Une poignée de militants et de spécialistes, ou des personnes ayant été amenées à connaître le Rwanda, par relation familiale ou autre, des exilés en Europe ou ailleurs, pouvaient comprendre dès le premier jour qu’il se passait dans ce petit pays d’Afrique la pire des choses. Rapidement les images effroyables percuteront la conscience planétaire, mais la presse respectera rigoureusement l’omerta sur l’engagement français pourtant massif et officiel jusqu’en décembre 1993, quelques mois plus tôt. En avril, l’armée française était revenue, encore une fois officiellement, en même temps que l’armée belge, pour évacuer les ressortissants occidentaux alors que se déchaînait la mort pour tous les Tutsi.
Il faudra les travaux de la Mission d’information parlementaire, en 1998, pour qu’on comprenne que des militaires français étaient restés après décembre 1993, non moins officiellement, au titre de la coopération militaire, mais discrètement, en infraction de fait avec les accords d’Arusha qui avaient décidé du retrait des troupes françaises trop engagées aux côtés du régime, et leur remplacement par des forces de maintien de la paix de l’ONU.
Et il aura fallu plus longtemps encore pour apprendre, à partir de 2003, 2004, que des français sont restés « tout le long » du génocide, comme l’expliquait le général Dallaire à Daniel Mermet, il y a dix ans. Surtout, ont commencé à affluer les témoignages de bourreaux et de rescapés pour expliquer combien des « Blancs » ou « Français » ont pu être présents à des étapes cruciales du génocide, comme le 13 mai 1994, pour le grand massacre des résistants Tutsi de Bisesero.
Mais dès juillet 1994, on avait des indications sérieuses de ce qu’il pouvait y avoir responsabilité française dans l’attentat contre le Président Habyarimana qui servira de signal au lancement du génocide. Une dénonciation en provenance d’un chef de milice de Kigali était publiée, après authentification, par Colette Braeckman, dans Le Soir, de Bruxelles. Y étaient désignés les deux soldats français responsables du tir. Ne pouvait alors qu’ajouter à la suspicion l’absence de dénégation ou même d’enquête de l’armée française alors que même que celle-ci détenait les pièces à conviction. Un officier français, le commandant de Saint-Quentin, aujourd’hui général, s’était précipité sur les débris de l’avion encore fumants. Ainsi qu’on le sait aujourd’hui grâce à l’expertise ordonnée par le juge Trévidic, les tirs étaient partis d’à côté de son cantonnement, au camp de Kanombe, où il se chargeait par ailleurs d’entraîner les para-commandos qui seront – avec la Garde présidentielle également encadrée par des français –, les fers de lance de l’entreprise génocidaire.
C’est aussi ce mois de juillet 94 que paraissait dans Libération un article du journaliste spécialisé en affaires africaines, Stephen Smith, dans lequel celui-ci prétendait dévier l’accusation précise lancée contre l’armée française par Le Soir de Bruxelles, sans même l’évoquer, et en soulevant une contre-accusation sans fondement contre le FPR, d’avoir été l’auteur de l’attentat du 6 avril. Cette accusation, manifestement concoctée par les services de désinformation de l’armée, sera reprise au fil des ans, par le capitaine Barril, le juge Bruguière, Pierre Péan ou d’autres. Elle sera poussée jusqu’à l’ignominie lorsque sera osé le syllogisme suivant lequel le FPR porterait y compris la responsabilité du génocide pour l’avoir « provoqué »...
Après quatre années de scandaleuse absence d’enquête, en 1998, le juge Bruguière finira par en ouvrir une, non seulement très tardivement, mais destinée d’abord à empêcher une commission d’enquête parlementaire de s’emparer de ce dossier – deux juridictions ne pouvant, en théorie, examiner les mêmes faits. Il n’y aura pas de commission d’enquête, mais une simple mission d’information, présidée par Paul Quilès, qui aura largement l’occasion de vérifier l’étendue des responsabilités françaises – ce qui n’empêchera pas son Président d’en tirer des conclusions diamétralement inverses.
On a pu suivre la saga du juge Bruguière et de Pierre Péan, alimentant le négationnisme du parti génocidaire, essentiellement à base de faux témoignages fabriqués par les services ou de rapports plus que douteux. Péan poussera ses « investigations » au Congo, où il prétendra avoir trouvé des millions de morts, six, huit, dix ou douze... « Deuxième génocide » dont il avoue lui-même qu’il serait le résultat de la détérioration des conditions sanitaires imputable à la guerre dont il attribue la responsabilité intégrale aux « rwandais » – soit au FPR, aux « Tutsi ». Des démographes ont pu vérifier que si les conditions sanitaires du Congo sont effectivement déplorables, elles n’ont malheureusement pas varié au fil des décennies, et ces « millions de morts » – dont une bonne part de l’opinion, surtout au Congo, aura fini par se convaincre –, ne sont qu’un produit de la propagande négationniste développée par le parti génocidaire, suivant le mécanisme classique de l’accusation en miroir qui aura été employé tout le long du processus génocidaire, avant, pendant, comme après.
Bruguière partant en retraite, on a pu voir le juge Trévidic reprendre ses enquêtes, et découvrir, consterné, le déplorable travail de son prédécesseur, dont l’instruction exclusivement à charge du FPR ne valait pas mieux que de la vulgaire propagande de guerre. La réouverture de l’enquête, avec les expertises qui s’imposaient, permettra de vérifier assez rapidement que l’attentat était bien l’œuvre du parti génocidaire, les tirs provenant donc de ce camp de Kanombe où Grégoire de Saint-Quentin entraînait les para-commandos de l’armée rwandaise.
Last but not least, le juge Trévidic procédera à des perquisitions chez le capitaine Paul Barril, qui avait auparavant servi de conseiller au juge Bruguière. Dans un coffre, était trouvé un document : une lettre du 27 avril 1994, signée du ministère de la défense du Rwanda et adressée donc à Paul Barril, dans laquelle est confirmée la commande d’un millier d’hommes destinés à se battre aux côtés de l’armée génocidaire.
Sera-t-on parvenu ici à résumer vingt ans de débats ?
