L’effondrement d’un récit édifiant
Depuis l’été 2011, les éditoriaux de la presse occidentale célèbrent en chœur les funérailles anticipées du pouvoir damascène : « tyran sanguinaire qui extermine son peuple », le président syrien n’est-il pas condamné d’avance ? A les croire, il est sur le point de rendre l’âme. Tant attendu, le collapsus final est désormais une question de mois, voire de semaines. Comme en Tunisie, en Egypte et en Libye, l’insurrection victorieuse va précipiter le despote dans les poubelles de l’histoire.
De cette guerre civile, on a cherché obstinément, par une sorte de « reductio ad simplicissimum », à faire la guerre d’un seul contre tous. Or ce récit édifiant a fini par s’effondrer comme un château de cartes. Plus populaire en Occident que dans les rues de Damas, le scénario de la chute inéluctable d’un régime aux abois, miné par la corruption et la répression, est resté une vue de l’esprit. En dépit d’une pression intérieure et extérieure inouïe, le régime syrien a tenu bon.
Poussée par les pétromonarchies du Golfe et les puissances occidentales, l’opposition syrienne a pris ses désirs pour des réalités. En jetant dans la rue des foules paupérisées par la crise économique, elle a voulu créer un rapport de forces décisif, gage d’une victoire rapide. Aveuglée par le succès étourdissant des révolutions tunisienne et égyptienne, elle n’a vu en Bachar Al-Assad qu’une survivance du passé qu’il fallait balayer par la voie insurrectionnelle.
Ce faisant, l’opposition a poussé le régime baasiste dans ses retranchements, le condamnant à une réaction brutale. Dos au mur, il n’a eu le choix qu’entre vaincre ou mourir. Qu’il ait opté pour la solution militaire n’a rien de surprenant compte tenu de l’attitude oppositionnelle, mais aussi de sa propre histoire. Depuis le coup d’Etat de 1970, le pouvoir est entre les mains d’une caste militaro-civile qui n’entend pas le partager. Le quasi-monopole du parti Baath est organisé dans le cadre d’une coalition qui réunit les différentes familles du nationalisme arabe. Au sommet, le clan Assad est la clef de voûte du pouvoir.
Les responsabilités de Damas dans la genèse de l’affrontement actuel sont évidentes. Régime autoritaire, dont la légitimité idéologique s’est diluée dans les travers d’un système clanique, il s’est montré incapable d’offrir une alternative au statu quo. Depuis dix ans, en outre, il a commis l’erreur d’appliquer les recettes libérales du FMI dans un contexte de crise économique aggravée par une série de sécheresses. De ce point de vue, la guerre civile est aussi le fruit de son incurie.
Pourtant, le régime a fait des concessions significatives au cours du printemps et de l’été 2011 : révision de la Constitution mettant fin au monopole du parti Baath, amnistie et libération de détenus, mesures fiscales et sociales généreuses, organisation d’élections législatives. Rejetées avec dédain par l’opposition, elles n’ont eu aucun effet. Tout se passe, dans cette période, comme si les adversaires du régime, sûrs de l’emporter, avaient choisi l’épreuve de la rue pour obtenir gain de cause.
Les manifestations massives en faveur de Bachar Al-Assad qui se déroulent à Damas, Alep et Tartous entre juin et novembre 2011, toutefois, auraient dû les inciter à la prudence. Même si sa base sociale rurale, ébranlée par la crise économique, s’est effritée, le régime baasiste conserve une légitimité populaire. Ulcérée par la réaction autoritaire des pouvoirs locaux, la population de la périphérie est en ébullition, mais de larges couches urbaines, inquiètes devant la poussée contestataire et la montée de l’islamisme, demeurent fidèles au régime.
La haine confessionnelle, ciment de l’opposition
Se réclamant de l’idéologie laïque du panarabisme baasiste, le pouvoir se heurte depuis ses origines à l’hostilité irréductible des Frères musulmans. Portée par la vague montante de l’islam politique, la confrérie en conteste la légitimité et s’engage, à la fin des années 1970, dans une stratégie insurrectionnelle qui se traduit par une vague spectaculaire d’attentats. Les horreurs de la guerre civile actuelle puisent leurs racines dans ce climat d’affrontement larvé qui oppose la mouvance islamiste et le régime nationaliste depuis trente ans.
Dans le récit des origines de la crise, on oublie généralement un fait majeur : la guerre civile n’a pas commencé en 2011, mais le 16 juin 1979. Ce jour-là, des militants armés des Frères musulmans assassinent 83 élèves-officiers alaouites de l’Ecole d’artillerie d’Alep. Frappant le cœur de l’élite militaire, ce massacre provoque une répression impitoyable. Elle culmine à Hama, en 1982, lorsqu’une insurrection menée par une branche dissidente de la confrérie, après avoir liquidé une centaine de cadres locaux du parti Baath, est écrasée dans le sang par l’armée régulière.
De surcroît, le coup de main perpétré à Alep en 1979 revêt une dimension prémonitoire : il préfigure le climat de haine interconfessionnelle qui règne aujourd’hui en Syrie et en Irak. Epargnant les sunnites, les preneurs d’otages de 1979 se livrent sans vergogne à un « nettoyage confessionnel » dont la guerre actuelle fournit à son tour de sinistres exemples. Il faut être aveugle pour ne pas le voir : dans la tragédie sanglante qui frappe le peuple syrien, la haine de « l’hérésie alaouite » est devenue le ciment idéologique de l’opposition.
