. C’est ce à quoi il tend. Il assignera aux financiers et aux industriels européens des secteurs déterminés du marché. Il réglera leur activité. En un mot, il veut réduire l’Europe capitaliste à la portion congrue, autrement dit, lui indiquer combien de tonnes, de litres ou de kilogrammes de telle ou telle matière elle a le droit d’acheter ou de vendre. »
Et Trotsky confirme une balkanisation de l’Europe voulue par les EU :
« Déjà, dans les thèses pour le 3e congrès de l’I. C., nous écrivions que l’Europe est balkanisée. Cette balkanisation se poursuit maintenant. »
L’Europe n’est plus l’Europe depuis Versailles en 1919. Et contrairement au général De Gaulle qui pensait que la Russie trahissait sa race, Trotski écrit que c’est l’Amérique des banquiers humanitaires qui trahira sa race :
« Dès qu’elle sera en guerre avec l’Angleterre, l’Amérique fera appel aux centaines de millions d’Hindous et les invitera à se soulever pour défendre leurs droits nationaux intangibles. Elle agira de même à l’égard de l’Égypte, de l’Irlande, etc. De même que, pour pressurer l’Europe, elle s’affuble maintenant du manteau du pacifisme, elle interviendra, lors de sa guerre avec l’Angleterre, comme la grande libératrice des peuples coloniaux. »
En s’affublant du manteau du pacifisme, on « produit » les guerres de Libye, de Syrie et du Kosovo !
Trotski sait aussi que chaque invocation à l’abaissement des tarifs douaniers sert un mot d’ordre plus obscur :
« L’histoire favorise le capital américain : pour chaque brigandage, elle lui sert un mot d’ordre d’émancipation. En Europe, les États-Unis demandent l’application de la politique des “portes ouvertes”... Mais, par suite des conditions spéciales où se trouvent les États-Unis, leur politique revêt une apparence de pacifisme, parfois même de facteur d’émancipation. »
John Hobson, très cité par Lénine, indiquait en 1902 que le moteur de l’impérialisme est l’humanitarisme.
Puis Trotski affirme que le meilleur allié des Etasuniensdans l’inféodation et la balkanisation de l’Europe n’est jamais la droite, quelque lâches et stupides que puissent être ses politiciens : non, le meilleur allié de l’américain, c’est la gauche, c’est la social-démocratie. Et c’est Le Révolutionnaire du siècle écoulé qui l’écrit :
« Pendant ce temps, l’Amérique édifie son plan et se prépare à mettre tout le monde à la portion congrue... La social-démocratie est chargée de préparer cette nouvelle situation, c’est-à-dire d’aider politiquement le capital américain à rationner l’Europe. Que fait en ce moment la social-démocratie allemande et française, que font les socialistes de toute l’Europe ? Ils s’éduquent et s’efforcent d’éduquer les masses ouvrières dans la religion de l’américanisme ; autrement dit, ils font de l’américanisme, du rôle du capital américain en Europe, une nouvelle religion politique. »
Nous sommes toujours en plein rationnement, et en pleine religiosité étasunienne via Goldman Sachs et le PS ! Et Trotski d’insister avec un bel élan lucide qui faisait bouger des masses populaires depuis bien anesthésiées :
« En d’autres termes, la social-démocratie européenne devient actuellement l’agence politique du capital américain. Est-ce là un fait inattendu ? Non, car la social-démocratie, qui était l’agence de la bourgeoisie, devait fatalement, dans sa dégénérescence politique, devenir l’agence de la bourgeoisie la plus forte, la plus puissante, de la bourgeoisie de toutes les bourgeoisies, c’est-à-dire de la bourgeoisie américaine. »
43% des milliardaires mondiaux sont américains en 2015. Wall Street mène ainsi le bal à sa guise, aussi bien à Bruxelles qu’à Paris ou à Berlin.
En 1924 l’Allemagne donc était déjà passée de la brutalité impériale à la servilité démocrate, avant de rebondir avec la barbarie échevelée des nazis. Comme disait Adolf Hitler, le « Reich est devenu une colonie d’esclaves au service de l’étranger ».
Car nos amis allemands, souligne Philippe Grasset, ne font jamais dans la demi-mesure : ils sont maîtres ou serviteurs, rarement hommes libres.
Enfin sur le problème de la dette, je trouve ces lignes presque amusantes de Trotski dans le même dense texte :
« La politique européenne de l’Amérique est entièrement établie sur ce principe. Allemagne, paye à la France ; Italie, paye à l’Angleterre ; France, paye à l’Angleterre ; Russie, Allemagne, Italie, France et Angleterre payez-moi. Voilà ce que dit l’Amérique. Cette hiérarchie des dettes est une des bases du pacifisme américain. »
Nous sommes en juillet 1924.