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Il y a vingt ans, nous entreprenions de faire un journal, Maintenant, pour dénoncer le scandale de l’implication française dans le génocide des Tutsi et ce qui nous semblait pire encore : la complicité des médias qui camouflaient ces responsabilités criminelles de leur État.
Vingt ans plus tard, le rédacteur en chef de Maintenant, Mehdi Ba – qui, en 1997, publiait Un génocide français, chez l’Esprit frappeur –, parvient à produire un documentaire diffusé sur une chaîne de télévision nationale début avril, excellent film sur les sept premiers jours du génocide, mais dans lequel la responsabilité française est peu abordée – « un travail sur le génocide » qui n’est pas « focalisé exclusivement sur Mitterrand et consorts », explique-t-il.
Depuis vingt ans, il y aura eu au moins un universitaire, éminent historien de surcroît, Jean-Pierre Chrétien, pour se scandaliser de la politique mise en œuvre par la France et son armée au Rwanda. Interviewé cette fin mars dans Libération, sur une double page, il dénonce ce qu’il voit comme un débat « franco-français » : « la responsabilité française ne doit pas être l’unique objet du débat, cela ne fait que braquer un peu plus l’opinion ». « Les africains existent et agissent par eux-mêmes, ce ne sont pas des pions que l’on instrumentalise », conclut-il.
On a même pu entendre que la « focalisation » sur les responsabilités françaises serait en somme un point de vue... raciste, retirant leurs responsabilités d’humains aux Noirs responsables de leurs crimes comme tout le monde. Là encore on est face à une amusante accusation en miroir, les dénonciateurs d’un crime raciste se voyant à leur tour qualifiés de racistes, alors même qu’ils ne font que demander la prise en compte des responsabilités, jusque-là totalement exonérées, des français qui pourraient être impliqués... Or, si l’on veut sortir de l’ordre purement émotionnel dans lequel il faudrait ménager « l’opinion », n’y a-t-il pas quelques faits qui permettraient d’y voir plus clair ? Et ne peut-on craindre qu’à force de ne pas vouloir « focaliser », on ne travaille qu’à donner une image floue des responsabilités, dans laquelle on se garde, par exemple, de pointer sur la dimension pourtant essentielle de leur hiérarchie.
Or, il ne fait aucun doute qu’au sommet de la pyramide des prises de décisions, ainsi que le reconnaissait la Commission d’enquête citoyenne de 2004 dans ses conclusions, il y avait François Mitterrand. En quoi sa position se distingue-t-elle ? Par exemple en ceci qu’il était le seul acteur qui ne dépende pas des autres.
La question de savoir qui a instrumentalisé qui, au Rwanda, n’en est pas moins passionnante. On s’y perdrait tant sa complexité est manifeste. Dès l’origine, lors du processus conduisant à l’indépendance du pays, dans les années 1959-1962, on ne saurait dire. Grégoire Kayibanda manipulait-il son employeur, Monseigneur Perraudin ? Et le colonel Logiest, de la gendarmerie belge, était-il « instrumentalisé » par Perraudin et Kayibanda ? De ce point de vue, pourrait être décisif le document datant de 1954, mis à jour par Gabriel Périès, dans lequel cet autre colonel belge, Louis Marlière, voyait, « dans les régions densément peuplées du Ruanda-Urundi », de bonnes perspectives d’application des méthodes de guerre révolutionnaire, qu’il avait pu étudier en Indochine, enseignées par le colonel, français, Lacheroy.
Qui manipulait qui ? Kayibanda et ses amis verront tout de suite l’intérêt de prendre le pouvoir pour eux-mêmes en liquidant les élites Tutsi. Et Perraudin, il est manifeste qu’il voyait là l’occasion d’appliquer la « théologie de la libération » promue par Vatican II – ne s’agissait-il pas de prendre le parti des pauvres Hutu contre l’aristocratie Tutsi ? Quant à Marlière et Logiest, on sait qu’en plus d’avoir bénéficié des leçons de Lacheroy, ils disposaient du renfort de Trinquier, cet autre colonel français, fameux pour avoir été le principal divulgateur des méthodes de « guerre révolutionnaire » qu’il avait eu l’occasion d’appliquer en Indochine et en Algérie, et qui précisément se retrouvait embauché, avec ses « Affreux », au sein de la même gendarmerie belge, au Katanga voisin. Ceci au moment même où se négociaient les indépendances du Rwanda et du Burundi, justement sous la houlette de la « gendarmerie » belge... Gabriel Périès nous aura permis de reconnaître jusque dans les structures de l’État rwandais indépendant les schémas de Trinquier.
Au fil des ans l’État ethniste rwandais se construira avec l’appui inconditionnel de l’Église catholique, en la personne de Mgr Perraudin qui officiera jusqu’en 1988. En plus du soutien de l’Église, on sait que cette parfaite dictature totalitaire organisée sur la base des principes de quadrillage définis par Trinquier, sera aussi la coqueluche des organismes internationaux, et quasiment maintenue sous perfusion par un flux non négligeable d’aides au développement de tous types.
On peut suivre comment progressivement ce qui était une ancienne colonie belge entrera dans l’orbite du « pré-carré » français. Déjà sous de Gaulle, on relève les très fréquentes mentions du Rwanda dans le journal de son âme damnée, Jacques Foccart. On peut sourire de telle vente de caravelle présidentielle, sous Pompidou, préfigurant le fameux Falcon qui servira de cercueil au président Habyarimana et aux espoirs d’une paix négociée, en 1994. Sous Giscard, on note la signature d’accords de coopération de gendarmerie, encore...
Lorsqu’éclate la guerre de 1990, les réfugiés Tutsi d’Ouganda réclamant de pouvoir rentrer chez eux après trente ans d’exil, on sait comment l’intervention française sera décidée en un instant, et aussitôt mise en œuvre. François Mitterrand avait déjà considérablement resserré les liens avec le régime raciste rwandais, en particulier par l’entremise de son fils, réputé entre autres pour son amitié avec le fils Habyarimana.
