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Hanouna, la gauche et les médias
Grands médias : y aller ou pas ? Tous ceux qui désirent changer le monde ont un jour affronté ce dilemme. D’un côté, la nécessité de populariser les luttes, l’extase de la visibilité. De l’autre, la soumission aux normes journalistiques et l’engrenage de la politique-spectacle.
par Serge Halimi & Pierre Rimbert
Pouvait-on imaginer démonstration plus parlante ? Un jeune militant étudiant, M. Louis Boyard, se fait remarquer par sa pugnacité ; il devient chroniqueur régulier d’une émission de télévision, « Touche pas à mon poste », peu considérée mais très regardée. Sa notoriété médiatique l’aide à être choisi comme candidat de La France insoumise (LFI) ; le suffrage des électeurs en fait un député. Lorsqu’il revient comme invité dans l’émission qui a assuré sa notoriété, l’animateur, beaucoup plus célèbre que lui, Cyril Hanouna, l’injurie quand il ose mettre en cause M. Vincent Bolloré, treizième fortune du pays (selon le magazine Challenges) et propriétaire de la chaîne : « T’es une merde », « tocard », « espèce d’abruti », « je m’en bats les couilles que tu sois député ». Les invectives qui se bousculent illustrent l’état de dépendance du monde politique envers celui des médias.
Le scandale dope l’audience des émissions suivantes, où chacun dénonce M. Boyard, le « gamin » ingrat qui a « trahi son ami » Hanouna. « Franchement c’était un manque de respect », juge un des intervenants à propos du député insulté, pas de l’animateur qui l’a injurié. Le piège s’est refermé : l’émission avait en effet été saluée par plusieurs dirigeants de LFI, désireux de s’adresser à son public nombreux, jeune et populaire. « Nous allons partout où on peut porter notre parole », explique d’ailleurs M. Jean-Luc Mélenchon après l’incident. À quel prix ?
La question du rapport qu’entretiennent les formations politiques, associatives et syndicales avec des médias qui monopolisent la mise en scène de la vie publique dévoile un paradoxe : rarement l’enchâssement de la presse et de l’argent a été aussi prononcé ; jamais la critique des médias par la gauche radicale n’a paru aussi opportuniste. Les organisations qui contestent l’ordre établi savent pourtant que la presse et le pouvoir ont partie liée. « Les journalistes, avertissent deux universitaires hostiles au mouvement social, doivent se rappeler qu’ils ne sont pas de simples observateurs mais qu’ils font partie des élites dont le rôle est aussi de préserver le pays du chaos (1). »
Les contestataires n’ignorent pas non plus l’impopularité des dirigeants éditoriaux. Pourtant ils acceptent, à des degrés divers, de se plier aux demandes de ceux-ci, qu’il s’agisse de meubler les plateaux de chaînes d’information en continu ou d’accepter un poste de chroniqueur dans une émission de divertissement. Mais peut-on ainsi se servir des grands moyens de communication sans risquer d’y être asservi ? À quels compromis doit-on consentir lorsqu’on choisit de « parler pour les médias » ?
Parler pour les médias, c’est d’abord entériner l’idée que les grandes entreprises de communication distribuent la parole dans la société : il reviendrait donc aux journalistes de populariser certaines mobilisations, d’en ignorer d’autres, de sélectionner les porte-parole. Pour un mouvement naissant, l’enjeu est vital puisqu’il s’agit de percer le plafond de verre du débat public. Toutefois, la presse accorde prioritairement son attention aux organisations qui reproduisent les formes du spectacle médiatique : faire jeune, drôle, festif, court, symbolique, clivant ; scénariser des actions au cours desquelles le choc des images compense la faiblesse relative du nombre — défiler nu, se déguiser en clown, asperger de soupe la vitre protectrice d’un tableau. Ironiques, décalés, pleins d’esprit, les slogans qui accompagnent ces « performances politiques » sonnent comme de la publicité ou une manchette de presse, à l’inverse des mots d’ordre « revendicatifs », perçus par les journalistes comme ennuyeux.
