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Socialisme et anarchie (I)

Le Voleur de Georges Darien, réédité par Jean-Jacques Pauvert, est paru en 1898. Soixante ans passèrent. J'étais en classe de première. Pascal Lainé, un camarade dévoré par l'écriture – dans laquelle il se fit plus tard un grand nom, Médicis puis Goncourt, mais j'ignorais alors ce destin, me donna titre et auteur de ce qu'il lisait et vanta leurs mérites. Une vingtaine d'années plus tard, l'ouvrage vendu d'occasion dans une librairie de Tunis accrocha mon regard, je l'acquis pour lui laisser prendre la poussière. Une vingtaine d'années plus tard encore, ou davantage, ces jours-ci, je le redécouvris sur mes rayons et me mis enfin à le lire. Comme l'indique le titre, son narrateur a délibérément choisi de vivre en marge de la société. Il s'interroge pourtant, à peu près au milieu du roman, sur la voie à suivre, ce qui l'amène d'abord à fréquenter les cercles socialistes. C'est l'objet de ce premier volet. Dans le suivant, il rencontrera quelques sommités de l'anarchisme. Ici, il vient d'assister à une exécution sur la place publique, telle qu'elle se pratiquait encore à l'époque. Place, donc, au texte.
Mauris Dwaabala

... Et je raconte à l’abbé mon voyage avec le bourreau, l’exécution à laquelle j’ai assisté, et je lui fais part des réflexions que m’ont suggérées ces événements.

— Oui, dis-je en terminant, je souhaite le renversement d’un état social qui permet de pareilles horreurs, qui ne s’appuie que sur la prison et l’échafaud, et dans lequel sont possibles le vol et l’assassinat. Je sais qu’il y a des gens qui pensent comme moi, des révolutionnaires qui rêvent de balayer cet univers putréfié et de faire luire à l’horizon l’aube d’une ère nouvelle. Je veux me joindre à eux. Peut-être pourrai-je...

L’abbé m’interrompt.

— Écoutez-moi, dit-il. Autrefois, quand on était las et dégoûté du monde, on entrait au couvent ; et, lorsqu’on avait du bon sens, on y restait. Aujourd’hui, quand on est las et dégoûté du monde, on entre dans la révolution ; et, lorsqu’on est intelligent, on en sort. Faites ce que vous voudrez. Je n’empêcherai jamais personne d’agir à sa guise. Mais vous vous souviendrez sans doute de ce que je viens de vous dire.

Voilà trois semaines, déjà, que je fréquente les « milieux socialistes » — 30 centimes le bock — et je commence à me demander si l’abbé n’avait pas raison. Je n’avais point attaché grande importance à son avis, cependant ; j’avais laissé de côté toutes les idées préconçues ; j’avais écarté tous les préjugés qui dorment au fond du bourgeois le plus dévoyé, et j’étais prêt à recevoir la bonne nouvelle. Hélas ! cette bonne nouvelle n’est pas bonne, et elle n’est pas nouvelle non plus.

Je me suis initié aux mystères du socialisme, le seul, le vrai — le socialisme scientifique — et j’ai contemplé ses prophètes. J’ai vu ceux de 48 avec leurs barbes, ceux de 71 avec leurs cheveux, et tous les autres avec leur salive.

J’ai assisté à des réunions où ils ont démontré au bon peuple que la Société collectiviste existe en germe au sein de la Société capitaliste ; qu’il suffit donc de conquérir les pouvoirs publics pour que tout marche comme sur des roulettes ; et que le Quatrième État, représenté par eux, prophètes, tiendra bientôt la queue de la poêle.. Et j’ai pensé que ce serait encore mieux s’il n’y avait point de poêle, et si personne ne consentait à se lasser frire dedans... Je leur ai entendu proclamer l’existence des lois d’airain, et aussi la nécessité d’égaliser les salaires, à travail égal, entre l’homme et la femme... Et j’ai pensé que le Code bourgeois, au moins, avait la pudeur d’ignorer le travail de la femme... Je leur ai entendu recommander le calme et le sang-froid, le silence devant les provocations gouvernementales, le respect de la légalité... Et le bon peuple, la « matière électorale », a applaudi. Alors, ils ont déclaré que l’idée de grève générale était une idée réactionnaire. Et le bon peuple a applaudi encore plus fort.