Comme la vérité n’apparaît que par pans, à mesure des investigations, ce n’est qu’en 1999 que j’apprendrai, par Jean-Pierre Chrétien d’ailleurs, que, lors de cette intervention française de 1990, dès le premier jour, il sera question d’une attaque du FPR sur Kigali, laquelle servira de prétexte à une rafle de 10000 Tutsi. Or, me révélait Chrétien, il s’agissait là d’une fausse attaque, d’une pure provocation... Les lignes du FPR étaient bien loin de Kigali alors, et des tirs et des explosions avaient été produits dans les environs de la ville pour faire croire à une telle attaque, aux seules fins de justifier de l’intervention française et de la répression anti-tutsi qui l’accompagnait sans attendre.
C’est aussi dès les débuts de l’intervention française que se mettra en œuvre le génocide des Bagogwe, et on ne peut que relever que celui-ci se produit dans un secteur au cœur duquel les français ont installé un de leurs camps – et leur complicité dans ce premier épisode génocidaire est indubitable, même si elle mériterait d’être étudiée de façon plus complète, en « focalisant » sur cette dimension particulièrement scandaleuse et tragiquement annonciatrice de ce qui suivra.
On sait après comment les moyens de l’alliance française permettront au régime d’Habyarimana de décupler son armée monoethnique, non seulement en hommes, mais avec tout l’équipement nécessaire et, mieux encore, un encadrement pléthorique fournit gracieusement par les moyens de la coopération française.
On dispose aussi désormais d’innombrables témoignages d’anciens militaires ou miliciens rwandais qui détaillent comment les Français prenaient en charge en particulier leur formation idéologique, insistant sur la dimension d’ennemi intérieur Tutsi, tous les Tutsi devant être considérés comme des alliés potentiels du FPR... C’est le même raisonnement qui conduira à considérer que les Tutsi réfugiés dans les collines de Bisesero étaient forcément une « cinquième colonne » du FPR, puisqu’en plus ils se défendaient, qui plus est avec succès dans un premier temps.
Qui manipulait qui ? Vraiment passionnante, dans ce numéro de La Nuit rwandaise, l’interview de Jean-François Dupaquier, qui raconte l’extraordinaire opération de désinformation à laquelle se livrait Richard Mugenzi, au sein des services de renseignement rwandais, sous la direction du colonel Anatole Nsengiyumva – enquête qui est l’objet de son livre, L’agenda du génocide. Ainsi, Mugenzi avait été formé, par des Français, à produire un flux continu de faux compte-rendus d’écoutes, « désinformant », en travaillant méthodiquement, tous les jours, en moyenne sept fois par jour dit-il, à trafiquer de prétendues « interceptions » des communications du FPR pour leur faire dire ce que le parti génocidaire voulait faire croire qu’elles disaient. Comme le souligne Dupaquier, ce travail d’intoxication servait d’abord et avant tout à tromper... les militaires français – ce dont atteste le fait que ces prétendues « interceptions » de messages originellement en anglais ou en swahili étaient directement rendues en français...
Les services français travaillaient ainsi à intoxiquer l’armée française... Mais pas seulement, bien sûr : ces « documents » prétendant attester de la méchanceté du FPR servaient aussi à sa diabolisation auprès des rwandais et des observateurs de manière générale. Qui manipulait qui ? Dupaquier n’a pas tort de relever le talent machiavélique du colonel Nsengiyumva, donnant ses instructions au jour le jour à Richard Mugenzi. Or le colonel Nsengiyumva était le principal correspondant des français à l’état-major, en plus d’être le bras droit du colonel Bagosora, lui-même animateur principal du parti génocidaire et militaire le plus proche des Français, le premier rwandais à avoir fait l’École de Guerre en France, et compère du lieutenant-colonel Maurin qui dirigeait les opérations.
Ainsi, Nsengiyumva intoxiquait tout le monde, y compris les Français, mais il le faisait pour le compte des Français, et selon une méthode, une recette, enseignée par les Français et, en l’occurrence, plausiblement le colonel Robardey, qui était précisément chargé de la mise au point des méthodes des services de renseignements rwandais.
Qui manipulait qui ? Était-ce l’Église qui, en amont, manipulait aussi bien le parti raciste rwandais que l’armée française, son gouvernement et sa présidence ? Ou bien l’Église – dont il n’est pas abusif de dire qu’elle aura suscité ex nihilo le « nationalisme » hutu –, avait-elle prêté son concours au projet de guerre révolutionnaire pour les « zones densément peuplées du Ruanda-Urundi » concocté par le colonel Marlière bien avant que Perraudin ne commence ses prêches ?
Était-ce le parti raciste rwandais – avec à sa tête ce qu’on appelait l’Akazu, en l’occurrence l’entourage de la femme du président – qui manipulait Paris ou Paris qui tirait les ficelles à Kigali ? Dans l’interview qu’il accorde à La Nuit rwandaise, Jean-François Dupaquier évoque aussi le fait, déjà relevé par d’autres observateurs, qu’il aurait été possible d’arrêter le processus génocidaire à tout moment, et le fait que celui-ci avait été nettement facilité par l’appui inconditionnel et systématique que Paris apportait au parti raciste, contre les démocrates, aussi bien au sein de l’armée que de l’État rwandais.
On parle là d’instrumentalisation, mais qui payait ? Sait-on que l’opération génocide aura été entièrement sous subvention du contribuable français, puisque l’État d’Habyarimana était endetté au-delà de tout, et ne pouvait subsister que par l’effacement de ses dettes par la coopération française ? Un analyste financier, Martin Marschner, a déjà pu dénoncer à répétition le fait qu’un milliard aurait été débloqué par le Budget français, à l’époque sous la responsabilité de Nicolas Sarkozy, ministre du Budget, pour financer cette opération très spéciale – une accusation qui n’aura fait l’objet d’aucun démenti à ce jour.
