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Transgénial

Par Aurélien Bernier

A Sandra, pour une Afrique sans OGM. Et pour tout le reste.

A José, et à tous les " neutralisateurs " de transgènes.

Elle essaya de garer la voiture assez près du
poulailler, tout en évitant les plus grosses
flaques. Ce genre de manoeuvres commençait à être
difficile : il pleuvait sans discontinuer depuis
onze jours et la cour de la ferme ressemblait de
plus en plus à une bauge à cochons. Elle
descendit, et en posant le pied par terre, elle
enfonça sa botte de plusieurs centimètres dans la
boue. Une fois redressée, elle dût tirer la jambe
d’un coup sec pour décoller le caoutchouc du sol.
Les semelles alourdies, elle marcha jusqu’au
coffre qui s’ouvrit en grinçant, et sortit la
caisse pour la poser à proximité de la porte
grillagée. Accroupie, elle regarda entre les
lattes de bois pour apercevoir les deux grosses
boules duveteuses qui se tenaient recroquevillées
dans un coin.
Elle resta là quelques minutes à les observer en
se disant que, décidément, c’était beau des
poules avec des plumes !

Des mois qu’elle en cherchait, et il avait fallu
qu’elle aille jusque dans la Creuse, à plus de
cent cinquante kilomètres de là , pour enfin
trouver de vraies poules avec de vraies plumes.
Rien à voir avec ces espèces de cadavres sur
pattes, inventés par de grands généticiens, dont
la peau complètement nue faisait penser à un bout
de viande qui se serait échappé d’un rayon de
grande surface.

Tout en imaginant la volaille déchirant elle-même
le film plastique pour sortir de sa barquette en
polystyrène et courir dans les allées au milieu
des caddies, elle était entrée dans le poulailler
et avait libéré les deux belles. Les gouttes de
pluie glissaient sur leur plumage brillant, et
elle trouva cet instant particulièrement magique.

Pourtant, elle aurait bien dû savoir que ça ne
servait plus à rien... Quel intérêt pour un
animal d’être beau de son vivant, alors qu’il
sera vendu mort et emballé ?
Pour tellement de gens, il ne s’agissait que d’un
produit comme un autre, sur lequel planchent les
ingénieurs pour le rendre plus performant, et les
commerciaux pour le rendre attrayant. Est-ce
qu’on demande à un écrou d’être beau ?
Est-ce qu’un ouvrier a du temps à perdre au point
de regarder ses écrous et de les trouver beaux ?
Parfois, elle aurait aimé se faire une raison,
mais elle s’en savait incapable. Impossible de ne
pas s’attacher à ses bêtes : c’était une habitude
prise une fois pour toutes, dont elle
n’arriverait plus à se défaire.
Sinon, à quoi bon faire ce métier ? Autant aller
bosser à l’usine et ne plus se poser de questions.

En fait, il n’avait pas fallu bien longtemps pour
voir disparaître les plumes des volailles. Les
variétés transgéniques, tellement plus rentables
pour les industriels - combien de millions
d’heures de travail par an économisées sur le
plumage ? Combien d’emplois, c’est-à -dire de
grévistes potentiels, supprimés ? - avaient très
vite remplacé les espèces classiques.
Les croisements entre poules technologiques et
poules passéistes se multiplièrent et, pour
finir, une épidémie particulièrement meurtrière
à laquelle les bêtes génétiquement modifiées
furent moins sensibles permit de simplifier
radicalement le choix des éleveurs.
Des bruits avaient couru que cette maladie en
arrangeait bien certains, qu’elle n’était
peut-être pas tout à fait due à la malchance.
Mais comme toujours, pas la moindre preuve. Et
puis de toute façon, il était beaucoup trop
tard : c’est bien avant qu’il aurait fallu se
battre

Elle était là depuis plusieurs minutes, immobile
sous la pluie, à réfléchir en regardant ses
poules claquer du bec. Le froid et l’humidité
commençaient à pénétrer ses vêtements. Elle
décida qu’il était grand temps de rentrer au sec.

A l’intérieur, le feu était sur le point de
s’éteindre. Il restait juste assez de braises
pour recharger la cheminée et rêvasser en
regardant les flammes grimper. Petit à petit, ses
pensées se perdirent dans des souvenirs lointains
et vagues, sans consistance, sans contours
précis. Elle s’y enfonçait comme on se coule sous
une couette en hiver et elle s’y sentit bien
malgré tout le reste. La chaleur dégagée par la
flambée commençait à l’imprégner. Elle somnolait
presque et souriait.