Ce registre d’intervention porte parfois ses fruits : l’association Act Up obtint des résultats notables dans les années 1990. Plus récemment, les coups d’éclat de militants écologistes ont amplifié l’écho du combat contre le réchauffement climatique. Mais toutes les contestations ne disposent pas des moyens d’une telle mise en scène. Les formes d’action « décalées » émanent généralement de couches sociales urbaines et diplômées, ou de salariés issus des classes moyennes. En 2004, les chercheurs en colère bénéficiaient du soutien spontané de la presse parisienne au point que le quotidien Le Monde leur consacra sa « une » à six reprises entre le 3 et le 11 mars. Deux mois plus tard, quand les agents d’Électricité de France (EDF) en grève occasionnaient des coupures de courant, un dessin de Plantu à la « une » du même journal les compara aux tortionnaires américains de la prison d’Abou Ghraib en Irak (9 juin 2004). Dans les deux cas, il s’agissait pourtant de préserver un service public.
S’ils escomptent une résonance médiatique, les salariés ordinaires des entreprises ordinaires doivent donc entreprendre des choses extraordinaires : menacer de faire sauter leur usine, comme les ouvriers de Cellatex à Givet dans les Ardennes en juillet 2000 et ceux de GM&S dans la Creuse en 2017 ; retenir des dirigeants d’entreprise, saccager la sous-préfecture… Ou prendre d’assaut les Champs-Élysées, à l’instar des « gilets jaunes » en 2018. Les risques encourus par les uns et les autres diffèrent : les chercheurs qui protestaient allongés en blouse blanche sur le pavé s’exposaient à une laryngite ; près de 2 300 « gilets jaunes » ont été condamnés, 400 incarcérés, certains mutilés à vie.
Cette attention sélective des médias peut transformer la conduite des mouvements : on choisira plus volontiers des actions au rendement médiatique immédiat sans toujours se demander si la présence de caméras permet effectivement d’atteindre les objectifs politiques de long terme. Or le triomphe dans les sommaires des journaux télévisés s’obtient plus facilement qu’une capitulation du patronat ou du gouvernement. Quand la présence dans la presse devient une fin en soi, la stratégie de l’organisation s’étiole en une succession de coups taillés sur mesure pour aguicher les journalistes. Ces derniers, lisait-on dans le Guérilla kit. Nouveau guide militant (La Découverte, 2008), « sont des gens pressés. Il faut leur mâcher le travail ». « Plus vous pouvez cocher de cases dans la liste suivante, plus votre action aura de chances de passer dans les médias. » Les « cases » ? Nouveauté, dramatisation, conflictualité, perturbation, VIP, symbolique, insolite, scandale, polémique, etc.
Excitation, banalisation, disparition
Non contente d’infléchir l’orientation d’un mouvement, la stratégie médiatique peut également en modifier le recrutement. Évoquant son expérience des années 1960 avec les Étudiants pour une société démocratique (SDS), le sociologue Todd Gitlin souligna que cette formation américaine « se mit à organiser des événements symboliques pour attirer délibérément les lumières médiatiques. Résultat : les nouvelles recrues au SDS y adhérèrent pour y retrouver l’image qu’ils avaient vue à la télévision. Ils fumaient de la dope, ils n’avaient pas beaucoup lu et ils venaient pour casser (2). » Soixante ans plus tard, une « enquête exclusive » de Bernard de la Villardière consacrée à la lutte contre la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (M6, 29 mars 2015) offrira un lointain écho aux réflexions de Gitlin. Intitulé « Écolos, extrémistes ou marginaux : qui sont ces “zadistes” qui défient l’État ? », le reportage mettait complaisamment en scène des personnes hagardes, un homme qui se vantait de boire de l’essence, un autre qui brandissait une hachette…
Le fonctionnement d’un monde journalistique obsédé par la nouveauté pose aux partisans de la course aux médias une question difficilement soluble : comment tenir le rythme plus de quelques mois ? La presse privilégie les mobilisations qu’elle juge « novatrices » : des mouvements féministes dans les années 1970 aux militants écologistes qui interviennent dans les musées, chaque nouvelle mobilisation, avec ses méthodes et ses outils, peut attirer les feux médiatiques, mais se banaliser tout aussi vite. En 2011, la célébration du militantisme sur Twitter et Facebook donnait parfois le sentiment que les révoltes arabes se déroulaient en ligne plutôt que dans la rue ; douze ans plus tard, l’usage militant des réseaux sociaux appartient au répertoire classique. Sans-papiers en 1996, chômeurs en 1997-1998, Jeudi noir, L’appel et la pioche, Génération précaire, Enfants de Don Quichotte, Osez le féminisme !, opposants aux « grands travaux inutiles » au cours des décennies 2000 et 2010… : des dizaines de collectifs qui organisaient des actions spectaculaires au service de causes progressistes ont été adorés, puis négligés, et finalement enterrés par les médias. « Lorsqu’une rédaction nous appelle au téléphone, observa un responsable de l’association Agir ensemble contre le chômage (AC !), passée de mode au début des années 2000, ce n’est pas pour nous demander notre avis sur le fond des choses, mais pour qu’on lui trouve des chômeurs représentatifs : “On cherche un RMiste entre tel âge et tel âge.” C’est du casting social. Ce qu’on fait ne les intéresse pas. » M. Maurad Rabhi, qui fut délégué Confédération générale du travail (CGT) lors du conflit de Cellatex en 2000, avait témoigné dans le même sens : « Le temps du conflit, vous brillez, vous êtes sur le devant de la scène, vous incarnez une cause. Et puis, plus rien. Lorsque les projecteurs s’éteignent, vous retombez dans l’ombre, dans la solitude, l’isolement » (3).
