Bonjour,
Analyse et propositions très intéressantes, avec lesquelles je suis en grande partie d’accord. Néanmoins, ce texte est malheureusement typique de la tendance dominante de la "gauche de gauche" française, qui prend ses désirs pour des réalités, et entretient l’espoir totalement infondé que l’effondrement du système capitaliste d’état est à portée de la main pour peu qu’on veuille bien lui donner la chiquenaude fatale ; c’est une croyance profondément irrationnelle et qu’on peut qualifier, à bon droit me semble-t-il, de religieuse. En fait, le système capitaliste d’état n’est pas aux abois, bien malheureusement, et s’y opposer de manière efficace requiert bien autre chose que des incantations autogestionnaires, aussi justifiées soient-elles en théorie (et elles le sont).
Le contraste avec les propositions de Jean Bricmont serait cruel ; tentons-le néanmoins : ( http://contreinfo.info/article.php3?id_article=1985 )
Y a-t-il une responsabilité spécifique de la gauche, de ses intellectuels ou de ses appareils politiques dans cette résignation ?
Il y en aurait une, si la gauche existait. Mais où est-elle ? La plupart du temps, ce qu’on appelle la gauche, disons sa branche institutionnelle, se propose de faire la même chose que la droite, parfois un peu moins brutalement : c’est-à -dire, sur le plan interne, libéraliser et, au niveau international, s’ingérer dans les affaires intérieures des autres pays et, en fait, suivre les Etats-Unis. Et pour ce qui est de la gauche dite "radicale", elle se caractérise par un irréalisme extrême, une attitude quasi-religieuse, qui se traduit par des slogans, tels que "un autre monde est possible", sans préciser lequel ni surtout comment le construire ou "régulariser tous les sans papiers" (c’est-à -dire, en pratique, abolir tout simplement les frontières) ) par opposition à des régularisations partielles, qu’il faut évidemment soutenir autant que possible. Lorsque la LCR annonce la création d’un « grand parti anticapitaliste » en France, un des principaux slogans dont elle couvre les murs est « régularisation de tous les sans papiers », slogan qui est peut-être moralement juste, caritatif, généreux, etc. mais dont on voit mal en quoi il est anticapitaliste.
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Par ailleurs, et c’est un autre combat dans lequel devrait s’investir la gauche, il faut cesser de suivre un modèle socio-économique (américain) dont le succès apparent dépend d’un surendettement chronique et est impossible à imiter, car lié au rôle dominant joué par le dollar. De plus, le coût humain en termes d’inégalités, d’incarcération, de gaspillage, de bas niveau de l’enseignement et d’insécurité sociale du "modèle américain" et de sa perpétuelle course aux armements ne peut pas être sous-estimé. Allant à l’encontre de ce modèle, il faut approfondir le "modèle européen" de bien-être social, qui donne la priorité non pas à notre "compétitivité", en favorisant les profits, mais aux besoins de nos propres travailleurs, malades, retraités et enfants. Il faut fonder la cohésion sociale sur l’égalité et la sécurité d’existence.
A terme, il faut reposer la question du "socialisme du 21ème siècle", comme dirait Chavez. Mais sans chercher à l’imiter. La grande erreur du "socialisme du 20ème siècle", du moins dans la gauche radicale, a été de confondre socialisme et développement accéléré de pays peu développés, comme l’URSS ou la Chine, puis de se disputer indéfiniment sur la question de savoir qui avait trahi quoi et qui il fallait "soutenir" dans des régions du monde sur lesquelles nous n’avions aucune influence. Il faut reposer la question de ce que pourrait être le socialisme dans des pays capitalistes développés comme les nôtres. Commencer par défendre l’indépendance de l’Europe par rapport aux Etats-Unis et à sauver ce qui peut encore l’être de notre modèle social serait un bon début.
Mais tout cela supposerait une révolution culturelle dans les mentalités de la "gauche". Il faut cesser de mélanger utopies, même désirables (un monde sans frontières), et politique. Et il faut cesser de jouer sur la culpabilisation - en accusant gratuitement la droite d’être raciste, fasciste, sexiste etc. L’échec du "socialisme scientifique" a donné naissance à un nouveau socialisme utopique ; mais celui-ci est une impasse, indépendamment de l’échec de l’URSS. Cet échec n’a pas montré que Marx avait tort quand, dans L’Idéologie Allemande, il critiquait l’idéalisme et l’utopisme. Il faut sortir d’un discours purement moral pour (re)commencer à faire de la politique. Cela suppose une vaste mobilisation d’intellectuels qui chercheraient, comme l’a fait la droite lorsque celle-ci était faible, à proposer une série de mesures concrètes, à court et à moyen terme, plus ou moins réalistes, mais faites dans un esprit radical ("socialiste"). C’est seulement ainsi que la gauche pourra regagner de la crédibilité et reconstruire une forme d’hégémonie intellectuelle, comme celle qui a existé après-guerre. Vu l’état de confusion intellectuelle et de découragement qui règne actuellement, ce projet semble impossible ; mais, comme on disait en "˜68, exigeons l’impossible !
Voir aussi, sur l’irrationalité de la gauche française (aujourd’hui encore influencée par le penseur antisémite et anti-démocratique Friedrich Nietzsche [1844-1900]) : Aymeric Monville, "Misère du Nietzchéisme de gauche" (Ed. Aden, 2007 ; http://www.amazon.fr/Mis%C3%A8re-nietzsch%C3%A9isme-gauche-Georges-Bataille/dp/2930402326 ) : "Etonnant Nietzsche ! Tour à tour enrôlé par les gauchistes, les nazis, les anarchistes, les néo-fascistes, les intellectuels de gauche, le voici à présent pro-européen et libéral. Parler de " récupération " est un peu court. Comment comprendre cette postérité extravagante du solitaire de Sils-Maria ?
