Destins croisés : Indochine, Colombie et Mexique

Statu quo, narcotrafic et guerre sale

Notre ami Hernando Calvo Ospina nous a fait parvenir ce texte qu’il a écrit pour l’ouvrage collectif « Ayotzinapa. Un grito desde la humanidad »(Mexique, septembre 2015).

L’auteur (Colombien, la France rejette ses demandes de naturalisation) est réfugié politique en France. Journaliste et auteur de plusieurs ouvrages, il écrit notamment dans Le Monde diplomatique. Il a participé à la réalisation de documentaires pour ARTE et la BBC.
Il décrit ici avec précision des méthodes de voyous d’Etat qu’il connaît bien pour avoir été affreusement torturé dans sa jeunesse (voir : http://www.legrandsoir.info/tais-toi-et-respire-torture-prison-et-bras-d-honneur.html
Le Grand Soir

I

Humiliée par la guérilla, la France accepta de se retirer du Vietnam en 1954. Mais les Etats-Unis n’étaient pas disposés à ce que le “communisme” s’empare du sud-est asiatique. C’est alors qu’ils prirent le relais dans la conduite des opérations militaires, principalement clandestines, dont le rythme s’accéléra.

Augmenter la formation de forces paramilitaires tribales au Laos, en Birmanie et au Vietnam était essentiel. Celles-ci furent appelées Unités de Reconnaissance Provinciales (URP). La guerre de guérillas et la torture étaient leurs spécialités.

C’est pendant la Campagne de Pacification Accélérée, connue sous le nom de Programme Phoenix, dirigée par une équipe spéciale étatsunienne, qu’elles firent preuve de la plus grande capacité de destruction. Dès 1967, elles furent lancées pour semer la terreur parmi la population civile, afin de détruire l’infrastructure logistique rebelle. Les médecins et les professeurs, à la campagne principalement, en furent l’objectif. Phoenix dura quatre ans et assassina ou fit disparaître presque 40 000 personnes, y compris des femmes et des enfants.
Puisque le Congrès à Washington avait interdit ce genre d’opérations « sales », les experts du Pentagone et la CIA utilisèrent une source alternative de financement, avec l’approbation des présidents Eisenhower, Kennedy, Johnson et Nixon. Ils suivirent simplement l’exemple des services spéciaux français : le trafic d’opium et d’héroïne.
Ces drogues envahirent les rues d’Europe et des Etats-Unis, et l’argent de leur vente servit aux actions clandestines de terreur. Ce fut toujours le cas, même lorsque le président Nixon qui soutenait l’agression du Vietnam, déclara la guerre au commerce international de l’héroïne. La presse le crut et le fit croire.

II

Ronald Reagan considérait le narcotrafic comme l’ennemi principal de la sécurité de son pays et lui déclara la guerre. La médiatisation universelle fut énorme et c’est vers la Colombie que se braquèrent presque tous les regards accusateurs.
La Révolution Sandiniste au Nicaragua venait de triompher et Reagan la déclara aussi problème de sécurité nationale. Deux « guerres » s’entrecroisèrent.

En Colombie des « experts », de la CIA et de la DEA en particulier, arrivèrent sous le prétexte d’aider à la capture des trafiquants et à la saisie des cargaisons de cocaïne. Par centaines, des journalistes débarquèrent de tous les coins du monde, pendant les huit ans que dura cette guerre reaganienne.

Pendant ce temps, le Nicaragua était encerclé par une force mercenaire qu’on allait connaître sous le nom de Contra, qui entrait au Nicaragua pour semer la terreur. Elle avait été créée à la Maison Blanche. Comme le Congrès refusait de financer ses impératifs militaires, Reagan décida qu’il s’en passerait. George Bush père, vice-président et « tsar » antidrogues et anti-terrorisme dirigerait les opérations.

En 1986, une commission du Sénat, dirigée par celui qui est maintenant le Secrétaire d’Etat, John Kerry, révéla que Bush et le Conseil National de Sécurité avaient créé une société entre la CIA et les producteurs de coca colombiens. La drogue partait de Colombie jusqu’en Amérique Centrale et était ensuite transportée vers des aéroports militaires en Floride. Une fois la drogue dans la rue, les bénéfices servaient à armer la Contra. On permettait aux Colombiens de faire entrer leurs cargaisons et d’acheter des armes.

On peut affirmer que sans la guerre sale antisandiniste, ce groupe de Colombiens, qui jusqu’alors dépendait des grands trafiquants étatsuniens, n’aurait pas réussir à détenir un si grand pouvoir en si peu de temps.

