La théorie du ruissellement, si cher aux « libéraux » de tous poils, vous la connaissez. Elle dit que l’enrichissement des riches finit par « retomber » sur les moins riches. Elle dit que favoriser les riches – ou ne pas imposer des « entraves » à leur « dynamisme » - produit un effet d’entraînement de l’économie qui en retour profite à tous. Un peu comme un chien qui sort de l’eau et qui se secoue, quoi. Les gouttes jaillissent dans tous les sens et tous ceux à proximité finissent par être éclaboussés. La théorie du ruissellement présume que la cagnotte des riches est entreposée dans une sorte de panier percé d’où s’échappent des filets de bonheur. Lorsque un milliardaire se fait construire un palace, ça donne du travail à des ouvriers, des jardiniers, des chauffeurs, des cuisiniers, des majordomes, des gardes du corps, des concierges. Lorsqu’un milliardaire s’offre un jet privé, c’est toute une petite industrie et ses myriades de sous-traitants qui s’offrent une prime de noël. La théorie du ruissellement impose la vision d’un « mouvement » dont le sens paraît logique : du haut vers le bas. C’est-à-dire de « eux » vers « nous ». Et lorsqu’un « libéral » réussi à caler le curseur de votre réflexion sur cette vision-là, il a gagné. Et vous, vous avez perdu.
Évidemment, comme tous les raisonnements de tous les économistes libéraux, les questions gênantes sont évacuées, et le vocabulaire soigneusement filtré. Exemple : pour qu’un ruissellement puisse se produire « vers » le bas, il faut au préalable qu’une accumulation se produise « en haut ». Ce qui est parfaitement logique dans le cadre de la vision sus-mentionnée. Mais une telle affirmation présuppose une réalité hautement contestable : que cette richesse qui s’est accumulée « en haut » n’a pas été en quelque sorte « aspirée » d’un ailleurs, dans une sorte de jeu de vases communicants à somme nulle – sinon, quel en serait l’intérêt ?
Elle présuppose que cette richesse accumulée « en haut » a été créée « ex-nihilo ». Ce qui présuppose que la richesse peut être créée à partir de... rien. Ce qui revient à dire – ou pire, à penser – que ce sont les nuages qui produisent la pluie, et donc l’eau. Que plus les nuages sont gros, et plus la pluie sera forte, et plus il y aura de l’eau. Fin du raisonnement libéral. Circulez, il n’y a plus rien à (pleu)voir. Alors qu’en réalité, sans eau, pas de nuages. Oups, retour à la case départ. A moins de penser - en bon libéral - que les nuages ont été crées à partir d’un « surplus » d’eau, de l’eau qui n’existait pas avant, qui serait venue de nulle part, qui serait apparue comme par enchantement et se serait condensée comme ça tout en haut, juste pour le besoin de former de bons gros nuages, avec de l’eau qui aurait été créée à partir de... rien (sinon, quel en serait l’intérêt ?) et qui n’attendrait que le moment propice pour ruisseler sur nos têtes.
Et vous savez quoi ? Je ne vais même pas contester cette théorie car, pour clouer le bec à un libéral, il suffit de lui donner raison (dans un premier temps).
OK. Théorie du ruissellement, tout ça. Admettons.
Première remarque que tout libéral, dans sa grande mansuétude, acceptera sans broncher : la vision d’un « ruissellement vertical » de haut vers le bas est une image maladroite. Alors, pour en finir avec cette verticalité aux relents de lutte des classes, disons plutôt que toute accumulation de « richesse » finit par « se propager ». Plutôt qu’un ruissellement, imaginez une goutte d’encre lâchée sur un buvard. L’encre se concentre certes au milieu mais (notez le « mais » indispensable à toute conscience libérale) se diffuse aussi (notez le « aussi » indispensable à toute conscience libérale) aux alentours. Et vous, heureux récipiendaire de ces alentours - car la vie vous a souri - vous balbutiez quelques mots de remerciements.
En résumé : la richesse, c’est bien, et son accumulation, encore mieux. Une accumulation qui doit être perçue comme une « opportunité différée » pour tous les moins chanceux.
Alors voici (enfin) ma question : pourquoi la théorie du ruissellement ne s’applique que dans le cas d’une richesse accumulée par le haut, et concentrée sur quelques-uns ?
Si vous faites partie d’un catégorie qualifiée de « privilégiée », si vous jouissez d’une certaine garantie de l’emploi, si vous pouvez compter sur une régularité de revenus et du coup consommer, et donc faire travailler, et donc « propager » votre « richesse », vous êtes, à votre manière et surtout à votre petit niveau, le « riche » de quelqu’un. En fait, ce n’est pas vous le riche, c’est le groupe auquel vous appartenez qui l’est, en quelque sorte. Une richesse partagée entre plusieurs milliers, plusieurs dizaines de milliers, ou même centaines de milliers. Une richesse qui est aussi réelle (ou virtuelle) qu’une richesse de riche, mais étalée sur un plus grand nombre.
Étrangement, si le « ruissellement du riche vers le moins riche » paraît évident au libéral, il lui reste à nous expliquer pourquoi la même richesse distribuée entre un plus grand nombre n’aurait pas les mêmes effets « bénéfiques » sur l’économie... Après tout, combien de jets privés le riche-riche est-il capable de commander, et pour quels effets à terme ? Combien de palaces peut-il construire avant d’épuiser ses plaisirs de bâtisseur ?
Et c’est là qu’entrent en jeu les médias, qui tous appartiennent à... des riches, et qui vous « expliquent » qu’il faut en finir avec les « privilèges » des (au hasard) cheminots.
Diantre. C’est sûrement vrai, puisque ce sont les riches qui vous le disent.
Viktor DEDAJ