C’est seulement au bout d’une longue période
qu’elle reprit ses esprits, comme si ses
neurones, encore éparpillés quelques secondes
avant, se remettaient dans un ordre bien défini.
L’ordre dans lequel il faut ranger ses neurones
pour affronter la réalité.

Elle se dirigea lentement vers le bureau, tira la
chaise sur le parquet, et s’assit pour ouvrir son
agenda.

Demain mardi, 14h15, visite de la D.S.I.V. -
Direction des services d’inspections végétales.
Dans le meilleur des cas, elle en aurait pour
trois heures. Les contrôles avaient tendance à 
devenir de plus en plus stricts : inspection
détaillée de la comptabilité, vérification des
semences, tests génétiques sur les plantes
cultivées, validation des attestations de
passage pour les produits de traitements...

Elle était toujours en règle, mais elle se
méfiait. Il n’y avait pas plus pinailleurs que
ces gens-là , et les non-conformités coûtaient une
fortune.

Tout ce cirque avait démarré il y a presque huit
ans, quand les deux principales transnationales
positionnées sur le marché avaient fusionné.
Genotechs, le géant ainsi créé, devenait purement
et simplement incontournable : une sorte de
Microsoft de l’agroalimentaire qui tenait sous sa
coupe tout ce qui se cultive dans tous les champs
de la planète. " Le progrès scientifique au
service de votre alimentation ", comme dit leur
publicité !
En fait, le slogan le plus juste aurait été : "
Des OGM brevetés au service de nos intérêts
financiers !".

La véritable catastrophe est arrivée l’année
suivante, au moment des contractualisations avec
l’Etat. En échange d’une rallonge de subventions
une de plus ! - les agriculteurs s’engageaient
pour cinq ans à acheter des semences
transgéniques à très haut rendement, évidemment
vendues par Genotechs. A partir de là , le
ministère imposait à chaque contractant les
surfaces à ensemencer, pour chaque production. La
seule initiative que conservait l’agriculteur
était le choix des parcelles ! Pour tout le
reste, il suffisait de se reporter à la
documentation technique et aux directives
ministérielles.

C’était presque amusant de voir comment un
gouvernement libéral mettait en place des
politiques quasi soviétiques, tout en prônant la
compétitivité ! Amusant aussi qu’une idéologie
basée sur la concurrence amène au monopole, ou
que la théorie de la liberté d’entreprendre
aboutisse à l’asservissement des paysans. En
fait, la seule chose qu’on ne pouvait pas enlever
à ces gens-là , c’était cet immense talent à nous
faire gober tout et n’importe quoi.

Ca, elle l’avait compris depuis longtemps. Alors,
quand ils avaient pondu cette saloperie, elle
s’était bien juré de ne jamais signer. Pas
question de se vendre. Pas question de devenir un
ouvrier spécialisé, ni de laisser leurs plantes
pourries envahir ses champs. Si elle avait choisi
ce métier, c’était pour être libre, maître de ses
décisions, et pas pour obéir à un technicien en
costume, effrayé à l’idée de salir ses chaussures
en marchant dans la boue.
Elle croyait possible de résister au moins
quelques années : jusqu’à ce qu’elle puisse
passer la main à des jeunes, moins fatigués
qu’elle, et mieux disposés à lutter.
En tout et pour tout, elle avait tenu six mois.

A la page du mercredi, un cercle rouge entourait
21 heures, et son écriture soignée indiquait : "
réu. syndicat ".
Elle eût un léger haussement d’épaules, presque
rien, mais qui voulait dire : " Est-ce que ça
sert encore à quelque chose, tout ça ? ". Elle
repensait à l’époque où ils pouvaient s’opposer,
agir.

Aujourd’hui, s’il fallait détruire ne serait-ce
que les plantes transgéniques - sans parler des
animaux -, non seulement il faudrait le concours
de l’armée, mais en prime on ne trouverait
quasiment plus rien à manger dans le pays ! La
France irait rivaliser avec la Zambie et l’Angola
en matière de pénurie alimentaire !