III

Le paramilitarisme, en tant que stratégie nationale contre-insurrectionnelle, est né en Colombie pendant cette décennie. Les « autodéfenses » en avaient été l’embryon. Celles-ci furent organisées à partir des conseils donnés en 1962 par une mission militaire étatsunienne, comme une méthode pour en finir avec les groupes de paysans libéraux et communistes qui exigeaient du pain et de la terre. C’était deux ans avant la naissance des guérillas, mais le fantôme de la révolution cubaine rôdait.

Le paramilitarisme fut chargé des actions de guerre sale afin que les Forces Armées ne paraissent pas impliquées dans celles-ci. L’argent pour le subventionner n’était pas un problème puisqu’ il était à portée de main : le narcotrafic.

L’épais rideau de fumée que la quasi-totalité des médias dans le monde aida à mettre en place dénatura la réalité qui était la suivante : on ne combattait pas le narcotrafic, car celui-ci était un allié dans la guerre contre le communisme. Jamais les sandinistes ne se déclarèrent communistes, mais ils devinrent le mauvais exemple à suivre par d’autres peuples.
En Colombie, les paramilitaires devinrent une partie essentielle du terrorisme d’Etat, qui ne combat pas les guérillas, mais qui assassine tous ceux qui s’opposent ou critiquent le statu quo, ou qui sont considérés comme soutien des guérillas. Ils vidèrent en particulier de leurs paysans les régions riches en ressources stratégiques et s’emparèrent d’elles, ou les mirent entre les mains de dirigeants politiques, de militaires, de caciques et de transnationales. Une violente réforme agraire à l’envers. En trente ans presque un million de personnes ont été assassinées et ont disparu pour des motifs politiques dans d’horribles tueries, et six millions de personnes, presque tous des paysans, ont été déplacées.Et presque personne ne le sait. Les narco-paramilitaires ont perpétré une barbarie, comme il y en a eu peu dans l’histoire de l’humanité, planifiée depuis les hautes instances du pouvoir politique, économique et militaire. A Bogota et à Washington.

Washington et Bogota ont compris que sans le narco-paramilitarisme, la guérilla arriverait aux portes du pouvoir.
Depuis environ vingt ans, le paramilitarisme est le plus grand « cartel » producteur et exportateur de cocaïne au monde. De temps en temps, on élimine des capos dont la mauvaise image dérange, ou des narcos qui ne répondent pas aux intérêts du pouvoir. Et l’on en fait une nouvelle sensationnelle pour montrer qu’on est en guerre contre la drogue.

IV

Pablo Escobar tomba en disgrâce aux yeux des Etats-Unis lorsqu’il refusa de continuer à fournir de la cocaïne pour la Contra ; il commençait en outre à exiger de l’élite colombienne le pouvoir politique que lui valait son pouvoir économique. On fit de lui le pire des méchants, alors que la réalité démontra rapidement que les plus puissants et plus grands assassins étaient d’autres narcos.

On raconte que le général Oscar Naranjo le rechercha et le tua. Oui, ce furent bien ses hommes qui le poursuivirent et le traquèrent, un groupe en particulier, qui n’appartenait pas à la police, ni aux Forces Armées, ni à la CIA ou à la DEA : il s’agissait de narcotrafiquants. De vieux alliés dans l’élaboration du terrorisme d’Etat. Avec eux, Naranjo, la CIA et la DEA planifièrent chaque étape de la partie de chasse. Jusqu’à ce que les capos appellent le général, le président de la République, la CIA et la DEA pour leur dire qu’ils avaient tué Escobar. C’est ainsi que Naranjo fut promu héros.

Ensuite, il négocia lui-même avec eux leur reddition à bas prix. Et le général passa pour celui qui en avait fini avec les cartels de la drogue. Les Etats-Unis lui remirent ensuite le titre de « meilleur policier du monde », sans mentionner qu’il obéissait davantage à la CIA et à la DEA qu’au président colombien. Ni qu’il était l’un des responsables de la stratégie de terreur imposée au peuple colombien.

V

Une fois à la retraite, le général Naranjo et de nombreux autres policiers et militaires furent engagés dans plusieurs pays pour mettre à profit leur « vaste » expérience. Toujours sous le faux étendard qui peut tout et permet tout : la lutte contre les bandes du crime organisé, en particulier les narcotrafiquants.

Peu de gens s’interrogèrent sur la capacité réelle de ces « experts », car n’importe qui peut constater que le narcotrafic et le narco-paramilitarisme en Colombie n’ont jamais été aussi développés et aussi puissants. Presque personne n’a élevé la voix pour dire que la police et les forces armées colombiennes sont cataloguées par la Commission des Droits Humains de l’ONU comme étant les plus corrompues, répressives et sanguinaires du monde.