Richard Mugenzi, sous les instructions du colonel Nsengiyumva, balançait en moyenne sept « télégrammes » par jour, désinformant sur les communications internes du FPR – comme sur les communications d’autres acteurs, si on comprend bien –, dans le sens exclusif d’une radicalisation de l’affrontement. Ainsi, on voit les services rwandais très en pointe dans l’entreprise de manipulation. Mais que faisait pendant ce temps la DRM, cette direction du renseignement militaire – tout nouveau service à l’époque – créée postérieurement à la guerre du golfe, en 1992, et dont les premiers terrains d’action seront le Rwanda et la Bosnie ? On sait que son patron, le général Jean Heinrich, considérait son service comme le mieux renseigné sur le Rwanda, mieux que tout autre service occidental, ainsi qu’il pouvait s’en glorifier devant la Mission d’information parlementaire. On sait aussi que la DRM incarnait en Bosnie la ligne pro-serbe de l’état-major français, et au Rwanda les pro-hutu, ce service se distinguant par ses œillères idéologiques et la violence de ses analyses, partageant le point de vue des tueurs, en Bosnie comme au Rwanda. Peut-on dire que Heinrich se laissait manipuler par Nsengiyumva ? Ça ne semble pas raisonnable.
Et qui manipulait qui, de Mitterrand ou d’Habyarimana ? On sait ce qu’il advint d’Habyarimana, et on a toutes les raisons de penser que c’est François Mitterrand qui aura pris personnellement la responsabilité de son élimination [1]. Mitterrand était-il alors manipulé par Bagosora, qu’on appellera un temps « le cerveau du génocide » ?
On insiste beaucoup pour suggérer qu’à aucun moment, bien sûr, Mitterrand n’aurait pu concevoir une chose telle qu’un génocide, et que celui-ci lui aurait en quelque sorte échappé des mains, les massacres, prévisibles, prenant une ampleur inattendue. Or, le fait est là, que ce génocide était tout sauf imprévisible – surtout pour les services de renseignement les mieux informés... –, et la surprise à laquelle prétendent les acteurs principaux du dossier ne pouvait être que feinte. Cela faisait trente-cinq ans que ce génocide était au programme, et la preuve avait été faite plus d’une fois que ce n’était pas une intention en l’air.
En ce début 1994, la chose n’était pas moins claire. Pour ce vingtième anniversaire, Jean-Hervé Bradol, à l’époque responsable de MSF au Rwanda, se remémore ces pages douloureuses, et rappelle comment en février-mars 94, à Kigali, se multipliaient les journées « ville morte » où les miliciens Interahamwe installaient leurs barrages meurtriers, interdisant de fait aux Tutsi de circuler. « Il y avait déjà des pogroms de Tutsi et on savait que ça allait s’amplifier. A chaque journée ville morte, il y avait des blessés et des morts par dizaines », raconte-t-il dans une interview au Monde.
On peut regretter que le même journal se soit insuffisamment intéressé à ce précieux témoin à l’époque, préférant laisser la place aux reportages lénifiants de Jean Hélène, ou aux redoutables analyses de Jacques Isnard, qui l’un comme l’autre véhiculaient le pipeau des massacres interethniques qui polluera l’information pendant des semaines [2].
Bradol peut rappeler que dès le 13 avril, ses collègues de MSF basés à Goma produisaient un rapport dénonçant explicitement le génocide. Lui-même, malgré les réticences sémantiques qu’il reconnaît avoir eues à l’époque, aura saisi la chose, certes avec retard, mais dès le 22 avril. Il faudra attendre néanmoins la mi-mai, et que le génocide soit quasiment terminé, après son parachèvement à Bisesero, pour entendre les déclarations publiques de Bradol, au journal de TF1, dénonçant non seulement le génocide mais les responsabilités françaises. Au même moment, le Pape Jean-Paul II, le secrétaire général de l’Onu, Boutros Boutros Ghali, et même Alain Juppé, l’alors ministre des Affaires étrangères français, finissaient par admettre le fait génocidaire, nié éhontément par tous depuis le 6 avril.
Comment aurait-on pu être surpris de ce résultat qu’on avait méthodiquement amené ? Dès le premier jour de l’intervention française commençaient les rafles de Tutsi à grande échelle. Au bout de quelques mois prenaient place les premiers massacres génocidaires. Ensuite, des programmes de radio Mille collines aux livraisons massives de machettes, n’y avait-il pas là une indiscutable cohérence ? On disposait même d’un rapport de commission internationale d’ONG très documenté sur le niveau d’implication de l’armée française dans les crimes relevés. Lesquelles associations seront revenues de leur mission avec l’urgence d’informer les autorités comme le public du très grand risque de génocide si on ne changeait pas aussitôt de politique.
On était en 1993, un an avant, et on se souvient de comment Alison des Forges, de Human Rights Watch, était nonchalamment reçue à l’Elysée, par Bruno Delaye, alors patron de la cellule Afrique de Mitterrand, où il prenait la succession de Jean-Christophe, fameux dans la région sous le nom de Papamadit. Jean Carbonare, alors président d’honneur de Survie et membre de cette commission internationale d’investigateurs triés sur le volet pour leur réputation et leur compétence, en sera le porte-parole, un soir, au journal télévisé, et on aura souvent eu l’occasion de rappeler son interpellation de Bruno Masure : « il faut faire quelque chose... vous aussi vous pouvez faire quelque chose pour empêcher cette horreur... » Il n’est pas interdit de regretter que la presse ait fait alors la sourde oreille à cet appel, pourtant si véhément, venant d’une personnalité dont l’autorité morale était indiscutable, et alertant sur des faits aussi graves.
Il n’y a aucune ambiguïté quant au sens général de la politique entreprise lorsqu’on voit le limogeage de la ministre de la coopération Edwige Avice, sanctionnant l’instruction donnée au général Varret, chef de la Mission militaire de coopération, de mettre en place un plan de « démobilisation », ce dont Jarret était supposé spécialiste pour en avoir déjà mis en œuvre au Tchad. Le général n’aura pas le temps de terminer sa mission que sa ministre était démise, et sera confronté à son retour du Rwanda, au nouveau ministre, Marcel Debarge, manifestement choisi par Mitterrand pour remédier à ce désordre dans sa stratégie.
