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Quand les artistes libèrent la parole des employés et des ouvriers

Etouffé par le management par les chiffres, méconnu des politiques, le travail « réel » se produit sur scène. Grâce à quelques compagnies théâtrales dans le Nord-Pas-de-Calais ou en Seine-Saint-Denis, des employés, ouvriers et cadres peuvent s’exprimer librement sur leur métier, le sens qu’ils donnent à leur travail, les contraintes que fait peser le management par objectifs, les plans de restructuration et les luttes sociales. Bref, pouvoir parler de leur vie et de leur ressenti sans qu’on leur renvoie un taux de chômage ou de croissance, ou une convocation préalable à licenciement.

« Ce n’est pas parce que l’on a un plan social que l’on n’a rien à dire », proclame un écriteau tenu avec dignité par un homme face à la caméra. La scène figure dans le spectacle Qui redoute la parole ? présenté à Roubaix le 14 mars dernier. La soirée mêle témoignages filmés et spectacle vivant. Avec en vedette les salariés de l’enseigne de vente par correspondance d’habillements et de linges. Elle montre que les salariés de La Redoute, entreprise chargée d’histoire – elle a été créée en 1837 – mais en perpétuelle « restructuration » depuis plusieurs années – 1178 postes doivent être supprimés d’ici 2017 – ont, en effet, des choses à raconter [1].

La compagnie HVDZ, implantée dans le Pas-de-Calais, et le Centre dramatique national itinérant, Les Tréteaux de France, ont interrogé ces employés dans le cadre d’une recherche artistique sur la culture ouvrière et le travail. Leurs témoignages vont servir de matière première au spectacle [2]. « La Redoute est emblématique du monde chaotique dans lequel nous sommes. Raconter ce qui s’y passe peut permettre aux spectateurs de mieux comprendre comment nous vivons aujourd’hui », estime Guy Alloucherie, de la compagnie HVDZ.

D’autres artistes mettent en lumière le point de vue de travailleurs ordinaires, souvent disqualifiés dans les grands médias, par les commentaires sur la nécessaire modernisation, quand il n’est pas tout simplement inaudible. On entend peu, par exemple, les employés de centres d’appel téléphonique (environ 50 000 en France). Jean-Charles Massera les a rencontrés pour écrire le spectacle et le film Call me Dominik, produits par l’association Travail et Culture. L’écrivain, qui est également artiste, explore habituellement la langue de bois de la communication et du markéting – « la langue de l’ennemi » – pour mieux la démonter [3].

« Notre mode de vie a un prix : le coût de la vie des autres »

Cette fois, il s’est penché sur les conséquences concrètes de la politique ultralibérale sur nos existences. « Je voulais faire un film sur la vie personnelle des téléopérateurs, raconte-t-il. En parlant avec eux, je me suis aperçu qu’ils n’en avaient pas, justement, de vie. C’est de cela qu’il est question. » Call Me Dominik décrit un quotidien impossible : un management épuisant qui empêche tout lien entre collègues, un salaire faible grevé par les frais de transport, des horaires tardives qui coupent de la vie sociale, le stress qui se répercute sur la santé et les proches. Aux yeux de Jean-Charles Massera, ces nouveaux prolétaires vivent une forme extrême de l’aliénation qui touche les classes populaires comme les cadres supérieurs. « La situation de ces employés raconte ce que la consommation à tout va produit : l’appauvrissement, résume-t-il. Notre mode de vie a un prix : le coût de la vie des autres. »

Une autre compagnie théâtrale, Naje, installée en Île-de-France, montre elle aussi les mécanismes sociaux à l’œuvre dans le monde du travail. Son théâtre, assurément militant, s’appuie sur la méthode du Théâtre de l’Opprimé. En partant d’histoires authentiques qui apportent « une multiplicité de regards sur la réalité », elle écrit un spectacle qui nourrira une réflexion menée ensuite avec les spectateurs. Le Chantier, présenté les 5 et 6 juin à Montreuil-sous-Bois, a été conçu à partir de récits vécus ou entendus par les comédiens et les soixante citoyens et citoyennes qui vont jouer avec eux sur scène. Il traite des injustices dans le milieu du travail, du sentiment d’impuissance mais aussi des possibilités de créer des solidarités pour en sortir.

