Seul le texte prononcé fait foi
Quand le ver est dans le fruit, il ne suffit pas de s’en prendre au vers. Il vaut mieux se donner une vue d’ensemble. Considérer la pomme entière, par exemple : Ne serait-elle pas attaquée par la pourriture ? Ou l’arbre entier : Ses racines sont-elles encore saines ?
C’est pourquoi je vais creuser un peu mon sujet, aujourd’hui. Je suis d’avis en effet que tout ne va pas pour le mieux dans notre paysage médiatique ...
Comment asseoir la liberté ?
Tournons-nous vers la première moitié du 19e siècle. L’époque où se constitue notre ordre libéral. Après la période de la Restauration, de nouvelles constitutions cantonales voient le jour et elles sont d’inspiration libérale. Puis, en 1848, la Confédération elle-même se dote d’une constitution qui vise à donner la plus grande liberté possible aux citoyens.
Les années 1820 et 1830 sont politiquement très fructueuses. Elles sont agitées par de vives discussions : Comment garantir à long terme la liberté des citoyens ? Comment éviter qu’avec le temps les autorités et l’État ne redeviennent trop puissants ? Comment empêcher qu’une étroite élite ne reprenne tôt ou tard son ascendant sur la grande majorité ?
C’est de cette époque que datent un grand nombre d’idées qui nous paraissent aller de soi : Les libertés citoyennes inscrites dans la Constitution, par exemple. Ou un droit pénal qui interdit les peines dépourvues de base légale. Ou encore les débuts de la transparence dans l’administration, la justice et la direction de l’État. À l’égard de tous ces acquis, il s’agit d’asseoir la liberté de telle manière qu’elle ne se reperde plus jamais.
Les garanties constitutionnelles offertes à la liberté sont importantes, mais elles ne suffisent pas. Les fondateurs de la Suisse libérale l’ont bien compris : la liberté ne peut durer que s’il existe une opinion publique attentive et critique.
C’est de là que découle le rôle essentiel des journaux et des périodiques en faveur de la liberté et de la démocratie. Auparavant, depuis l’invention de l’imprimerie, ils étaient soumis à une censure plus ou moins stricte. Désormais, ils allaient constituer un pilier essentiel du nouvel État libéral. La presse se voit alors accorder - pour ainsi dire - le mandat de protéger la liberté.
Les trois responsabilités politiques des médias
Une des grandes voix du libéralisme suisse de l’époque, Ludwig Snell, publie en 1830 un essai intitulé « Ueber die prohibitive Wirksamkeit der Presse », dans lequel il passe en revue les fonctions politiques de la presse. Il en distingue trois, qu’il nomme la fonction formatrice, la fonction prohibitive et la fonction constitutive, puis il explique ce qu’il entend par ces trois mots-clés. Nous n’aurions certes pas recours aux mêmes termes aujourd’hui, mais son analyse est intemporelle :
Par « fonction formatrice », Ludwig Snell veut dire que la presse recueille les idées nouvelles, qu’elle les discute et les propage. Nous pouvons y voir aussi une vitrine qui permet d’exposer toutes sortes d’idées. Ou peut-être mieux encore, comme un marché aux idées où seules les meilleures s’imposent. Pour une démocratie, il est absolument essentiel que les idées, les opinions et les projets soient soumis à la libre concurrence.
En parlant de « fonction prohibitive », Snell veut dire que la presse révèle et combat les abus. Nous parlerions aujourd’hui de journalisme d’enquête ou d’investigation. Le moteur principal en est une saine défiance à l’égard du pouvoir. Les libéraux d’alors jugeaient que l’État constitue toujours une menace potentielle pour la liberté. Ils avaient d’ailleurs pu s’en rendre compte personnellement sous l’Ancien régime. Une des très grandes responsabilités de la presse est donc de scruter en permanence les actions de l’État et de dénoncer les abus.
Snell écrit aussi que la presse exerce une « fonction constitutive », par quoi il entend que les médias font le lien entre les citoyens et l’État, lorsqu’ils traitent des problèmes et des besoins de la population. L’administration et le monde politique sont ainsi tenus au courant des préoccupations du peuple.
Qui surveille les surveillants ?
L’État libéral et une presse libre sont consubstantiels. Ils sont les garants de la configuration politique qui a apporté une si grande qualité de vie et tant de prospérité à la Suisse.
Et c’est précisément parce que tout a si bien marché pendant si longtemps que quelque chose nous a échappé. Ce n’est qu’aujourd’hui que nous nous apercevons que les penseurs libéraux de jadis ont peut-être sous-estimé un risque.