On se souvient aussi de cette fraction « power », transversale aux divers partis, qu’aura suscité le nouveau ministre de la coopération français allant à son tour en visite à Kigali. Ce sera le véritable lancement de l’opération génocide, cette dernière séquence où Mitterrand installe son staff : son chef d’état-major particulier, l’amiral Lanxade, passant chef d’état-major des armées, le général Quesnot remplaçant ce dernier à l’Élysée, le général Huchon prenant la tête de la MMC en remplacement de Varret. C’est au même moment que se mettront en place aussi les deux instruments principaux pour mener à bien la politique du génocide : la DRM, de Heinrich, organisant la désinformation, et le désormais fameux COS, ce Commandement des opérations spéciales qui permet au chef d’état-major et au Président de diriger les unités d’élite sur le terrain. Avec l’avantage d’être une procédure recouverte d’un secret total, et dotée d’une chaîne de commandement la plus courte possible, avec son état-major spécifique dans un coin des sous-sols du ministère de la défense, boulevard Saint-Germain.
Au cours du même voyage, Debarge en profitait pour annuler les instructions que le général Varret venait de donner aux DAMI, ces soldats français engagés jusqu’au cœur des unités de l’armée rwandaise. Suivant la volonté d’Edwige Avice, Varret avait ordonné qu’il n’y ait plus de « bavures » et que soit freinée l’action anti-terroriste, fer de lance de la chasse aux Tutsi. On comprend que, passant derrière lui, Debarge demandait en somme qu’en ne levant pas le pied de la politique anti-terroriste, les « bavures » continuent.
À ce propos, il serait intéressant d’étudier de plus près ce qu’a été le « terrorisme » au Rwanda, entre 1990 et 1994. S’il est clair que le parti génocidaire pourrait avoir la responsabilité de l’attentat contre Habyarimana, celui-ci n’était-il pas le dernier d’une longue liste ? On a vu plus haut comment dès le premier jour, en 1990, était activé le mécanisme de provocation, une fausse attaque sur Kigali ayant été le prétexte des premières rafles anti-Tutsi, contre l’ennemi intérieur. Le recours à ce concept était si constant dans la gestion du dossier rwandais que cet « ennemi intérieur » s’était vu affublé d’un acronyme : l’ENI. Mais la lutte contre cet ENI sera constamment réactivée par des attentats, un terrorisme, qui justifiait le déploiement de la politique anti-terroriste, mise en place sur des bases en l’occurrence strictement racistes, et avec une finalité génocidaire explicite d’emblée.
Car il est certain que ce n’était pas le FPR qui était à l’origine de ces attentats. Mais si ce n’était le FPR, qui cela pouvait-il bien être ? Gageons que le travail de Richard Mugenzi aidait à faussement attribuer ces actes de manière générale, et pas seulement le 6 avril. Mais qui d’autre que le même service du colonel Nsengiyumva, chapeauté par le colonel Robardey, aurait donc pu mettre en place une politique d’attentats destinés simplement à être faussement attribués à l’ENI pour justifier de sa persécution ?
Cette étude pourrait s’avérer particulièrement intéressante d’une part parce qu’il n’y a aucun doute sur le fait que ce n’était pas, loin de là, la politique du FPR, que de faire ainsi artificiellement monter la tension. Et d’autre part, il y a peu de doutes aussi sur le fait que les véritables auteurs soient à rechercher du côté des services politiques du régime, coachés par leurs instructeurs français. Ainsi, il y aurait là un cas d’école de l’exploitation du terrorisme par les apprentis sorciers de la guerre révolutionnaire à la française. L’utilisation du terrorisme suivant ce mécanisme qui consiste à attribuer ses actes à l’adversaire est un des ingrédients de base des théories développées par le colonel Lacheroy dans les années cinquante. Néanmoins, comme le dit son apôtre Trinquier dans La guerre moderne, les Français n’y auront pas trop recours en Indochine, où le peu de terrorisme du même genre qu’on a pu voir aura été l’œuvre des services américains – et Trinquier recommande à ce sujet la lecture du roman de Graham Greens Un américain bien tranquille. On a déjà pu relever que Trinquier reconnaît alors, implicitement, que si ce n’était pas le cas en Indochine, la manipulation du terrorisme aura été par contre un des principaux ingrédients de la très sale guerre livrée en Algérie. Qu’en était-il donc au Rwanda ?
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Les spécialistes ont pu voir, depuis plusieurs années maintenant, leur petite communauté se déchirer, de peur de « braquer l’opinion », lorsque l’enquêteur Serge Farnel est revenu du Rwanda avec des brassées de témoignages établissant que des soldats « blancs », « français », ont participé au plus grand massacre du génocide, les 13 et 14 mai 1994, quand les nombreux Tutsi réfugiés dans les collines de Bisesero ont été exterminés.
Échaudé par ces débats, notre collaborateur, ami et néanmoins éditeur, Bruno Boudiguet, sera parti sur les traces de Farnel, et il aura bien vérifié, plus que recoupé, les résultats de son enquête : dès fin avril, arrivaient à Kibuye des « Blancs », « Français », et les 13 et 14 mai, ils étaient là, à Bisesero, usant de mortiers et de mitrailleuses pour parvenir à tuer plusieurs dizaines de milliers de Tutsi, hommes, femmes et enfants.
Près d’une centaine de témoins rapportent dans le détail ce qu’il en est.
Expert du sujet depuis bien plus de vingt ans, Jean-François Dupaquier publie un nouveau livre [3], pour cette vingtième commémoration, dans lequel il évoque la question de la présence française pendant le génocide, et plus particulièrement en mai. Il relève un extrait de l’agenda du premier ministre, Jean Kambanda, condamné à la peine maximale par le tribunal d’Arusha : en juin, le chef du gouvernement génocidaire recevait « le milicien qui a tué un mercenaire blanc ». Ce n’est pas dans ce livre mais dans un article diffusé par Afrikarabia, sur internet, que Dupaquier nous explique, au détour d’un papier rendant compte des plaintes déposées contre Paul Barril, que ce « mercenaire blanc » aurait été tué par des miliciens en raison de ses états d’âme après le grand massacre de la mi-mai à Bisesero.