En juin 2012, Naranjo fut engagé au Mexique, sur proposition ou sous la pression de Washington. D’autres officiers colombiens arrivèrent aussi dans ce pays, chargés de former 7000 policiers.
Simple hasard ? Au moment du massacre des étudiants à Ayotzinapa, on dénonçait déjà l’apparition de polices communautaires, d’autodéfenses et de paramilitaires, parmi lesquelles se mélangent civils, forces de l’ordre et narcotrafiquants… tout à fait dans le style colombien.

Simple hasard ? La façon atroce d’assassiner et de faire disparaître les étudiants est typique du narco-paramilitarisme colombien.

On sait que la situation de pauvreté transforme le Mexique en une cocotte-minute dont la soupape est bouchée. Et les narcos sont des alliés stratégiques lorsqu’il s’agit de contenir l’explosion sociale au moyen de la terreur.

Mexico et Washington répètent qu’ils sont en guerre contre les narcotrafiquants mexicains. Bien que ce discours soit rabâché, en particulier par Washington, depuis les années des guerres du sud-est asiatique, il semble toujours faire l’effet d’un rideau de fumée…

Hernando Calvo Ospina

Extrait de : « Ayotzinapa. Un grito desde la humanidad »(Mexique, septembre 2015).

COMMENTAIRES  

23/09/2015 14:28 par Dominique

Sur le Vietnam, le livre Les grandes manoeuvres de l’opium paru entre autre chez J’ai lu, montre que la CIA et la mafia marchent main dans la main. Alors que les GI’s se battaient au Vietnam contre les Vietcongs, la CIA dans le Triangle d’or organisait la culture de pavot, sa récolte et son transport jusqu’à Marseille, où la mafia prenait le relais pour transformer l’opium en héroïne et assurer la distribution sur les deux bords de l’Atlantique.

Avec l’invasion de l’Afghanistan, Washington a encouragé la culture d’opium dans ce pays, ceci pour que les moudjahidins, puissent payer leurs armes et aussi pour que l’héroïne se mette à déferler non seulement en Occident mais aussi dans l’URSS. Pour l’Occident, la Turquie a prix le relais de Marseille comme relai entre la CIA et la mafia. Avec l’invasion de l’Afghanistan par les USA-OTAN, la culture de pavot a été reprise (Al-Quida l’avait interdite) et intensifiée. Ce pays a aussi été doté de la technologie pour transformer la morphine base en héroïne, ceci afin de blanchir la Turquie et de favoriser son intégration européenne.

Michael Ruppert, officiellement décédé, un ancien flic reconverti dans le journalisme d’investigation, a une série d’articles sur les implication de la CIA, des banques et des élites de son pays dans le trafic mondial de drogue. Il montre entre autre que le blanchiment de l’argent du crime organisé est une activité très lucrative pour les banques et que cet argent sert à alimenter les caisses noires des banques et des États.

Pour mémoire, nous pouvons aussi constater que Cuba est, à ma connaissance, le seul pays de la planète à s’être, après la victoire de la révolution, débarrassé de la mafia.

24/09/2015 03:06 par Emilio

ALERTA
Aujourd hui , 23 septembre 2015, a la Habana , Cuba , en presence du president colombien Santos, du commandant en chef de la guerilla Farc, Timochenko , et sous l egide du president de Cuba , Castro . La promesse d accord de paix est signee. L accord final et definitif de paix , sera signe le 23 mars 2016. La Farc deposera les armes dans les 60 jours apres le 23 mars 2016 .

Important : il n y aura pas d amnistie pour les crimes et delits de la guerilla Farc.

24/09/2015 13:39 par J.J.

Guerre sale ? Par définition, une guerre n’est-elle pas toujours sale ?

Je comprends ce que vous voulez exprimer, mais pourrait-on dire, par antonymie qu’il existe des guerres propres ?

Ce sont des guerres,bien sûr, encore plus sales que les autres, ce qui n’est pas peu dire !

Moi, mon colon, cel’ que j’préfère .....

25/09/2015 13:26 par pseudo

@ Emilio
Important également, il n’y aura en principe pas non plus d’amnistie pour les crimes et délits commis par l’armée colombienne. L’accord s’entend justement pour les deux parties...