Une question reste ouverte, en effet : « Qui surveille les surveillants ? » Ou pour le dire autrement : que se passe-t-il quand les médias ne jouent plus vraiment leur rôle ? Il se peut qu’ils soient simplement négligents. Il se peut aussi qu’ils veuillent s’immiscer eux-mêmes dans le jeu politique.
Cette question est de toute actualité. Reprenons les arguments de Snell :
- Premièrement : Les médias doivent servir de place de marché pour les opinions et les idées. Or, plutôt que d’exprimer des opinions divergentes, les médias ne font aujourd’hui qu’écrire tous plus ou moins la même chose, sous un éclairage différent. Que je lise tel journal ou tel autre ne joue aucun rôle : l’opinion dominante y est partout pareille. J’ai parfois l’impression que les médias assument tout à coup eux-mêmes le rôle du censeur.
- Deuxièmement : Les médias doivent révéler les abus. Ce faisant, il faut entre autres qu’ils scrutent les activités de l’État. Malheureusement, ce n’est que trop rarement le cas. Il se peut que la cause en réside dans une trop grande proximité, personnelle ou politique, avec les responsables. Alors qu’en fait, vous devriez partout vous montrer aussi critique qu’à l’égard de l’armée...
- Troisièmement : Les médias ne jouent plus guère de rôle « constitutif », pour reprendre la terminologie des fondateurs de l’État libéral. Les médias ne s’emparent plus des thèmes chers au peuple ; ils reprennent des thèmes déjà traités par d’autres médias. L’administration et le monde politique ne sont plus mis au courant de ce que pense et veut le peuple, mais de ce pensent et veulent les médias.
- En conclusion : Les médias n’assument plus les rôles nécessaires au bon fonctionnement d’un État libéral et démocratique. L’affaire est grave : Dans ces conditions, le pilier central de notre organisation politique va s’effriter.
Le cartel idéologique et ses thèses
On a de la peine à distinguer vos produits par leur contenu. La diversité manque. Un cartel idéologique règne sur une grande partie des médias. Ce cartel résulte en partie de la concentration économique en œuvre dans la branche, mais il résulte aussi d’une convergence des thèmes et des opinions. Le paysage médiatique suisse est victime d’une sorte de mise au pas auto-infligée.
Il est toujours question de la diversité des titres. Cette diversité, affirme-t-on, serait importante et menacée. Des mesures de soutien seraient nécessaires. Permettez-moi de ne pas être d’accord. La diversité des idées est importante, la diversité des opinions est importante, mais la diversité des titres n’est que pure mascarade lorsqu’on lit les mêmes contenus sous des titres différents.
Par ailleurs, vous vous sentez concurrencés par la télévision d’État parce qu’elle offre sur Internet des informations assez pareilles à celles que vous offrez vous-mêmes. Je suis le premier, bien sûr, à me ranger aux côtés des entreprises privées. Mais là, je dois me résigner à constater qu’en ce qui concerne la diversité des opinions, la différence n’est pas très grande si des médias d’État ou proches de l’État se mettent eux aussi à servir la même soupe...
En effet, vous abordez les mêmes thèmes en chaussant les mêmes lunettes ; vous jaugez le monde à l’aune de vos propres thèses : des thèses que vous ne remettez guère en question. On pourrait les qualifier de « profession de foi » des médias suisses. Je vais vous énoncer quelques articles de votre credo :
- Le changement climatique est imputable à l’homme.
- L’énergie nucléaire est mauvaise, les énergies douces sont bonnes.
- L’immigration est un enrichissement, même si le solde positif net s’élève à 80 000 personnes par an dans un petit pays.
- Les solutions internationales sont toujours meilleures que les solutions nationales.
- La Suisse a toujours tort, aussi absurdes que soient les reproches adressés à notre pays et aussi transparents qu’en soient les motifs.
- L’État est plus responsable que le citoyen.
Je ne vois aucune objection à ce que ces points de vue s’expriment, mais lorsqu’ils sont les seuls, la formation des opinions en pâtit. Ces points de vue fixent des limites trop étroites au champ de la discussion. Des principes et des décisions essentiels pour l’avenir échappent alors à toute discussion nourrie.
Vous tracez des lignes rouges autour de zones qui doivent rester taboues, à ne pas franchir sous peine de n’être pas « politiquement correct ». Vous, vous ne les franchissez pas, parce que vous négligez certains domaines d’enquête ; les autres s’abstiennent de les franchir, parce que tous ceux qui s’élèvent contre l’opinion monolithique des médias y perdent leur réputation. De ce fait, votre rôle initial s’est mué en son contraire : plutôt que de lancer de bonnes discussions, vous les empêchez.