Il y a vingt ans se tenait le contre-sommet organisé par Survie à Biarritz. Y était auditionnée Colette Braeckman, la journaliste belge ayant diffusé les informations quant à la participation de soldats français à l’attentat du 6 avril. Dans la salle, Stephen Smith demande : « et si c’était des mercenaires ? »
Plus récemment, on entendait objecter que ces hommes blancs parlant français et en uniformes, tels que les décrivent les témoins du 13 mai, pourraient aussi bien s’être procurés leurs costumes dans un magasin de farces et attrapes... Et ne pourrait-il s’agir de mercenaires francophones sud-africains ou provenant de pays de l’est...? Ainsi, à bien écouter, on ne devrait pas écrire « français », mais « présumés français »...
« Appelez ça comme vous voulez, moi je m’en fous », chantait jadis Maurice Chevalier.
Mais combien de temps va-t-on encore se déshonorer à protéger la saleté des crimes coloniaux ?
Permettez que j’insère ici, presque sans rapport, un témoignage personnel : un soir, il y a quelques semaines, entre dans notre librairie, rue Keller, à Paris, un monsieur intéressé par un livre en vitrine. Il parvient lui-même à l’extraire d’entre les étagères : Rwanda, 13 mai 1994 : un massacre français, par Serge Farnel. « Ça m’intéresse parce que j’y étais », nous dit-il. On devine à sa taille athlétique qu’il ne bluffe pas forcément quand il nous raconte avoir fait partie de l’unité de Thierry Jouan, les parachutistes du service action de la DGSE basés à Cercottes. Trop fameuse sous le nom de 11ème choc, cette unité formée après guerre par le fameux général Aussaresses, sera dissoute et réincorporée dans le 13ème RDP. L’élite des tueurs de l’armée française, réputés et craints très au-delà de la casbah d’Alger.
Ce n’est qu’après le départ de ce client peu banal qu’on découvrira que le colonel Thierry Jouan a publié, lui aussi, un livre, dans lequel il révèle avoir été au Rwanda pendant le génocide, comme logisticien d’une ONG... Dupaquier déduit de la lecture de son livre – ou d’autres informations ? – que ce séjour de Jouan au Rwanda se serait produit au mois de mai. On a toutes les raisons de croire qu’en effet Thierry Jouan, patron de fait du 11ème choc, un des officiers les plus médaillés de l’armée, n’était pas là seul, et qu’il n’avait probablement pas été envoyé au Rwanda avec ses hommes en plein génocide seulement pour regarder.
S’agissait-il de « mercenaires » ? Forcément, puisque même le premier ministre utilise le terme dans son agenda. Et puisqu’on dispose même des contrats de Barril destinés à la fourniture de tels « mercenaires ». Est-ce que ça change vraiment quelque chose ? Les soldats sont tous peu ou prou « mercenaire » aujourd’hui, au niveau de salaires extrêmement élevés que touchent les officiers envoyés dans de telles opérations extérieures. Que leur rémunération soit directement prélevée sur les caisses de l’État ou versée indirectement par la société de Paul Barril, par exemple, cela change-t-il quelque chose à la question qui nous préoccupe ?
Mais, à propos : quelle serait donc la question ? Résumons-la ici : la France, représentée par son armée, ses gouvernements et son chef de l’État, s’est lourdement compromise en commettant le crime le plus impardonnable. Ce crime effroyable, maintenant il faut le reconnaître. Et que justice se fasse.
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Jean-Paul Gouteux disait « la vérité sur un génocide émerge toujours ». Il se battait confiant de ce qu’un jour ceci ne serait pas en vain, et qu’à force de dénoncer « la nuit rwandaise », on finirait pas voir jaillir le jour. J’objectais alors qu’un siècle après, la vérité sur les responsabilités françaises dans le déclenchement de la première guerre mondiale est toujours loin de s’être imposée, et que plus de deux siècles plus tard celle sur le génocide vendéen est encore absurdement débattue. Aujourd’hui, on peut commencer à se demander si Jean-Paul n’avait pas raison, et si, indépendamment de la redoutable liste des crimes enfouis, la vérité sur le génocide des Tutsi ne pourrait pas émerger.
Il y a un an, en avril 2013, La Nuit rwandaise prenait l’initiative de deux journées de colloque, au Lavoir Moderne Parisien, sous l’intitulé « Rwanda : 20 ans ça suffit ! », suggérant que la reconnaissance des responsabilités françaises ne pouvait plus attendre. Y était lancé l’idée qu’une telle année pouvait être l’occasion d’une campagne nationale pour la levée du secret défense. Nous faisions valoir alors qu’un tel dispositif de protection des informations sensibles pour la sécurité du pays ne peut décemment être utilisé pour protéger quelque chose d’aussi scandaleux qu’une responsabilité à quelque degré que ce soit dans un crime aussi effroyable que le génocide des Tutsi. Dès lors que c’est l’objet de la moindre suspicion, l’État se doit d’ouvrir l’accès à tous les documents ne serait-ce que pour démontrer son innocence, s’il y a lieu.
Or, on est bien au-delà de la simple suspicion. Depuis vingt ans, un certain nombre de chercheurs ou de commissions d’investigation ont pu explorer la question. Rappelons que dès 1994 paraissaient trois livres sans ambiguïté : Complicité de génocide ? de François-Xavier Verschaeve, aux éditions de la Découverte, Histoire d’un génocide, de Colette Braeckman, chez Fayard, et, très explicite, Un génocide franco-africain, sous titré « faut-il juger les Mitterrand ? », par Pascal Krop, aux éditions Lattés.
Évitons de détailler ici l’abondante bibliographie qui s’ensuivit, qui pourrait ressembler à un catalogue de publicité pour l’Esprit frappeur, Izuba, et Aviso, sans oublier les contributions notables de Tahin-Party ou des éditions Tribord, entre autres. Rappelons simplement le livre de Jacques Morel (aujourd’hui malheureusement épuisé), La France au cœur du génocide des Tutsi ; 1500 pages A4 où sont exposés bien assez d’éléments pour justifier d’ouvrir une instruction...