« Prendre la parole parce qu’il étaient fiers de ce qu’ils sont »

La force de ces propositions artistiques vient d’abord de la qualité des paroles recueillies par les artistes. La compagnie HVDZ, habituée à collecter les propos des habitants, est restée quinze jours à la Maison pour Tous de Wattrelos, ville où est située le siège social de La Redoute. Grâce au bouche à oreille, des volontaires sont venus, petit à petit, pour parler de ce qu’ils vivaient dans l’entreprise, de manière franche. « Les gens nous ont dit qu’ils voulaient prendre la parole parce qu’il étaient fiers de ce qu’ils sont, explique Didier Cousin, l’un des artistes. Et parce qu’ils estimaient qu’il y avait eu beaucoup de mensonges et qu’il fallait dire ce qui s’est réellement passé. »

Les téléopérateurs qui ont répondu à Jean-Charles Massera, dans le Nord et au Maroc, où fleurissent les plate-formes téléphoniques, voulaient faire connaître leurs conditions de vie. A chaque endroit, le réalisateur est resté environ deux semaines - une durée nécessaire pour établir un lien de confiance. « Les gens vous donnent d’abord les réponses qu’ils imaginent que vous attendez, précise le réalisateur. Il faut prendre le temps et savoir écouter pour aller plus loin. » Parfois, les artistes sont face à un discours qui n’a rien de critique. Fabienne Brugel de la compagnie Naje a vécu cela en allant interroger des salariés de France Télécom – rebaptisé Orange – pour le remarquable spectacle Les Impactés (2007) qui parlait de la violente restructuration alors en cours : « Certains d’entre eux avaient intégré le discours de l’entreprise qui consiste à dire "Les objectif sont inatteignables, c’est vrai, mais c’est normal". Ce discours, je le prends aussi. Je ne vais pas donner de leçons. »

« Est-ce qu’on va être capables de se défendre ? »

Les artistes mettent en scène ces paroles brutes et éclairent ce qui est dit plus que les individus eux-mêmes. Ils soulignent ainsi la dimension sociale des récits personnels. Pour préserver l’anonymat des personnes interviewées, Jean-Charles Massera choisit, dans son « documentaire de création », de filmer leur corps sans cadrer leur visage. Cela fait résonner plus fort les mots des employés. La préparation minutieuse d’un œuf dur dit le budget minime d’un ménage, une main qui applique de la pommade contre le psoriasis révèle le poids des maladies psychosomatiques. Dans le solo qu’il a ensuite écrit pour la scène, l’artiste a donné libre cours à son imagination. Ce conte politique raconte comment un téléopérateur transgresse une interdiction et rappelle une cliente en dehors des horaires de travail. Le dialogue avec l’inconnue (dont on entend seulement la voix) déclenchera une prise de conscience et la volonté de briser son isolement.

Qui Redoute la parole ? réussit à faire le portrait à plusieurs voix d’une communauté de travail malmenée. Et donne une vue d’ensemble de la « restructuration » du point de vue des salariés : la baisse des effectifs, la dématérialisation du travail (avec la suppression du catalogue, en particulier), la perte des savoirs-faire et des savoirs-vivre, les divisions dans la lutte, les interrogations sur l’avenir – « Est-ce qu’on va être capables de se défendre ? ». A l’écran, des vues du quartier et des entrepôts vides ancrent les témoignages dans un espace social concret, celui d’une ville du Nord déjà touchée de plein fouet par le chômage.

« Les gens ne comprenaient pas que nous nous battions pour tous »

Sur scène, les chorégraphies de deux danseuses sont inspirées des gestes des ouvriers. Des textes révoltés lus par l’écrivain Ricardo Montserrat (« on a jeté à la casse tant d’intelligence ! ») apportent une respiration bienvenue. Le Chantier de Naje entremêle, lui, des situations réalistes et des séquences poétiques, grâce à la métaphore apportée par des marionnettes de tailles diverses, ou historiques comme un bref résumé de l’origine du management moderne. Quant aux saynètes, elles seront interprétées par les personnes qui n’ont pas vécu l’histoire, afin de maintenir une distance. Elles montreront les impuissances, les résistances et la créativité des salariés, pour faire réfléchir.