Pourtant, leur combat avait bien démarré : "
l’opinion publique ", comme disent les
journalistes, était longtemps restée hostile aux
manipulations. Même les transnationales
renonçaient à s’implanter en Europe de peur d’y
perdre du temps et de l’argent.
Il a suffi de quelques procès pour tout foutre en
l’air. Dès qu’il a été question d’envoyer des
militants en prison pour des actions de
destructions, les radicaux - dont elle faisait
partie - et les modérés s’empaillèrent
allègrement. Elle se rappelait avec quel malin
plaisir les médias firent leurs choux gras de ces
engueulades.
Rapidement, leurs grands discours sur la
solidarité internationale furent occultés par
les conflits de personnes, et le public les lâcha.
En y repensant, elle avait l’impression d’un
immense gâchis. Elle ne savait pas exactement
quand les choses avaient dérapé, mais elle était
persuadée qu’ils auraient pu l’éviter. Qu’ils
auraient dû tout faire pour l’éviter !
A présent, c’était foutu : les autres avaient
gagné, si tant est qu’il puisse y avoir des
gagnants à ce jeu de cinglés. Une seule chose
était sûre : il n’y avait plus d’alternative en
face.
Les manipulateurs de génome avaient mis tout le
monde K.-O. : l’agriculture conventionnelle, les
paysans, la bio.
La bio ! Ca lui semblait appartenir à une autre
vie, une autre époque qui remontait tellement
loin...
Une époque où les gens s’arrachaient
littéralement ses produits. Une époque pleine des
yeux grands ouverts d’enfants de la ville qui
venaient chaque mois visiter sa ferme.
C’est justement cet aspect des choses qu’ils
n’ont pas supporté : qu’on ait pu prouver qu’un
autre modèle était possible !
Un modèle sans les centaines d’hectares de primes
à perte de vue, sans les hectolitres de produits
chimiques, sans les machines énormes et
impossibles à rembourser. Mais un modèle qui
faisait rêver les enfantsS
Et ça, il fallait forcément qu’ils le détruisent.

" Soyez réaliste, vous comprenez bien que le risque zéro n’existe pas ! ".
" On ne peut rien contre la dispersion du pollen : c’est la nature ! ".
" Et puis, ne vous inquiétez pas : même avec
quelques traces d’OGM, la bio restera la bio... ".
Quand elle y repense, elle se demande comment ils
ont été assez faibles pour se laisser faire.
C’était tellement évident ! On acceptait 1%, puis
2, puis 5, et c’en était fini.
Bien sûr, de la bio aux OGM, ça faisait hurler
tout le monde : les convaincus la boycottaient et
les autres continuaient d’acheter au moins cherS
Pour tomber définitivement dans le ridicule, on a
changé de logo et d’appellation : l’agriculture
biologique est devenue la " qualité environnement
". Au bout de six mois le marché était mort et
enterré.

Elle aurait voulu pouvoir tout recommencer, comme
dans un jeu de cour d’école : dire " pouce ",
reprendre au début et faire autrement.
Cette fois, elle y aurait consacré toute son
énergie. Avec les autres, ils se seraient démenés
pour harceler les politiques, pour dénoncer les
pratiques des industriels, la complicité des
scientifiques, pour convaincre le public dans la
rue ou à l’entrée des supermarchés !

Le bruit sec d’une larme tombant sur la page de
l’agenda la fit sursauter. Elle enrageait
tellement qu’elle ne s’était même pas aperçue
qu’elle pleurait. La boule qui lui agrippait la
gorge venait aussi bien de sa haine envers les
vrais responsables - actionnaires, décideurs,
élus et chercheurs collabos - que du dégoût de sa
propre passivité.

Elle raya brutalement la ligne qui annonçait sa
réunion mensuelle pour écrire dessous, en lettres
majuscules :
" TROP TARD ! ".

Installée dans le vieux canapé une revue à la
main, elle alluma machinalement son poste de
télévision. Elle tomba en plein milieu de
Transgénial !, la nouvelle émission entièrement
consacrée aux biotechnologies. Une heure de
propagande non-stop, pour ceux qui auraient
encore besoin d’être conditionnés - ou rassurés.
Habituellement, les reportages s’enchaînaient
pour exposer au bon peuple les incomparables
avantages de nouvelles pommes de terre enrichies
en fer ou de chats génétiquement modifiés afin
d’éviter les allergies.