Mais il nous faut rendre ici un hommage particulier aux travaux de Serge Farnel et de Bruno Boudiguet [4] auxquels on doit précisément d’avoir focalisé sur cette question tant débattue de la participation directe qui fait bien plus que compléter le tableau de l’implication française au Rwanda, puisqu’elle révèle, mieux que toute analyse, ce qu’était le sens de l’action entreprise par François Mitterrand, ne laissant place à aucune ambiguïté sur la nature de la politique mise en œuvre secrètement par l’armée : il s’agissait bien de mener à son terme un génocide, et on voit comment on aura eu le souci de son exécution jusqu’au bout, et que les Tutsi soient bien « tous » exterminés, y compris les résistants du « ghetto de Varsovie » de Bisesero, y compris jusqu’aux premiers jours de l’opération Turquoise, ainsi qu’il est vain de le nier face à la connaissance aujourd’hui accumulée et mise en ordre.
Les déclarations de Paul Kagame à Jeune Afrique, pour ce 6 avril 2014, vingt ans après le début du génocide des Tutsi, marquent plus qu’une étape relativement à tous les faux semblants qui recouvrent cette cruelle vérité. Le Président du Rwanda demande qu’on sorte de l’hypocrisie. Le problème d’un pays comme la France, en 1994, ce n’est pas tant de « ne pas en avoir assez fait pour sauver des vies », mais bien plutôt d’en avoir trop fait. Il demande qu’on regarde enfin « l’essentiel » : « le rôle direct de la Belgique et de la France dans la préparation politique du génocide et la participation de cette dernière à son exécution même ». Cette déclaration aura suffit à provoquer un incident diplomatique, et la ministre des Affaires étrangères rwandaise, Louise Mushikiwabo, pouvait dire combien la réaction française lui semblait déplorable. Car, pour aller de l’avant, les relations franco-rwandaises ne peuvent faire l’impasse de la vérité historique, expliquait la ministre : « Nous allons devoir regarder la vérité en face. La vérité est difficile. » « Il est compréhensible qu’il soit très difficile d’accepter la vérité d’être proche de quelqu’un associé au génocide » a-t-elle pu ajouter sans qu’on sache si elle pensait à François Hollande, qui a pu se considérer proche de François Mitterrand, y compris aux époques de la préparation et de l’exécution du génocide. « C’est malheureux parce que l’histoire est l’histoire », a poursuivi la ministre, estimant que « le peuple français en général ne devrait pas être tenu dans l’ignorance de ce que certains responsables français ont fait ».
À ce niveau de clarté dans l’accusation, il ne peut plus être question de faux-semblants. Les autorités d’un pays, s’appuyant sur un copieux travail d’investigation mené par elles-mêmes et conforté par de multiples chercheurs indépendants, peuvent ainsi tranquillement lancer une accusation aussi lourde envers un autre pays. Réponse doit être donnée.
C’est ce qui est arrivé aussitôt sous forme d’une interview exclusive accordée à Jean-Pierre Elkabach, pour Europe 1, par le premier ministre du temps du génocide – et de son année de préparation –, Édouard Balladur. Le plus haut responsable encore vivant, François Mitterrand n’étant plus des nôtres. « Vous sentez vous visé ? » demande Elkabach. « Je ne me sens pas visé », répond celui qui aura quand même fait déplacer d’urgence le journaliste le plus fameux de la République, pour donner, de chez lui, la réplique à Kagame, sans plus attendre, le jour même de la parution de son interview dans Jeune Afrique, dont les déclarations principales étaient connues, par des dépêches Reuters et AFP annonçant cet article depuis à peine plus de 24 heures.
Amusant, le reproche que l’ancien premier ministre de Mitterrand fait à l’actuel Président du Rwanda : il n’aurait « pas réussi à rassembler l’ensemble du peuple de son pays, les Tutsi et les Hutu ».
Du temps où il était si activement soutenu par la France, sous le gouvernement d’Édouard Balladur, on n’a pas souvenir que le Rwanda ait particulièrement bien réussi à « rassembler les Tutsi et les Hutu », et la solution française de faire exterminer les uns par les autres ne peut pas vraiment être considérée comme un modèle. Même si le génocide n’avait pas été imputable à la politique du gouvernement d’Édouard Balladur, il n’y a certes pas de quoi être fiers de ce résultat. Le fait qu’à l’inverse Paul Kagame ait, en fait, réussi à faire coexister tout le monde, et que naisse une génération où ne se distinguent plus Hutu et Tutsi, ne semble pas avoir frappé notre ex-premier ministre. Que le Rwanda soit parvenu à ce résultat là dans un contexte de constante menace de revanche du parti génocidaire installé aux frontières – avec, encore, le soutien français –, est encore plus remarquable.
Il est certain que la presse française gagnerait à retirer un instant ses œillères : une présentation plus véridique du Rwanda d’aujourd’hui au public améliorerait le niveau du débat et aurait pu économiser à Édouard Balladur, premier responsable vivant du génocide des Tutsi, de s’embourber dans de tels argumentaires qui ne sont que l’occasion de rappeler que, pour lui, au Rwanda, il n’y a jamais eu que Hutu et Tutsi, et qu’il ne conçoit pas, aujourd’hui encore, qu’il puisse y avoir une chose telle que des Rwandais.
Mais, acculé, Balladur est très loin de pouvoir se permettre le luxe de la vérité. Il enfile les contrevérités sans aucune gêne : « le gouvernement que je dirigeais a, dès qu’il a été installé, mis fin à toute livraison d’armes au Rwanda... » – ose-t-il dire à Jean-Pierre Elkabach, alors qu’on a les factures de livraisons jusque pendant le génocide, et que même la Mission d’information parlementaire a dû en reconnaître, de ces livraisons d’armes qu’il nie en bloc –, « ...et retiré les troupes françaises – il n’y en avait plus que quelques dizaines ». Le vieux monsieur se souviendrait-il mal ? « Dès qu’il a été installé », au premier « conseil restreint » consacré au Rwanda, le 2 avril 1993, son ministre de la coopération, Michel Roussin, annonçait qu’il allait falloir « recompléter le matériel et les munitions », sans trop regarder à la dépense, précisait-il.