Le risque de la course à l’audience apparaît ici avec une violente évidence : si la visibilité d’une organisation dépend avant tout de sa médiatisation, alors les médias détiennent aussi le pouvoir de la rendre invisible. Après le passage de M. Olivier Besancenot, alors figure montante de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, ancêtre du Nouveau Parti anticapitaliste, NPA), aux « Grosses têtes » de Philippe Bouvard, le fondateur de l’organisation, Alain Krivine, expliquait : « Même si Olivier n’aime pas ça, mieux vaut ne pas refuser ces émissions sinon nous disparaîtrons. » Aller blaguer aux « Grosses têtes » ou disparaître : on a connu alternative plus exaltante… « Nous sommes passés de mode, admettait, en décembre 2007, le sous-commandant Marcos, en tirant le bilan de treize années d’insurrection au Chiapas (Mexique). Si c’était à refaire, je ne changerais rien sauf, peut-être, être moins présent sur la scène médiatique (4). »
Car il ne suffit pas de capter l’attention des médias. Conserver leur bienveillance interdit de franchir les « lignes jaunes » préalablement définies par les journalistes. Au-delà, prétendent-ils, l’« opinion » lâcherait le mouvement : piquet de grève, interruption des examens, annulation de festival, blocage des autoroutes, occupation de bâtiments, etc. Sitôt un de ces interdits enfreint, les journalistes se retournent contre les protestataires et les qualifient d’extrémistes, de preneurs d’otages, de populistes, de fossoyeurs de l’économie. Le traitement médiatique tournera dès lors autour d’une question, posée par exemple aux opposants au G8 de Gênes en 2001, au délégué CGT de Continental à Clairoix le 21 avril 2009, aux zadistes, aux « gilets jaunes », aux opposants aux mégabassines le 31 octobre dernier : « Est-ce que vous condamnez les violences ? »
Mais aucun mouvement social ou presque n’aurait abouti, y compris dans un cadre démocratique, s’il n’avait pas à un moment donné contesté la légitimité de la légalité. Ni le combat syndical, ni le mouvement des Noirs américains, ni la lutte pour la légalisation de l’avortement, ni les associations LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et trans) pour l’égalité des droits. Ce fait indiffère les journalistes dominants, à la culture historique souvent chétive. L’ordre social leur paraît naturel. Dispositifs audiovisuels ou pages débats des grands journaux ne sont pas conçus pour offrir aux dissidents la possibilité d’exposer leurs raisons de changer le monde : ils visent à produire tantôt du « débat » qu’arbitrent les journalistes, tantôt des petites phrases qui nourrissent les chaînes d’information en continu ou, mieux, des clashs dont raffole Twitter.
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Gérard Fromanger. – « Contrôle », de la série « Questions », 1977
© Gérard Fromanger - Bridgeman images
Depuis le début des années 1960, la question du rapport aux médias a intéressé une multitude de mouvements, bien souvent hors de France, sans que la mémoire militante se transmette sur ce sujet (5). À propos du combat des Noirs pour les droits civiques aux États-Unis, un proche de Martin Luther King avait expliqué : « C’eût été désastreux pour nous de compter d’abord sur une forme de communication de masse contrôlée par de grosses entreprises de presse pour disséminer et légitimer notre message. Nous eussions été à leur merci et c’est elles, en définitive, qui auraient déterminé notre ordre du jour (6). » Volontaire ou non, l’oubli de cette réflexion critique offre à quelques individualités l’occasion d’éprouver d’abord l’extase de la notoriété médiatique, puis son retour de bâton.
