Sans doute il est condamnable pour un homme, quel que soit son statut social, d’abuser de la domination physique que lui permet généralement le fait d’appartenir au sexe masculin pour frapper une femme.
Cela dit, les hommes politiques doivent-ils être des modèles de vertu privée, voire des personnes dont la principale activité est d’étaler cette vertu ?
Ceux qui ont lu Machiavel auront tendance à penser que rien n’est pire qu’un saint égaré en politique. Mais on peut aussi comprendre que la conduite privée d’hommes politiques qui appartiennent à des formations de gauche qui se considèrent toutes plus féministes les unes que les autres, et qui ne sont pas avares en leçons de morale, doit conserver un minimum d’exemplarité à ce sujet.
L’égalité formelle entre homme et femme est acquise dans la loi mais dans la réalité chacun sait qu’il reste du chemin à faire pour l’égalité réelle, et l’un des aspects bien concrets de ces inégalités persistantes est la différence dans l’exposition à la violence.
Le féminisme radical remet d’ailleurs sur le tapis l’ensemble des relations hommes femmes et la substance de la sexualité masculine qui est assimilée par cette tendance idéologique à une culture du viol.
S’il est bien certain que les femmes ne violent pas les hommes et que beaucoup de femmes sont violées ou agressées sexuellement par des hommes, généraliser cette observation à l’ensemble des hommes aboutit à essentialiser la pratique du viol comme une caractéristique de la masculinité, ce qui risque bien de produire l’inverse de l’effet escompté. A moins qu’il ne s’agisse que d’un discours devant légitimer une rupture radicale entre les deux sexes, préfigurant dans un avenir utopique lesbien de science-fiction, moins délirant et plus inquiétant qu’il ne paraît au vu des développements de la technologie médicale, la pure et simple disparition du sexe masculin.
On rappellera au passage que la théorie arendtienne de la banalité du mal a pour effet et pour fonction de noyer le poisson : si tous les hommes sont des violeurs, la responsabilité des vrais violeurs est diluée dans le tas.
Chacun sait que les relations sexuelles entre hommes et femme sont surdéterminées par l’histoire des mentalités, sans parler de la biologie, et que dans une chorégraphie à laquelle il est bien difficile d’échapper, l’homme fait des avances plus ou moins subtiles à la femme qui en retour affiche sa pudeur et sa vertu, plus ou moins. Et si les femmes, notamment les jeunes filles qui sont particulièrement convoitées par les hommes – sans doute inconsciemment pour leur potentiel de reproductrice - tentent d’inverser le jeu, elles passent pour des putains. Et dans ces conditions si les hommes attendent qu’elles viennent les chercher, ils pourront attendre longtemps. A moins de se résigner à se rendre chez les vraies putains.
Ce n’est pas un hasard si les principaux bénéficiaires de la détérioration présente des relations entre les sexes sont les sites de rencontre payants.
Cet état de fait remonte sans doute au temps du patriarcat – lequel est mort depuis longtemps, et c’est le capitalisme qui l’a tué – quand le corps de la femme était un bien qui appartenait au groupe ou au clan familial, dirigé par le patriarche selon des modalités et dans des limites diverses selon les cultures, et qui circulait entre les familles. Le viol était donc une atteinte à l’intégrité du clan, et au sens originaire, à son "patrimoine". Le viol d’une femme étrangère au clan était un acte de guerre contre un autre clan. La psychologie du consentement n’avait rien à voir dans sa définition – de même que le respect de la vie n’avait rien à voir dans la proscription traditionnelle de l’avortement.
Le consentement personnel apparaît avec la montée de l’individualisme monothéiste puis bourgeois. Il est indispensable que la femme individuelle puisse devenir un sujet de droit à l’égal de l’homme. On peut en dire de même du droit à l’avortement.
On peut observer que les hommes sont en réalité plus exposés à subir la violence physique notamment dans ses formes les plus graves : brimades et humiliations, coups et blessures, homicides, etc. que les femmes, mais qu’ils sont encore plus fréquemment ceux qui exercent la violence. Les hommes se maltraitent beaucoup entre eux, et par dessus le marché maltraitent les femmes, ce qui est courant mais aussi condamné par la morale traditionnelle. On va supposer sans grand risque d’être contredit que 90 % de la violence est d’hommes sur les hommes, 10 % d’hommes sur les femmes et que la violence physique des femmes sur les hommes ou sur les autres femmes est statistiquement négligeable.