Par son jusqu’au-boutisme, celle-ci n’a donc pas seulement fourni au régime le motif rêvé de son intransigeance : lorsqu’on exige votre effacement, qu’y a-t-il à négocier ? Mais plus grave encore, elle a délibérément transformé une lutte politique en guerre de religion. Dans cette montée aux extrêmes justifiée par la pureté doctrinale, dire que les torts sont partagés est une ineptie. Car le régime syrien et ses alliés du Hezbollah n’ont jamais attisé une haine interconfessionnelle que les prédicateurs saoudiens, ivres de vengeance, déversent jour après jour.
Neutre sur le plan confessionnel, le régime syrien bénéficie du soutien sans faille des autorités religieuses sunnites comme des différentes Eglises chrétiennes. Qualifié de « secte alaouite » par une presse occidentale qui reproduit les poncifs wahabites, ce régime n’est pas seulement le protecteur des minorités. Comme les habitants des zones contrôlées par la rébellion en ont fait l’amère expérience, il est aussi leur assurance-vie. Et il est inutile de se demander quel avenir peuvent espérer les alaouites, les chiites, les druzes, les chrétiens et les Kurdes dans un pays qui passerait sous la coupe d’Al-Qaida.
Rompre avec l’hémiplégie du discours dominant
Pour comprendre le conflit syrien, il faut donc rompre avec l’hémiplégie du discours dominant. On veut à tout prix nous persuader que la guerre qui ensanglante la Syrie depuis trois ans oppose un régime de tortionnaires à une opposition férue de démocratie. Diabolisant le régime syrien, voué aux gémonies pour ses crimes abominables, cette fable occidentale accorde à la rébellion armée, dans le même temps, une véritable absolution morale.
On a pu voir, à cet égard, quelle fonction essentielle jouait l’accusation de massacre chimique. Peu importe que Carla del Ponte, haut fonctionnaire de l’ONU, ait incriminé la rébellion armée dès le printemps 2013, que deux experts du prestigieux MIT aient affirmé que l’attaque chimique du 21 août 2013 provenait des zones rebelles, ou que le grand journaliste américain Seymour Hersch ait dénoncé les mensonges de la CIA : la manipulation de l’opinion mondiale exige la culpabilité du régime de Damas.
Simultanément, on s’empresse de couvrir d’un voile pudique les turpitudes de la rébellion. Les atrocités commises par les factions jihadistes, coupeurs de tête et autres mangeurs de foie, passent par pertes et profits d’une couverture médiatique qui fait le tri entre les bonnes et les mauvaises victimes. Chacun a pu lire dans « Le Monde », par exemple, que les exactions des rebelles à Maaloula étaient une invention de Damas, au moment même où la télévision syrienne retransmettait les images des funérailles chrétiennes des victimes civiles de l’attaque perpétrée par le Front Al-Nosra.
Commune à la quasi-totalité des médias occidentaux, cette lecture hémiplégique de la crise syrienne a fait la preuve de son inanité. L’écran de fumée d’une opposition syrienne démocratique et tolérante s’est dissipé, laissant la place à des hordes de fanatiques venus de partout et nulle part pour massacrer les alaouites. Certes, on continue d’exhiber devant les caméras de respectables intellectuels, exilés de longue date, pour accréditer la fiction d’une opposition fréquentable. Mais chacun sait qui dirige la rébellion sur le terrain, et le mythe de « l’Armée syrienne libre », cette coquille vide, est éventé depuis longtemps.
Faut-il, à l’instar des chancelleries occidentales, faire semblant de croire que la rébellion était prête à participer à un processus politique ? Son idéologie sectaire, faite de haine confessionnelle, ses pratiques expéditives et ses dérives mafieuses ont amplement prouvé le contraire. Selon les bilans régulièrement fournis par l’OSDH, organisme proche de l’opposition, ce sont les forces fidèles au régime qui subissent les plus lourdes pertes. On avouera qu’il s’agit d’un curieux génocide, lorsque les bourreaux ont davantage de morts que leurs victimes supposées.
A l’évidence, le régime de Damas trouve encore des soldats prêts à se faire tuer pour défendre un pays agressé par ces desperados du jihad global qui servent de piétaille aux puissances occidentales et aux pétromonarchies corrompues. Depuis l’été 2013, l’armée arabe syrienne reconquiert peu à peu le terrain selon un axe qui relie Damas à Alep via Homs et Lattaquié. Loin de s’effondrer, elle semble reprendre la main, même si le contrôle des frontières du nord et de l’est, voies d’importation des mercenaires wahabites, lui échappe largement.
Certes, la doxa exige que l’on dise que le succès de cette offensive loyaliste est imputable à des facteurs externes. Mais il serait plus juste de dire que l’aide militaire du Hezbollah, l’appui financier de l’Iran et les livraisons d’armes russes ont équilibré l’influence contraire de cette gigantesque coalition internationale qui a juré, depuis trois ans, d’abattre le régime. Maillon central de l’axe de la résistance, la Syrie baasiste figure depuis longtemps, en effet, sur l’agenda de la déstabilisation occidentale des Etats rebelles (cf « Pourquoi la Syrie indispose les maîtres du monde »). [1]
Avalanche de pétrodollars déversée sur les factions jihadistes, livraisons d’armes américaines financées par le Qatar, aide militaire turque à la frontière nord, coopération des services secrets occidentaux, sanctions économiques impitoyables, menaces des USA et de la France, bombardements israéliens : cette extraordinaire débauche de moyens n’a pu faire rendre l’âme au régime baasiste. Il faudra bien finir par admettre que s’il offre une telle résistance, c’est sans doute parce qu’une large partie du peuple syrien, malgré ses erreurs, a trouvé de bonnes raisons de le soutenir.
Bruno Guigue
28 avril 2014
Normalien, énarque, auteur de plusieurs ouvrages, dont "Les raisons de l’esclavage" (L’Harmattan, 2001) et "Aux origines du conflit israélo-arabe, l’invisible remords de l’Occident", L’Harmattan, 2002).