De même qu’ils sélectionnent les mouvements contestataires, les journalistes choisissent les porte-parole les plus conformes à leurs stéréotypes et les plus prompts à se soumettre à leurs exigences professionnelles. Élocution facile, capacité à ciseler des petites phrases, caractère suffisamment affirmé pour camper un personnage aussitôt identifiable : l’ouvrier sera éruptif, émotif, désespéré ; l’altermondialiste ressemblera à un enseignant et débitera d’un air accablé les dernières données sur les inégalités ; la féministe fera la leçon d’un air fâché ; le défenseur du terroir sera moustachu ; le hackeur portera un sweat à capuche et un masque de Guy Fawkes. Le portrait-robot du militant climatique est encore en chantier, mais son propos doit mettre en avant le destin menacé des enfants.
Ainsi cloisonnés par clichés, ces intervenants ont appris à respecter les « contraintes » des journalistes. Ancienne porte-parole de LFI, Mme Raquel Garrido a tiré de sa propre expérience un récit détaillé : « Quand on vous appelle à 18 heures pour venir à 22 heures, 23 heures ou minuit, il faut bien sûr dire oui. Et lorsqu’un journaliste vous appelle à minuit pour enregistrer une petite interview qui sera diffusée à la radio à partir de 5 heures du matin, il faut se rendre disponible toutes affaires cessantes. » Le résultat a parfois laissé perplexe Mme Garrido elle-même. « Combien de fois ai-je eu le même échange avec un passant [qui la félicitait pour une intervention télévisée] dans la rue :
C’est très gentil, merci. Et qu’est-ce qui vous a plu dans mon intervention ?
Bah, bah, bah, je ne sais plus trop… Il faut dire que je faisais autre chose en même temps.
Vous ne vous souvenez d’aucun de mes arguments ?
Pas vraiment… mais en tout cas vous étiez super (7) ! »
Mais répondre toutes affaires cessantes aux interpellations médiatiques oblige à réagir avant d’avoir délibéré collectivement de la position à prendre ou des conditions requises pour participer à une émission. La temporalité de la presse diffère en effet de celle de l’organisation démocratique : lorsqu’un journaliste appelle sur son portable un porte-parole syndical pour qu’il réagisse à une actualité, le syndicat a rarement eu le temps de se réunir et d’adopter une ligne commune. Toutefois, si le représentant refuse afin de ne pas faire endosser à son organisation les propos qu’il risque de devoir improviser à l’antenne, il sait que le journaliste va contacter un syndicat concurrent ou un individu moins discipliné que lui. Dès lors que la plupart des membres d’un collectif disposent d’un compte Twitter où se mêlent promotion personnelle et commentaires (plus ou moins informés) de l’actualité du moment, une force centrifuge déstabilise leur institution.
« Grand angle, grand public »
Si les organisations contestataires produisent du collectif pour remporter leurs combats, le journalisme politique personnalise les luttes collectives pour raconter leurs histoires. Qu’il s’agisse des portraits en dernière page de Libération, de l’émission de M6 « Une ambition intime », de la mise en scène de la vie personnelle qui ponctue les entretiens conduits par Léa Salamé sur France Inter, les intervenants sont sommés de dévoiler une partie de leur vie de famille, de leurs goûts, de leurs aventures personnelles, plus souvent qu’on ne leur demande de détailler les objectifs, les luttes et la pensée des mouvements qu’ils représentent.
En 2001, le porte-parole de la Confédération paysanne, M. José Bové, acceptait de participer à l’émission de Michel Drucker « Vivement dimanche ». À sa suite, de nombreuses personnalités de la gauche radicale ont exposé leur vie dans la presse magazine ou sur le plateau d’émissions intimistes, se prêtant parfois à des mises en scène costumées (8). Ce choix a irrité de nombreux militants. Il y a vingt ans déjà, l’un d’entre eux interpellait M. Besancenot dans les colonnes de leur hebdomadaire commun : « Que vas-tu faire dans des émissions télé plus ou moins débiles ? » Un dirigeant du parti ne tarda pas à répliquer : « Il faut qu’on ait toujours l’idée grand angle, grand public. (…) Il ne faut pas avoir peur du grand large et il ne faut surtout pas avoir une attitude méprisante par rapport à toute une série d’émissions populaires » (9).
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Gérard Fromanger. – « S’écroule », de la série « Questions », 1976
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