Il y a donc des déterminants génétiques, culturel et historiques très puissants et très archaïques de cette situation déplorable.
Cette particulière agressivité du sexe masculin est un fait impossible à nier et elle est prise en compte dans diverses dispositions qui ont pour but d’en protéger l’autre sexe. Le droit de la guerre tient aussi compte de cette différence, en couvrant d’opprobre les soldats meurtriers des femmes et des enfants présumés sans défense. Cette protection relative étant, comme ça va de soi comme toute mesure de protection, à double tranchant.
Aussi dur que ce soit à entendre pour les intéressées, leur appartenance au « sexe faible » n’est pas une image mais un raccourci qui reflète la réalité.
Les aptitudes physique et les déterminants psychologiques des différences entre les sexes sont liés à une très ancienne division du travail qui s’est atténuée mais qui perdure. L’homme travaille à l’extérieur de la maison, la femme à l’intérieur, l’homme gère les relations avec les étrangers et la femme à l’intérieur de la famille. Cette division du travail en retour a imprimé sa marque aux mentalités et aux attentes culturelles qui définissent un homme ou une femme, leur « genre » et qui définissent aussi leur image de soi.
A ce moment là, il y a une bonne et une mauvaise nouvelle : la bonne est le changement des modes de production qui a rendu cette division du travail en grande partie caduque. La mauvaise, c’est que le dimorphisme sexuel humain qui a une grande inertie historique est constitutif de l’espèce dans sa réalité matérielle ; on ne peut pas le détruire sans détruire l’humanité.
Ce qui complique les choses est que l’essence même de l’homme et de la femme sont remises actuellement en cause par les développements récents de modes intellectuelles idéalistes, qui veulent remplacer le sexe assigné par la nature par le genre produit de la culture, et qui trouvent leur origine dans la gauche universitaire américaine, une fabrique de mots où il est courant de penser que modifier les mots permet de modifier les choses.
Il n’est donc plus tellement question de réaliser l’égalité et la justice dans les rapports entre hommes et femmes réellement existants, ni d’ailleurs entre Blancs et Noirs, mais de déconstruire le bloc majoritaire blanc masculin présumé oppresseur a priori pour le résoudre en une multiplicité infinies d’identités subjectives.
Cette tendance est foncièrement idéaliste, et la matérialité de la distinction homme femme est remise en cause. Or on ne voit pas comment on pourra à l’avenir supprimer les inégalités réelles entre deux catégories réelles si on considère qu’elles ne sont pas réelles.
Simone de Beauvoir se trompe lourdement quand elle dit « on ne naît pas femme, on le devient » – et d’ailleurs cette citation n’est pas cohérente avec le reste de son œuvre.
Ce n’est pas la première fois qu’une dérive extrémiste se développe hors-sol en partant pourtant de principes cohérents, dans les milieux intellectuels bourgeois : on a vu ça avec le maoïsme du Quartier Latin, l’anti-impérialisme tiers-mondiste et le situationnisme : Baader et Meinhof, Debord et Vaneigeim, Valérie Solanas sont d’ailleurs des figures fascinantes, mais il faut bien comprendre que cette fascination qui se porte sur des révolutionnaires qui n’ont connu comme destin final que "la défaite sans avenir d’où l’on ne peut fuir" relève du radicalisme bourgeois et de la tendance à l’auto-négation de la culture bourgeoise d’avant-garde. Aujourd’hui se développe en guise de pensée critique une sorte de moralisme idéologique, que ses adversaires conservateurs qui ont trouvé là un adversaire facile qualifient de « marxisme culturel » - bien qu’il n’ait pas grand chose à voir avec le marxisme - et il joue le même rôle que les gauchismes précédents : couper l’avant-garde politique intellectuelle des masses populaires. Les militants qui se complaisent dans l’extrémisme et la célébrité temporaire qu’il apporte en sont sans doute inconscients, mais ceux qui les mettent en avant et leur assurent une généreuse publicité dans les médias bourgeois se frottent les mains. Et encore davantage quand cet extrémisme verbal permet de pousser un coin entre les rangs des exploités et empêche l’unité du prolétariat – où rappelons-le les femmes sont majoritaires.