Le cartel idéologique comme boomerang financier
En fin de compte, vous serez vous-mêmes victimes de votre uniformité. On ne peut pas vraiment dire que la presse passe par une période faste. En partie du moins, vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-mêmes.
Il en va du cartel idéologique comme de bien d’autres cartels : les débuts sont prometteurs. Puis la paresse s’installe, faute d’incitation à s’améliorer, à évoluer. Chacun se repose sur ses lauriers. C’est alors que les problèmes commencent.
Plus rien n’incite à se différencier, à devenir meilleur et plus intéressant. La qualité souffre. Comme vous ne vous distinguez plus que par des nuances, vous pouvez vous contenter d’un travail superficiel. La superficialité suffit : vous n’avez plus besoin d’aller en profondeur, puisque les autres restent eux aussi à la surface. À la longue, toutefois, cette attitude ne permet sûrement pas d’accrocher le lecteur et de l’enthousiasmer pour un produit.
Au fond, j’ai parfois l’impression que vous vous préoccupez avant tout de vous-mêmes et que vous ne pensez pas assez à vos lecteurs. Vous ne vous engagez par exemple en faveur d’une baisse d’impôts que lorsque vous voulez profiter vous-mêmes d’un taux de TVA réduit. Si seulement vous pouviez vous engager pour une fois en faveur d’allégements fiscaux pour tous ! Vous lanceriez ainsi un débat politique fructueux.
Avec le temps, c’est toute la profession qui est menacée : quand tout le monde chante à l’unisson, les voix originales se perdent. Je regrette l’absence de têtes et de penseurs dans le journalisme, surtout de têtes et de penseurs captivants qui réfléchissent en dehors du sérail.
C’est probablement aussi à cette trop grande harmonie qu’il faut imputer la gêne que vous éprouvez face à l’offre des nouveaux médias. Il est arrivé à certains d’entre vous très exactement ce que vous aimez à reprocher à d’autres : vous avez raté le coche d’une mutation moderne.
Vous réagissez maintenant comme le font la plupart des branches quand le vent tourne : vous vous adressez à l’État pour lui demander son soutien. En fin de compte, cependant, le problème ne fera qu’empirer. Les subventions, en effet, n’ont jamais incité personne à se faire plus novateur, à se risquer dans des voies nouvelles.
Appel aux éditeurs : Davantage de responsabilité ! Davantage de diversité !
Revenons à notre thème initial. Revenons à la liberté des citoyens et aux moyens de la protéger durablement. C’est sur vous, les médias libres, qu’a été fondé l’État libéral et démocratique.
Le Faust de Goethe aurait voulu savoir quelle force ultime assure la cohésion du monde. En ce qui concerne le monde, la question n’a toujours pas été résolue. Nous savons par contre qu’une société démocratique et libérale se maintient grâce à des médias diversifiés, qui exercent leur esprit critique sur tous les sujets. Or, vous le voyez : Nous sommes bien loin aujourd’hui du rôle politique que vous devriez assumer. De facto, nous vivons sous un régime de médias unifiés. D’aspect varié, mais au contenu fade, incolore, uniforme.
La situation me préoccupe : Seuls des médias diversifiés rendent la démocratie possible. Sans vous, en effet, nous ne saurions rien des idées et des solutions nouvelles, brillantes ; sans vous, nous ne saurions rien des abus auxquels il faut mettre fin de toute urgence, et sans vous, le monde politique serait sourd aux demandes des citoyennes et des citoyens.
Que faire ? J’ai posé précédemment cette question : « Qui surveille les surveillants ? » Quelle réponse y apporter, en ce qui concerne les médias ? Dans un État libéral, la réponse est simple : Personne d’autre ne doit vous surveiller, bien sûr, que vous-mêmes. Mais c’est précisément pour cette raison que la responsabilité politique en incombe exclusivement à vous, les éditeurs. C’est à vous de veiller à ce qu’une saine concurrence garantisse une véritable diversité. Ne cherchez plus à vous rapprocher de l’État ni à bénéficier du soutien de l’État en faveur de la presse. Renoncez bien plutôt au cartel idéologique et réappropriez-vous votre rôle politique, qui est si important !
Ueli Maurer, Berne, 13.09.2013
Responsabilité des médias en démocratie libérale prononcée par Monsieur Ueli Maurer, Président de la Confédération à l’occasion du Congrès annuel de Schweizer Medien, le 13 septembre 2013 à Interlaken.