J’ai parlé avec quelques-uns d’entre eux, aussi ; des députés, des journalistes, des rien du tout. Un professeur qui a quitté la chaire pour la tribune, au grand bénéfice de la chaire ; pédant plein d’enflure, boursouflé de vanité, les bajoues gonflées du jujube de la rhétorique. Un autre, croque-mort expansif, grand-prêtre de l’église de Karl Marx, orateur nasillard et publiciste à filandres. Un autre, laissé pour compte du suffrage universel, bête comme une oie avec une figure intelligente — chose terrible ! — et qui ne songe qu’à dénoncer les gens qui ne sont pas de son avis. Un autre... et combien d’autres ?... Tous les autres.

J’ai lu leur littérature — l’art d’accommoder les restes du Capital. — On y tranche, règle, décide et dogmatise à plaisir... L’égoïsme naïf, l’ambition basse, la stupidité incurable et la jalousie la plus vile soulignent les phrases, semblent poisser les pages. Lit-on ça ? Presque plus, paraît-il. De tout ce qu’ont griffonné ces théoriciens de l’enrégimentation, il ne restera pas assez de papier, quand le moment sera venu, pour bourrer un fusil.

Ah ! c’est à se demander comment l’idée de cette caserne collectiviste a jamais pu germer dans le cerveau d’un homme.

— Un homme ! s’écrie un être maigre et blafard qui m’entend prononcer ce dernier mot en pénétrant dans le café, au moment où j’en sors. Savez-vous seulement ce que c’est qu’un homme ? Mais permettez-moi de vous offrir....

— Oui, oui. je sais... la permission de payer. Eh bien. qu’est-ce qu’un homme ?

— Un homme, c’est une machine qui, au rebours des autres, renouvelle sans cesse toutes ses parties. Le socialisme scientifique...

Je n’écoute pas l’être blafard ; je le regarde. Une figure chafouine, rageuse, l’air d’un furet envieux du moyen de défense accordé au putois. Transfuge de la bourgeoisie qui pensait trouver la pâtée, comme d’autres, dans l’auge socialiste, et s’est aperçu, comme d’autres, qu’elle est souvent vide. Raté fielleux qui laisse apercevoir, entre ses dents jaunes, une âme à la Fouquier-Tinville, et qui bat sa femme pour se venger de ses insuccès. Il est vrai qu’elle peine pour le nourrir. A travail égal... Mais l’être blafard s’aperçoit de mon inattention.

— Écoutez-moi attentivement, dit-il ; c’est très important si vous voulez savoir pourquoi le socialisme scientifique ne peut considérer l’homme que comme une machine... La nourriture d’un adulte, ainsi que je vous le disais, est environ égale en puissance à un demi kilogramme de charbon de terre ; lequel demi-kilo est à son tour égal à un cinquième de cheval-vapeur pendant vingt-quatre heures. Comme un cheval-vapeur est équivalent à la force de vingt-quatre hommes, la journée moyenne de travail d’un homme ordinaire monte à un cinquième de l’énergie potentielle emmagasinée dans la nourriture que consomme cet homme et qui est équivalente, vous venez de le voir, à un demi-kilo de charbon. Que deviennent les quatre autres cinquièmes ?

Je ne sais pas, je ne sais pas ! Je ne veux pas le savoir. Qu’ils deviennent tout ce qu’ils pourront — pourvu que je sorte d’ici et que je n’y remette jamais les pieds !
Un soir, j’ai rencontré un socialiste.

C’est un ouvrier laborieux, sobre, calme, qui se donne beaucoup de mal pour subvenir aux besoins de sa famille et élever ses enfants. 1l serait fort heureux que la vie fût moins pénible pour tous, surtout pour ceux qui travaillent aussi durement que lui, et que la misère cessât d’exister. Je crois qu’il ferait tout pour cela, ce brave homme ; mais je pense aussi qu’il n’a qu’une confiance médiocre dans les procédés recommandés par les pontifes de la révolution légale.

— En conscience, lui ai-je demandé, à qui croyez-vous que puisse être utile la propagande socialiste ? Profite-t-elle aux malheureux ?

— Non, sûrement. Car, depuis qu’il est de mode d’exposer les théories socialistes, je ne vois pas que la condition des déshérités se soit améliorée ; elle a empiré, plutôt.

— Eh ! bien, pour prendre un instant au sérieux les arguments de vos frères ennemis les anarchistes, croyez-vous que cette propagande profite au gouvernement ?

— Non, sûrement. Le gouvernement, si mauvais qu’il soit, se déciderait sans doute à faire quelques concessions aux misérables, par simple politique, s’il n’était pas harassé par les colporteurs des doctrines collectivistes ; et il serait plus solide encore qu’il ne l’est.

— A qui profite-t-elle donc, alors, cette propagande ?

Il a réfléchi un instant et m’a répondu.

— Au mouchard.

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