Pourquoi l’Amérique Latine fait appel aux philosophes.

Descartes : Je pense donc je résiste
Santiago ZABALA

Barcelone, Espagne - Je viens de rentrer du sixième Forum International de Philosophie à Maracaibo, au Venezuela, où des philosophes de quatre continents étaient invités à débattre sur le thème de "l’Etat, la Révolution et la construction de l’hégémonie". Cet évènement a été inauguré par les vice-présidents du Venezuela et de Bolivie, et retransmis par plusieurs chaînes de télévision. Le dernier jour un prix de 150.000 $ a récompensé le meilleur ouvrage présenté dans le cadre du Prix Libertador pour la Pensée Critique 2011.

De même que pour le Forum Social Mondial du Brésil, ce prix et ce forum visent à refléter non seulement le progrès social qui caractérise ces nations, mais aussi les progrès dans d’autres parties du monde ; c’est pourquoi on ne compte parmi les invités que des penseurs essentiellement de gauche : engagés au service des secteurs faibles, exclus, opprimés de la société.

Indépendamment de l’impact que le rapport de cette rencontre peut avoir sur les gouvernants qui le liront, ce qui nous intéresse, nous en tant qu’universitaires européens, est la signification institutionnelle donnée à la philosophie dans cette région du monde. Existe-t-il une conférence, un forum aux États-Unis ou en Europe que des vice-présidents de la république prendraient le temps d’inaugurer ?

Sans doute les participants étaient-ils tous des socialistes progressistes (voire marxistes dans certains cas) et nourrissaient-ils d’emblée une certaine sympathie pour ces mandataires politiques démocratiquement élus (en Amérique Latine, seul le Honduras ne dispose pas de gouvernement démocratiquement élu). Reste que nos gouvernants occidentaux néo-libéraux n’organisent pas de telles conférences pour leurs intellectuels préférés. Voir les vice-présidents d’Italie ou du Canada financer une conférence pour que 50 philosophes réfléchissent sur leurs politiques, reste de l’ordre du rêve. Peut-être que ce jour viendra.

D’ici là interrogeons-nous nous-mêmes sur ce que ce forum latino-américain nous dit de la relation entre philosophie et gouvernement.

Avant quoi, il faut rappeler que la plupart des nations latino-américaines actuelles ont élu des gouvernements socialistes dont l’objectif principal est de sortir de la pauvreté les citoyen(ne)s exclu(e)s par les états néo-libéraux (et dans certains cas par des états dictatoriaux) qui ont gouverné cette région dans le passé. C’est pourquoi depuis plus d’une décennie, des intellectuels progressistes aussi célèbres que Noam Chomsky et beaucoup d’autres ont soutenu Chavez, Morales, et d’autres présidents démocratiquement élus : pour leurs programmes sociaux et pour leur indépendance économique du FMI.

Malgré le progrès social (depuis 2003, la pauvreté extrême a été réduite de 72 % au Venezuela), malgré les initiatives écologiques (Morales a été déclaré "Héros Mondial de la Terre-Mère" par le Président de l’Assemblée Générale des Nations Unies), malgré l’efficacité économique de ces gouvernements (à la différence des États-Unis, les économies latino-américaines croîtront de 4.7 % en 2012), nos médias occidentaux mantiennent leur campagne de désinformation haineuse pour discréditer ces succès.

Oliver Stone a suggéré dans son brillant documentaire South of the Border, que cette campagne est le symptôme de la peur que les citoyens occidentaux exigent à leur tour de semblables politiques. En tout cas, tandis qu’en Europe nous éliminons des services sociaux pour obéir aux demandes de la Banque Centrale Européenne, les États Latino-Américains ne font que les augmenter, et c’est précisément ce que réclament tant de manifestants occidentaux ("indignados", Occupy Wall Street, et autres mouvements courageux).

Ces pays d’Amérique Latine ne font pas appel aux philosophes pour obtenir d’eux des justifications rationnelles ou dans l’espoir que certains d’entre eux écrivent des articles de propagande sur leurs politiques. Ils montrent plutôt leur conscience que l’Histoire n’est pas finie. Je rappelle la célèbre théorie de Francis Fukuyama ("la démocratie libérale est la seule forme légitime de gouvernement généralement acceptée"), aujourd’hui complètement assimilée, pour ne pas dire intégrée, à notre culture capitaliste.