Aymeric Monville revisite avec acuité la réception de Nietzsche en France. Andler, Palante, Blanchot, Camus Bataille, Deleuze, Foucault, Derrida, furent autant de grands prêtres d’un culte devenu religion officielle : le " nietzschéisme de gauche ".
Passé dans les moeurs modernes, ânonné par les managers, les magazines télévisés, les hommes politiques autant que par Michel Onfray, ce retour de Nietzsche par la gauche autorise le consensus irrationaliste, individualiste et anticommuniste, de la " gauche morale " à Le Pen.
Le but de ce livre n’est pas de lancer un débat philosophique de plus mais bien de dévoiler la signification politique de cet engouement pour l’auteur d’ainsi parlait Zarathoustra. Ce recyclage philosophique a un but : détruire au sein de la gauche le matérialisme des Lumières et in fine l’ensemble de la philosophie issue du marxisme et du mouvement ouvrier."
Enfin, ce que dit le philosophe québécois Normand Baillargeon sur Michel Foucault : ( http://nbaillargeon.blogspot.com/2008/07/fondationnalisme-anti-fondationnalisme.html )
"C’est dans toute sa radicale opposition au projet même d’une pensée du politique "” et plus généralement d’une philosophie "” moderniste que s’est défini le postmodernisme anti-fondationnaliste dont Foucault a été un des principaux penseurs.
Sur le plan du politique, son ambition a été de montrer que les concepts et les valeurs à portée transcendante par lesquelles le projet traditionnel d’une théorie du politique s’était articulé "” le vrai, le juste, le sujet et son émancipation "” n’ont aucune des vertus qu’on leur attribue et ne peuvent donc servir de points d’appui sur lesquels construire une politique libérée des immanences.
Cette analyse, si elle était juste, aurait pour conséquence de demander que nous sortions du projet philosophique occidental. Je pense que la démonstration n’est pas convaincante.
Mais il y a plus, puisque la perspective théorique ici ouverte s’étant privée d’emblée des ressources des catégories transcendantes se trouve placée devant un dilemme qu’a bien vu Habermas. En effet, ou bien, pour se maintenir comme ensemble de propositions à prétention théorique, elle est contrainte de réintroduire dans son argumentaire les catégories dont elle a voulu s’émanciper "” et en ce cas de nier par sa pratique ce qu’elle condamne en théorie ; ou bien elle est vouée à ne pas pouvoir se défendre devant quiconque la décrète insignifiante ou refuse de la considérer.
Ce dilemme, qui est celui de tout relativisme, apparaît à quelques reprises dans l’échange entre Foucault et Chomsky ; mais il est aussi au coeur de bon nombre des critiques adressées à son oeuvre depuis quelques années, par exemple dans tous ce cas de figure où on conteste ses analyses, les faits qu’il invoque, les données qu’il présente (13) .
Plus généralement, me semble-t-il, on devrait considérer attentivement ce dilemme par lequel Gary Gutting conclut l’article de la Routledge Encyclopedia of Philosophy consacré à Foucault :
Pour Foucault, la philosophie n’est toujours qu’un moyen de surmonter un ensemble donné de limitations historiques. Elle n’a pas plus de finalité propre qu’elle ne recèle de vérité particulière ou ne produit d’effet spécifique. Elle n’est qu’un ensemble de techniques intellectuelles, liées à une prise de conscience de l’entreprise historiquement connue sous le nom de philosophie. S’il advient que la philosophie modifie la compréhension qu’elle a d’elle-même selon la perspective dessinée par la pratique de Foucault, alors celui-ci sera reconnu comme un grand philosophe "” ou, ce qui est plus probable, comme quelqu’un ayant joué un rôle majeur dans l’élimination de la philosophie telle qu’elle avait été conçue depuis Platon. Dans le cas contraire, il restera, selon toute vraisemblance, une figure mineure, intéressante pour ses perspectives historiques bizarres et pour sa critique sociale bien particulière (14) . »
Je suis de ceux qui considèrent que c’est la deuxième hypothèse proposée par Gutting est la bonne. Et si c’est bien le cas, il conviendra alors de s’interroger sur l’immense succès remporté par la pensée de Foucault "” et pas seulement dans le milieux libertaires ou sympathisants, mais dans l’intelligentsia en général.
Avec peu d’assurance, je l’admets, je proposerais que cette popularité s’explique par l’inscription de cette pensée dans un moment historique où la fin de l’espoir en la possibilité d’un changement social radical porté par les années soixante engendre une profonde remise en question des catégories conceptuelles qui avaient permis de l’envisager et de le penser, et en particulier de leur dogmatisme. Foucault, brillant, inassignable à une perspective théorique précise, sensible à la multiplicité des combats, arrivait à un moment opportun. La perspective discursive qu’il déployait offrait en outre la consolation de pouvoir penser que puisque le pouvoir est partout et jusque dans le langage et les silences, la formulation d’un projet de critique radicale, fut-il formulé de manière ésotérique et ne s’adresser qu’à un auditoire limité, était néanmoins un geste politique radical.
Mais, au total, le centrement, de manière massivement prévalente, de la critique sociale sur l’individu et sur les différences a, il faut le craindre, engendré une certaine dilution de la critique sociale qui a contribué à divertir les radicaux de nombreux et importants combats économiques et politiques tout en entretenant la dangereuse illusion qu’une rébellion dans les mots était une rébellion dans les choses."