27/09/2015 14:04 par Emilio

Oui pseudo . Pour rappel des crimes ,genocides,et delits du tres long conflit militaro social colombien , et comme enonce a la Habana. 70% de ces crimes ont ete le fait des paramilitaires , 20% des guerrillas et 10% des forces publiques , police et armee.
Les paramilitaires ont ete demobilises (enfin euh.. transformes plutot en bacrim , bandes criminelles, comme les AUC , autodefense unie de Colombie qui sont devenus Urabeños ). La condition de “justice” etait de reveler les crimes et les endroits des fosses communes, bref de confesser . Les peines , quelques soient les horreurs ou leur importance en nombre , parfois des milliers d executions , cette peine ne pouvait pas depassee 8 ans de reclusión . on commence a voir les premiers ex paracos sortir de prison( enfin parfois palace dore du genre hotel de luxe , piscine prostituees etc.. ). Les paracos impliques dans le narcotrafic et soumis a la demande US avaient moins de chance et devaient purger leurs peines aux USA .
En theorie , ce probleme de demobilisitions de paramilitaires a ete regle par cette justice speciale . Mais de fait , pas de prise en consideration des victimes dans la restitution des terres volees par exemple .
Il restait , pour en “finir” offciellement avec le conflit militaire d appliquer le meme type de justice aux guerillas et forces publiques. Il ne pouvait pas en etre autrement , mais ce theme d insolvabilite des crimes imputes aux guerrillas etait tres “ litigieux”, de tentatives aussi de mettre en echec ce plan de paix par l extreme droite uribiste (enfin concernant la Farc parce que Eln et Epl , on ne sait toujours pas …). Bref des peines carcerales allant entre 4 a 8 ans maxi dans ce plan de paix .
Il semblerait que les “falso positivo” les faux positifs , 6000 meurtres environ , civils enleves et tues par l armee nationale , et les faire passer pour des guerrilleros combattants , soient inclus dans ce processus a venir. Des dizaines de hauts grades sont impliques dans ces crimes .

Bref , il reste a voir comme l a souligne Piedad Cordoba , du comment sera organise cette justice , par qui etc… suivant les normes et observations internationales etc..
Oui beaucoup d incertitudes , mais , quand meme un reel souci de ne pas oublier les victimes du conflit . Et de tourner definitivement cette page dramatique de cette histoire colombienne qui n a que beaucoup trop durer. Et la garantie qu il ne recommence plus , comme ce fut le cas avec les massacres des ex demobilises des guerrillas , devenues Union Patriotique, 5000 executions.
Les peines seront penales , pour les crimes de genocides ou crimes de guerre , ou d interet social pour les acteurs les moins impliques , comme le deminage des municipalites affectes, beaucoup la ou je vis ou le conflit a ete tres violent , 100 millions de mines ont ete plaçees par la Farc , d apres ce qui s est dit a la Habana, par le negociateur du gouvernement Humberto de la Calle.

Fin du conflit arme, c est deja enorme et une grande joie pour la plupart des colombiens, sans trop d illusions non plus sur la paix reelle , avec une justice sociale , qui diminuerait l extreme pauvrete 15 millions , 80% des paysans et un juste partage des terres avec une reforme agraire qui ne s est jamais faite , et seul pays d AL a ne l avoir pas fait. Pourtant , avis perso impossible a dire en Colombie actuelle, sans plus que possible “problemes”, les reserves paysannes du projet de la guerrilla Farc sont une garantie de paix , pour les paysans et parce qu il y a une protection juridique de leurs droits legitimes et de leurs terres. Il en existe seulement 2 ou 3 en Colombie actuelle. Si ce systeme etait ,ou avait ete mis en place , les vols de terres n auraient pas eu lieu , et non plus les deplacements forçes de 7 millions de colombiens pauvres , et la plupart ruraux. 6 millions de colombiens vivent aujourd hui au Venezuela voisin et 700 000 nouveaux deplaçes depuis que Santos est president …
Et Uribe Velez , ex president et grand organisateur du paramilitarisme colombien serait nettement moins riche , parce que les vols de terre en sa faveur , lui ont aussi largement profite a titre perso.

Merci de l interet que vous portez a la Colombie , et pourtant nous existons malgre tout , et une volonte de VIVRE en paix , meme tres relative. Depuis maintenant 9 ans que je vis en Colombie, un pays d une bio diversite naturelle et culturelle incroyable , tres attachant . J espere qu une autre Colombie va naitre , aucun pays ne vit en guerre perpetuelle . Te quiero Colombia , para siempre.

27/09/2015 17:32 par pseudo

@ Emilio
Merci pour votre témoignage, vous qui vivez en Colombie. J’espère que vous continuerez à partager votre point de vue et peut-être plus particulièrement au sujet de la concrétisation de ces accords de paix tant attendus.

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