Karim, vingt ans d’ancienneté à La Redoute, aujourd’hui « e-marchandiser », par ailleurs, membre du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), était parmi les 800 personnes – en majeure partie des employés ou d’anciens employés – qui ont assisté à Qui Redoute la parole ?, en mai. Lui qui a témoigné à l’écran remercie les artistes d’avoir restitué « l’esprit Redoute », cette culture de l’entraide mise à mal par le nouvel esprit de compétition. Le spectacle offre à voir les différentes analyses des uns et des autres, grévistes et non grévistes, manutentionnaires et cadres, et les malentendus aussi : « Les gens pour lesquels nous nous battions se retournaient contre nous ; ils ne comprenaient pas que nous nous battions pour tous ! »

« Mais je ne savais pas que c’était ça que tu vivais ! »

La compagnie Naje, dont le nom est l’acronyme de « Nous n’abandonnerons jamais espoir », joue la plupart du temps devant un public directement concerné par ce qui est représenté sur scène. Elle tend un miroir où chacun peut reconnaître sa propre expérience avant de réfléchir ensemble à des solutions. Les impactés, produit avec le comité d’entreprise de France Télécom, joué dans toute la France (entre 2007 et 2009), montrait les dégâts humains du « dégraissage » dans l’ancien service public. Il a aidé nombre de spectateurs à comprendre que le harcèlement était une stratégie globale. Fabienne Brugel se souvient qu’après le spectacle, lorsque les comédiens discutent avec le public, une femme s’est tournée vers son mari en disant « mais je ne savais pas que c’était ça que tu vivais ! ».

Diffusés dans le réseau du cinéma documentaire et des arts vivants, le film et le solo de Jean-Charles Massera sont aussi utilisés comme outil de débat dans des stages de formation syndicale. Certains salariés syndiqués ont ainsi été interpellés par les propos d’un téléopérateur expliquant la résistance qu’il mène hors du temps de travail : ne pas allumer la télévision en rentrant revient, pour lui, à « remporter une victoire ». « Si mon film peut permettre d’appréhender une autre dimension du travail, c’est très bien, se réjouit Jean-Charles Massera. Ce qui m’intéresse c’est de voir comment faire pour s’en sortir, et si possible réveiller la conscience. Je pense que dans le vide de sens créé par le désir de consommation il faut réinjecter du symbolique. »

« Une entreprise qui ne tourne qu’avec des robots, ce n’est pas possible »

Dans un paysage culturel où finalement peu d’œuvres abordent de front la réalité du travail – à quelques exceptions près, dont fait partie le cinéma des frères Dardenne (Rosetta, Palme d’or au Festival de Cannes en 1999, Deux jours, une nuit, sélection officielle de Cannes en 2014...) – ces productions mettent le doigt sur une réalité partout vérifiable : de plus en plus, le travail perd son sens. Concernant le spectacle sur La Redoute qui va naître de cette « Veillée », en 2017, Karim espère « qu’il pourra aider à faire connaître la façon dont marchent les entreprises en France ».

« Il n’y a plus rien pour l’ouvrier, s’indigne-t-il. Le fric a pris le pas sur l’humain. Mais une entreprise qui ne tourne qu’avec des robots, ce n’est pas possible. Un monde qui ne tourne qu’avec des robots, de toute façon, on n’en veut pas. » Ces œuvres mettent le doigt sur une réalité qui mérite qu’on la regarde, et que l’on y réfléchisse. Dans la démarche de ces artistes, on retrouve une forme de colère mêlée à une confiance dans l’intelligence du public. En ce sens, ils rejoignent les principes de l’éducation populaire au sens le plus noble du terme, celle qui cherche à éveiller la volonté de comprendre ce que nous subissons, dans la perspective de cesser de subir, justement.

Photos : Le spectacle Les Bâtisseurs (avec une séquence sur Fralib) de la compagnie Naje. La Redoute (source)

Notes

[1] La Redoute appartenait jusqu’en 2014 au groupe Redcats, filiale de Kering, ex-Pinault-Printemps-Redoute (PPR) et a été cédée à ses dirigeants. Sa restructuration est à l’œuvre depuis 2006.
[2] Ecrit par l’auteur Richard Montserrat et produit par le CDN-Les Tréteaux de France.
[3] On peut citer : United emmerdements of new order et United problems of coût de la Main-d’oeuvre (éd. POL, 2002), et France guide de l’utilisateur (éd. P.O.L, 1998).

25 mai 2015

»» http://www.bastamag.net/Les-artistes-donnent-la-parole-aux-travailleurs
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