Lorsque la bourgeoisie ne peut plus ignorer ou minimiser une théorie critique qui se diffuse hors de son contrôle, elle chercher d’abord à l’écraser, puis en cas d’échec à la récupérer pour en inverser la signification, passant du fascisme au gauchisme parfois sans transition.
Les groupes opprimés n’auront pas de gain matériel à en espérer, bien au contraire, mais en échange ils doivent obtenir une revanche sur le plan moral. Les mâles blancs hétérosexuels n’ont qu’à bien se tenir, et en attendant les dirigeants de gauche doivent parader de leur vertu suivant les nouvelles normes.
Il faut donc en revenir à une approche fondamentalement matérialiste dans la critique de toutes les formes d’aliénation, y compris celles qui ne sont pas réductibles à la lutte des classes contemporaine.
Les hommes et les femmes essentiellement ne jouent pas le même rôle dans la tâche centrale de l’humanité qui est la production de ses conditions d’existence et leur reproduction de génération en génération.
(Voir à ce sujet l’excellent ouvrage dont je recommande la lecture toute affaire cessante sur cette question et sur bien d’autres : Une histoire du travail, de la préhistoire au XXIème siècle, 2017, de l’économiste et anthropologue écossais Paul Cockshott qui vent d’être traduit aux Éditions Critiques, notre de lecture à lire ici.)
Dans les pays socialistes en leur temps les femmes ont été bénéficiaires d’une politique sociale qui leur permettait de vivre leur maternité sans en subir de préjudice matériel ou moral comme c’est le cas dans le système capitaliste. Cela suppose que le rôle prédominant des femmes dans la reproduction des générations et dans l’élevage des enfants – c’est comme ça qu’on dit ! – est reconnu, au lieu d’être nié, et qu’elles bénéficient d’un statut qui le facilite. Par ailleurs, le socialisme permet de développer considérablement la socialisation des soins aux enfants et des activités ménagères qui pèsent et qui risquent fort de continuer longtemps à peser principalement sur les femmes.
On remarquera que les politiques de parité absolue dans les emplois et les fonctions ratent complètement leur objectif s’il s’agit de favoriser les femmes comme elles sont et comme elles vivent réellement leur vie dans la majorité des cas, et finissent par mettre en avant des prête-noms, des incompétentes et des mannequins au détriment des femmes capables.
Le capitalisme n’assure plus la reproduction de la population à long terme. Ayant renoncé à cet objectif, il peut en effet nier la spécificité féminine dans ce travail qui représente à lui seul une bonne moitié du travail social. On pourra déconstruire tout ce qu’on voudra, les hommes ne remplaceront pas les femmes dans leur rôle de mère et d’éducatrice, mais il peut être rentable à court terme de passer ce rôle par profits et pertes plutôt que de lui allouer les ressources nécessaires, sous formes de congés maternels, d’avantages de carrières et de formation, et d’allocations familiales. Au prix du déclin de la population, de la stagnation économique et de l’exploitation des immigrés.
Les familles monoparentales, donc les mères seules à élever leurs enfants, deviennent dans cette conjoncture les principales variables d’ajustement des politiques de régression sociale, et le groupe le plus fortement impacté par la misère moderne. On peut comprendre que l’écriture inclusive leur fait une belle jambe !
Le progrès technique en élargissant le temps libre pour les deux sexes permet un épanouissement individuel plus grand, mais il ne peut pas se substituer à l’obligation sociale de produire les moyens de subsistance des générations présentes et de reproduction de la société aux générations futures.
Sinon l’humanité disparaîtra bien avant qu’elle ait eu à souffrir du réchauffement climatique : à l’échelle de moins de deux siècles, au vu de la tendance lourde de la fécondité.
GQ, 15 décembre 2022