Le petit matin du quinze de France
Par Anatole Bernard.
Le samedi 1er octobre 2011, le Quinze de France rencontre celui du Tonga pour une qualification en quart de finale de la coupe du Monde de rugby. Je me lève, je me rase, je me douche et je m’installe devant le poste de télévision. Tout est bien en place, mais je ne suis pas tranquille. Je n’attendrai pas longtemps pour comprendre que le malaise qui s’est emparé de moi est fondé. A l’écran, je ne vois que du rouge, comme une explosion de soleil… Les Tonguiens mettent le feu partout sur le terrain, ils sont heureux de se livrer, de se mesurer, de jouer à leur manière, dans un rugby de transe qui donne le vertige aux Bleus, qui les transperce, les bouscule, souvent à la limite de la correction, comme une déferlante devant laquelle tout est panique, impuissance, crédulité. A demi sonnés par ce tourbillon de passes, de percées, de contre-pieds, nos joueurs sont plongés dans la valse lente d’un réveil qui s’attarde.
Alors, hommage aux magnifiques Tonguiens, courageux, adroits, fiers, unis qui ont dispensé une véritable leçon de rugby en se donnant une autre raison de vivre…
Certes, en France tout peut arriver, même d’arriver en finale de la coupe du Monde avec une pareille équipe, car tout est possible sur un match… même une victoire du Tonga sur la France. Mais comment en sommes-nous arrivé là ? Avec cette équipe sans âme, sans esprit de solidarité, de sacrifice et d’envie, réduite à la désespérance.
Les tentations de jugement sont fortes et les commentaires de la presse écrite, de la radio, de la télévision, de bistrot, de la rue ne manquent pas. Il est facile de se demander si tel ou tel joueur est bien à sa place ; s’il a le niveau ; et si et si et encore si. Permettez-moi de rester prudent. Les joueurs retenus le sont pour des qualités affichées tout au long du Top 14 et le sélectionneur avec toute son équipe a le temps de les observer dans la durée pour éviter de prendre l’hirondelle qui ne fait pas le printemps. Pour moi, lorsqu’ils arrivent en équipe de France, ils savent jouer au rugby, au moins à celui dessiné pas le sélectionneur. Alors, à quoi ont servi les trois mois de mobilisation présentés comme une grande première ? Que leur ont-ils fait faire durant ces fameux mois de préparation ? En fait, au croisement des informations sur le programme de cette période, il y a l’idée qu’ils ont été promenés dans un vaste parc d’attraction pour faire du canoë, du rafting, de l’entraînement de commando de marine, j’en passe des meilleures, et que, chemin faisant, le rugby a été oublié. J’ai franchement le sentiment qu’ils ont désappris le rugby, leurs gestes, leur géniale faculté d’improvisation, en un mot : le French Flair ; je crois tout simplement que ces mois, que ces semaines, que ces jours ont été longs, les ont fatigués, lassés, vidés de leur envie ou à moins qu’ils ne soient devenus de véritables coqs en pâte, trop choyés, mis à l’aise et sans souci.
En outre, j’ai toujours pensé que le métier de sélectionneur était de prendre les meilleurs ou bien les plus complémentaires pour construire un fond de jeu et une équipe solidaire ; que sa mission consistait à faire progresser et non régresser les bons, en tout cas à leur donner envie de jouer ensemble. Mais quelle idée de ne pas insister sur le rugby, de ne pas remettre cent fois le métier sur l’ouvrage, de gâcher leur plaisir de jouer, de jouir le ballon en main, de jouir de passe en passe pour le plaisir de tous, car le rugby que j’aime est un jeu de mouvement, une chorégraphie à la fois de calcul et d’improvisation et non une guerre.
Il me semble que l’entraîneur, au demeurant le meilleur fils du monde, devrait apprendre l’art de se taire et laisser au vestiaire les observations, les jugements qui blessent. L’art du rugby n’est pas l’art de diviser, mais celui de rassembler, de cimenter et par conséquent de libérer les qualités pour le plus grand profit de chacun et du groupe.
J’ai vu de mes yeux vu des joueurs égarés sur le terrain, à la recherche d’un esprit et d’un jeu perdus. J’ai vu de mes yeux vu, des corps mutilés par des jours et des jours de musculation abusive. Néanmoins, j’ai vu de mes yeux vu, quelques lueurs de passes qui pourraient être le germe de lendemains qui chantent ; permettez-moi de rêver, car la motricité et la technicité de certains joueurs m’y invitent.
Et puis, comment ne pas s’interroger sur les effets du Haka. Regardons bien ces joueurs disposés comme un corps de ballet se mettre progressivement en transe. La tension de leur corps fait la force de leurs bouches, leurs cordes vocales se fondent en un corps vocal, ils sont possédés par une histoire, un projet, un défi jusqu’à devenir une forme artistique via l’extase. Ils ne sont plus alourdis par le doute, la crainte ; ils sont prêts pour un rugby-transe, le corps et l’esprit épris de liberté.
Alors, les petits, comme l’articulait si bien Roger Couder, chantez-nous La Marseillaise à vous faire péter la poitrine, à vous décongestionner toutes sortes de noeuds et dépassez la culture de la tessiture pour plonger dans l’indélicatesse de l’étendue ou siègent de nouvelles ressources, afin de ne pas être tétanisés par le cri des autres et retrouver votre rugby d’évitement, de risques acrobatiques, d’improvisations déroutantes comme l’a vécu l’international All Blacks Donald William McKay, nostalgique du French Flair, nous avions peur de prendre des courants d’air par vos attaquants. J’ai eu la chance d’affronter André Boniface. Il incarne réellement votre french flair. Aujourd’hui vos trois quarts sont quelque peu formatés, lui avait une science de l’évitement incroyable (Midi Olympique Magazine du lundi 3 octobre 2011).
Alors, puisque Marc Liévremont a déclaré, que les joueurs fassent sans moi, je ne demande que cela, allez les petits n’hésitez plus, la coupe du Monde vous appartient.
Ne vous reprochez rien, ce qui a été fait est fait, rien ne peut être retouché, car dans la vie, comme l’a écrit André Gide, on ne peut corriger ce qu’on a fait ; oui, c’est ce qui me paraît si beau dans la vie ; c’est qu’il faut peindre dans le frais. La rature y est défendue.
Alors, en avant les coqs, en avant pour peindre dans le frais la révolte que tout un pays attend, que tout un peuple orphelin du french flair espère et que redoutent les Anglais.
Anatole Bernard