Le ministre de la Défense, François Léotard, demandait lui que l’effectif soit porté à « 1200 hommes », ce qui correspondait à un quadruplement du contingent français au Rwanda. L’amiral Lanxade, également présent, annonçait lui, tranquillement, qu’il allait falloir « recourir à l’action directe de nos forces ». Et le dernier mot revenait au Premier ministre – le même qui affirme crânement aujourd’hui avoir alors « retiré les troupes françaises », n’en laissant tout au plus que « quelques dizaines », et avait en fait alors pris comme première décision d’ajouter « un millier » d’hommes. « Nous devons être davantage présents », expliquait-il ce 2 avril 1993, « il faut apporter des moyens supplémentaires à nos forces ».
Autre curieuse imprécision de la mémoire de l’homme politique : lorsque le journaliste lui demande « depuis quand » ces troupes « étaient là », le premier ministre responsable d’avoir dès sa prise du pouvoir multiplié les effectifs de l’opération Noroît qui était présente depuis en octobre 1990 – trois ans plus tôt –, répond imperturbablement, très sûr de lui : « elles étaient là depuis une vingtaine d’années », « une quinzaine d’années » – ce qui donne l’occasion à Elkabach d’évoquer Valéry Giscard d’Estaing, sous lequel avait effectivement été signé un modeste accord de coopération de gendarmerie au titre duquel une poignée de coopérants militaires s’étaient installés au pays des mille collines. Oubliant un peu vite François Mitterrand...
Lorsqu’Elkabach demande à Balladur ce qu’il pense de la déclaration de Barack Obama suivant laquelle « le génocide n’était ni un accident ni inévitable », l’ancien premier ministre dit qu’il « ne comprend pas ce que ça veut dire ». C’est pourtant clair, et à défaut d’avoir compris les choses à l’époque, Balladur aurait pu se documenter depuis. Que le génocide n’ait pas été « un accident » est évident au vu non seulement de son intense préparation mais y compris du fait qu’il était annoncé ouvertement par les leaders du parti génocidaire, et analysé comme un risque sérieux de toutes parts. Qu’il n’ait pas été « inévitable » n’est pas moins évident. Encore aurait-il fallu que la première puissance en position de l’éviter – la France gouvernée par Édouard Balladur –, en ait eu l’intention. Sachant qu’elle en avait les moyens, ne serait-ce que par son influence sur le parti génocidaire qu’elle avait parrainé.
Ayant entendu parler de ces fameux « trois jours » des débuts de l’opération Turquoise au cours desquels seront massacrés les derniers résistants de Bisesero, Elkabach évoque le fait que les massacres avaient continué, et que « peut-être les militaires français fermaient l’œil ». Et Balladur de répondre affirmativement, mentant sans la moindre gêne : « Les militaires français n’étaient pas au Rwanda à ce moment-là. Nous étions à la frontière entre le Rwanda et le Zaïre, et surtout j’avais demandé qu’ils n’interviennent pas au centre du Rwanda. » Le Premier ministre n’était peut-être pas au courant de la visite ces jours-là de son ministre de la défense, François Léotard, au poste avancé de Gishyita, non seulement « à l’intérieur du Rwanda » mais à deux pas de Bisesero. On comprend par contre qu’il aura été obéi puisqu’il dit avoir justement demandé que les soldats français « n’interviennent pas » – et qu’ainsi les hommes de Turquoise laissent les massacres se faire, sous leurs yeux, tel l’adjudant Thierry Prungnaud qui racontait, l’année dernière à Laure de Vulpian [5] comment, de ce poste de Gishyita, il regardait à la jumelle les miliciens pourchasser les rescapés.
Ne soyons pas toutefois si critiques à l’heure où il faut féliciter Édouard Balladur d’avoir donné formellement son accord à la levée du secret défense. Hormis le fait que c’est une nécessité pour la justice et une revendication de plus en plus largement exprimée, cette prise de position publique du premier ministre responsable à l’époque des faits devrait suffire à provoquer l’indispensable ouverture des archives. Relevons aussi qu’Édouard Balladur tient à préciser qu’il ne sait pas ce qu’il y a dans ces dossiers, comme pour se dédouaner par avance de ce qui pourrait apparaître...
Un autre invité surprise de cette vingtième commémoration est un militaire de Turquoise, le capitaine Guillaume Ancel, auteur de mémoires qu’il annonce honnêtement dans la catégorie « roman », on ne sait trop pourquoi puisqu’il dit bien par ailleurs qu’il s’agit du récit de son expérience de l’opération Turquoise6. Peut-être aura-t-il choisi cette qualification de « roman » pour se prémunir de ce que ceci soit utilisable en justice ?
On sait qu’un autre capitaine, Paul Barril, a ainsi dû, par exemple, prétendre que son livre de souvenirs était une fiction pour éviter que les informations qu’il contient puissent être utilisées contre lui par le juge Trévidic. En lisant le livre d’Ancel, on voit son souci constant de présenter sous le meilleur jour possible son attitude et celle de ses camarades de l’époque, mais il n’hésite pas non plus à dénoncer le fait archi connu que Turquoise était prévue comme une opération offensive, qui aurait été annulée en dernière minute – ce dont il témoigne de façon on espère non « romancée » aux journalistes.
C’est par contre la première fois qu’on entend une telle critique de l’exfiltration des génocidaires au Kivu voisin : les armes saisies dans la « zone humanitaire sûre » auraient été restituées aux Forces armées rwandaises – ce dont il se serait chargé lui-même, avec réticences dit-il. Ancel affirme même que les soldes de l’armée rwandaise ont été alors pris en charge par le budget français...
Mieux encore, ou pire, comme on voudra, dans une interview accordée à Laure de Vulpian, sur France Culture, l’ancien capitaine de Turquoise livre sans détour la conclusion qui s’impose : « En leur livrant des dizaines de milliers d’armes, nous avons transformé les camps de réfugiés du Zaïre en base militaire. On a clairement été à l’origine d’une continuation des combats qui ont fait des centaines de milliers de morts. »
Désormais, le tableau est complet.
Et il n’y aurait plus ainsi qu’à remettre de l’ordre dans les crimes de la République.
Il aura fallu vingt ans, mais il semblerait qu’on approche du moment où le travail de la justice pourrait commencer, la vérité étant en marche.
Est-il permis de rêver qu’on en finisse ainsi avec l’État colonial ?
Michel Sitbon | La Nuit rwandaise