Sauf que l’Histoire en Amérique Latine n’a jamais pris fin ni recommencé. Elle évolue simplement comme une alternative à notre logique capitaliste d’enrichissement économique, de progrès technologique et de supérorité culturelle. Les pays latino-américains ne visent pas à dominer les autres mais simplement à revendiquer ceux que Walter Benjamin appelait les "perdants de l’Histoire" : ceux qui n’ont pas réussi dans notre système néo-libéral démocratique. Ces "actionnaires" sans succès ne sont pas seulement représentés par les citoyens défavorisés mais aussi par les nations et les continents sous-développés. C’est dans ce contexte que la philosophie est appelée à penser historiquement - c’est-à -dire à maintenir vivante l’Histoire. Mais comment ?

En tant que discipline interprétative déterminée à mettre en cause les fondements (culturels, scientifiques ou politiques) de la pensée, la philosophie vit dans l’insatisfaction permanente, obligée de poursuivre son inlassable recherche de modèles, de possibilités et d’histoires alternatives. Ce sont ces alternatives qui permettent de maintenir l’Histoire en vie parce qu’elles maintiennent la possibilité d’une plus grande liberté, d’une démocratie plus large, et de systèmes alternatifs.

Dans ce but les organisateurs du forum ont préféré suivre les principes herméneutiques du dialogue, d’une conversation où la vérité devient un échange constant de points de vue différents. Dans un dialogue sincère, aucun des interlocuteurs ne dispose à priori de la vérité absolue ni du terme final du débat ; c’est la discussion qui y mène.

Les 50 participants de la rencontre ont donc été divisés en plusieurs groupes : les différents thèmes du débat ont été discutés ouvertement par chacun, depuis chaque point de vue philosophique. Un rapport a émané de chacun des groupes et leur somme a été remise aux gouvernants du Venezuela pour les encourager à poursuivre et à améliorer le progrès social déjà atteint. Je suis certain que la totalité de nos propositions et analyses ne sera pas bienvenue ou appliquée. Mais le fait que des leaders politiques nationaux ont besoin de telles réunions depuis plus de dix ans indique la signification qu’ils donnent à la philosophie pour le bien-être de l’État.

Même si nous avons tou(te)s été invité(e)s pour nos sympathies envers les politiques contemporaines de l’Amérique Latine, les organisateurs savaient très bien que nos différences de positions philosophiques enrichiraient plutôt qu’elles nuiraient à la discussion. En somme et comme le disait feu Richard Rorty, l’Amérique Latine fait appel aux philosophes "pour poursuivre la conversation" et parce que ses mandataires politiques sont assez honnêtes pour reconnaître que l’Histoire n’a pas pris fin avec leur forme socialiste et démocratique de gouvernement.

Santiago Zabala

Santiago Zabala est professeur et chercheur de l’ICREA, Université de Barcelone. Parmi ses ouvrages citons The Hermeneutic Nature of Analytic Philosophy (2008), The Remains of Being (2009) et surtout le récent Hermeneutic Communism (2011, co-écrit avec Gianni Vattimo). Tous ces ouvrages ont été publiés par Columbia University Press.

Sa page Web est www.santiagozabala.com

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne, pour www.larevolucionvive.org.ve

Source : Venezuelanalysis

COMMENTAIRES  

11/01/2012 12:57 par Maxime Vivas

Excellent article, comme tous ceux que nous fait parvenir notre ami Thierry Deronne.

Je veux le commenter uniquement sur la forme et plus précisément sur l’emploi des genres (et non pas des « sexes ») masculin/féminin dans des mêmes mots : les invité(e)s, les citoyen(e)s….

Outre que cette mode est une entorse à la langue qui est enseignée dans toutes les écoles en application des directives qui découlent des préconisations de Grévisse et de l’Académie, elle présente les inconvénients suivants :
-  Elle alourdit et allonge à loisir tout écrit.

-  Elle appelle, à terme, la féminisation de mots qui n’ont pas de masculin, mais aussi la masculinisation de mots féminins : recrue, sentinelle, belette, et mille autres.

-  Elle est inapplicable à l’oral, sauf à prononcer des horreurs comme : « les candidates et les candidats ont rencontre les élu (euu)s.

-  Elle est également intenable à l’écrit. Je n’ai JAMAIS lu un texte qui la respecte jusqu’au bout. On a, au contraire, et systématiquement, des textes qui appliquent à la fois la règle de l’Académie et celle des mouvements féministes ou des politiciens en quête de suffrages féminins.

-  Dans le texte de cet article, je relève que les mots « citoyens » et « invités » ont été affligés d’un féminin dans le masculin, mais qu’ont été oubliés des mots qui auraient dû alors être féminisés, au nom de la logique et de la cohésion : penseurs, engagés, opprimés, européens, tous, manifestants, représentés, entre eux, présidents, élus, intellectuels, préférés, organisateurs, interlocuteurs, participants et même invités et citoyens qui obéissent, au fil des lignes, à l’une ou l’autre règle. J’en oublie sans doute.