Cette fois-ci, le ton était plus grave. Elle
comprit rapidement qu’une catastrophe venait
d’arriver, mais il lui fallut plusieurs minutes
pour mettre bout à bout tous les éléments.
On avait annoncé ce matin même qu’une variété de
blé transgénique - le M027 - développait dans
certaines circonstances rares et encore
indéterminées une toxine mortelle. Les premiers
résultats de l’étude lui attribuaient trois décès
survenus ces derniers mois, et dont les causes
étaient restées mystérieuses jusqu’à aujourd’hui.
Elle entendit vaguement les différents
intervenants déclarer ce qu’il faut déclarer dans
des cas comme celui-là .
Que ce phénomène était totalement imprévisible !
Que personne, vraiment personne, n’aurait pu se douter.
Que le risque zéro - toujours lui ! - n’existe
décidément pas, et ce malgré tous les progrès de
la science.
Que dorénavant, des moyens supplémentaires seraient consacrés à l’évaluation.
Qu’une nouvelle commission de vigilance serait créée dès que...

Tout ça lui parvenait de très loin. Elle était
comme sonnée par un coup reçu en pleine figure.
Un seul chiffre passait en boucle dans son
cerveau : huit hectares. C’était la surface de
blé M027 qu’elle avait semé dans ses champs
l’année dernière.

Avant de fondre en larmes, elle entendit juste ce
détail atroce : parmi les trois victimes figurait
une petite fille de huit ans atteinte de
myopathie.
Cette nouvelle semblait consterner le
présentateur, à moins d’un mois du prochain
Téléthon.

Dix jours plus tard, dans Le Nouvel Agriculteur,
à la page des petites annonces, on trouvait ces
quelques lignes :

AV, Nord Charente, exploitation agricole. 48 ha
céréales + poulets + 30 chèvres. Disponible de
suite. Prix : 250 000 e

Décembre 2002

POST SCRIPTUM

Ces quelques pages d’agriculture fiction sont
bien évidemment pure imagination. Ceci dit,
toute ressemblance avec des faits existants ne
serait pas obligatoirement fortuite. En effet :

En mai 2002, le professeur Avigdor
Kahaner, de la faculté israélienne d’agronomie
de Rehovot, annonçait la création de poulets sans
plumes, héritant par transgénèse des caractères
d’un oiseau à peau nue et d’une poule ordinaire.

La D.S.I.V. n’existe pas. Mais la société
Monsanto (qui détenait en 2000 environ 94 % des
surfaces cultivées en plantes génétiquement
modifiées dans le monde) emploie une agence de
détectives privés pour surveiller les
agriculteurs américains. Une ligne téléphonique a
même été ouverte spécialement pour permettre la
délation.
Fin 2002, un céréalier américain a reçu une
amende de 780 000 dollars pour avoir réutilisé
des semences brevetées par la firme.

José Bové a bel et bien été condamné à 14
mois de prison ferme pour destruction d’OGM. De
telles décisions provoquent des tensions au sein
même du mouvement social, divisé entre les
pro-José et les anti-Bové.
Des " anti " qui, pour beaucoup, étaient
sensiblement moins critiques vis-à -vis du
porte-parole de la Confédération paysanne lorsque
sa cote de popularité atteignait des sommetsS

Si l’agriculture biologique existe
toujours, on ne peut pas dire que ce soit grâce
au lobby des biotechnologies. En moins de dix
ans, le soja bio a totalement disparu de
certaines régions des Etats-Unis, à cause de la
contamination génétique des cultures OGM.

En 1989, un antidépresseur de la firme
japonaise Showa-Denko produit en utilisant une
bactérie génétique-ment modifiée s’est révélé,
après commercia-lisation, secréter une toxine
mortelle. Le bilan fut de 37 décès et 1500
handicapés à vie.

Et malgré tout, les organismes génétiquement modifiés continuent à progresser.

Pour l’année 2000, sur le budget total capté pour
le déve-loppement des biotechnologies, moins de
1% était consacré à l’étude de leurs impacts.

Cette nouvelle est disponible en format papier
pour une somme modique (1,5 euro) au bénéfice
d’Attac Montmorillon.

Contact : Aurélien Bernier aurelien.bernier@nomade.fr.ns

 Source : Courriel d’information ATTAC N° 449 24 décembre 2003 http://attac.org

Dessin et photos :

 www.confederationpaysanne.fr

 www.bio-picardie.com


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Aurélien BERNIER
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Viktor DEDAJ

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