Bernard Gensane et moi avions signés dans LGS deux articles étayés sur le sujet.

http://www.legrandsoir.info/Le-la-Grand-e-Soir-ee-a-ses-lecteurs-trices-francais-es-et-etrangers-eres.html

Bien entendu (et en qualité d’écrivain), je suis atterré et prêt à jeter ma plume aux orties. Cette mode barbare, si elle triomphait, obligerait à introduire dans les dictionnaires des milliers de mots dont on se passe très bien car il en existe qui les désignent au moins implicitement. Quand on parle des droits de l’Homme et des citoyens, chacun comprend depuis des décennies que c’est des humains qu’il est question. De même on peut deviner qu’une chouette est parfois un mâle, comme une grenouille. De surcroît, et là est l’horreur intégrale, toute la littérature, depuis qu’elle existe, est à jeter. Pis, il sera désormais impossible d’écrire un roman, une thèse, de prononcer un discours. Et que dire de la poésie ?

Lisez-moi ce poème jusqu’au bout, si vous pouvez, essayez de le déclamer et pleurez avec moi devant le gâchis.
MV

La rose et le réséda

Celui (celle) qui croyait au ciel celui (celle) qui n’y croyait pas

Tous (toutes) deux adoraient la belle prisonnière (le beau prisonnier) des soldats

Lequel (laquelle)montait à l’échelle et lequel (laquelle) guettait en bas

Celui (celle) qui croyait au ciel celui (celle) qui n’y croyait pas

Qu’importe comment s’appelle cette clarté sur leur pas

Que l’un(e) fut de la chapelle et l’autre s’y dérobât

Celui (celle) qui croyait au ciel celui (celle) qui n’y croyait pas

Tous (toutes) les deux étaient fidèles des lèvres du coeur des bras

Et tous (toutes) les deux disaient qu’elle (qu’il) vive et qui vivra verra

Celui (celle) qui croyait au ciel celui (celle) qui n’y croyait pas

Quand les blés sont sous la grêle fou (folle)qui fait le délicat

Fou (folle) qui songe à ses querelles au coeur du commun combat

Celui (celle) qui croyait au ciel celui (celle) qui n’y croyait pas

Du haut de la citadelle la sentinelle (le sentinel) tira

Par deux fois et l’un(e) chancelle l’autre tombe qui mourra

Celui (celle) qui croyait au ciel celui (celle) qui n’y croyait pas

Ils (elles) sont en prison Lequel (Laquelle) a le plus triste grabat

Lequel (laquelle) plus que l’autre gèle lequel (laquelle)préfère les rats

Celui (celle) qui croyait au ciel celui (celle) qui n’y croyait pas

Un(e) rebelle est un(e) rebelle deux sanglots font un seul glas
Et quand vient l’aube cruelle passent de vie à trépas

Celui (celle) qui croyait au ciel celui (celle) qui n’y croyait pas

Répétant le nom de celle (celui) qu’aucun des deux ne trompa

Et leur sang rouge ruisselle même couleur même éclat

Celui (celle) qui croyait au ciel celui (celle) qui n’y croyait pas
Il coule, il coule, il se mêle à la terre qu’il (qu’elle) aima

Pour qu’à la saison nouvelle mûrisse un raisin muscat

Celui (celle) qui croyait au ciel celui (celle) qui n’y croyait pas

L’un(e) court et l’autre a des ailes de Bretagne ou du Jura

Et framboise ou mirabelle le grillon (la grillonne) rechantera

Dites flûte ou violoncelle le double amour qui brûla

L’alouette (l’allouet) et l’hirondelle (l’hirondel) la rose et le réséda

(Pardon, Aragon).

13/01/2012 23:53 par Catherine

L’Académie ne reconnaît pas les horreurs du genre "auteure" ou "écrivaine" , et moi non plus !

Foutre ! La Mère des dieux n’était-elle pas bisexe ?

Que viennent nous baragouiner ces ignares ?

16/01/2012 13:26 par Anonyme

On « doit » la féminisation des fonctions et des métiers à Ségolène Royal, non ? Qui a les références de cette odieuse « réforme » qui tendrait à faire croire les naïfs que le PS souhaite l’égalité entre hommes et femmes ?
Ségolène Royal voulait peut-être quand elle était candidate, que les femmes qui représentent depuis 1947 50% des électeurs, votent pour elle…

Toujours est-il que nombreuses sont les femmes qui ne lui seront pas, bien au contraire, reconnaissantes de cette trouvaille électoraliste… Car il leur faut actuellement plus essentiel que du bling-bling à jeter aussitôt : il leur faut donner à manger à leurs enfants, les faire soigner, les envoyer S’INSTUIRE à l’école - dont en philosophie, etc…

(Commentaires désactivés)