Cela avait commencé en Italie et en Espagne. Depuis le 18 mars en France, aux alentours de 20h, des personnes remercient les “soignants” de leur fenêtre ou balcon. “Le mot d’ordre avait été donné sur les réseaux sociaux dans la journée et relayé par plusieurs députés : “Tout le monde à sa fenêtre, velux ou balcon à 20 heures pour applaudir le personnel hospitalier. Tous les soirs à 20 heures pile. Passe le message à tes voisins. On ne sera que quelques-uns au début mais petit à petit, cela va se répandre””, nous raconte Libération.
Applaudir des “soignants”, rendre invisibles tous les autres ?
Evitons tout de suite un malentendu : applaudir, “c’est déjà ça”, bien sûr. Je dirai même que c’est “mieux que rien”, après tout. Une première prise de conscience de la nécessité d’avoir de très bons services publics et en particulier hospitaliers à l’heure du coronavirus en France ? Pourquoi pas.
Applaudir à sa fenêtre, d’accord. Mais applaudir pour qui, ou pour quoi, exactement ? On imagine facilement que Marc et Clotilde, trentenaires parisiens, ne savent pas vraiment à qui leur petit rituel #j’applaudis du soir se destine. Mais ils le font, de bon cœur, et affichent leur solidarité pleine et entière sur les réseaux sociaux. Leur vision de l’hôpital paraît digne de la série américaine Grey’s Anatomy, avec cet imaginaire comme quoi il y aurait pour l’essentiel des “médecins qui soignent” accompagnés des infirmières et infirmiers “qui aident les médecins”. On applaudit “les soignants” du haut de sa fenêtre ou de son balcon parisien, mais pas forcément le personnel dans son ensemble qui accompagne les soins ou permet leur réalisation.
Au grand étonnement de Marc et Clotilde, il y a aussi ce qu’on appelle des brancardiers, des aides-soignants, qui sont le plus souvent en contact avec les patients et donc particulièrement exposés, les ambulanciers, les femmes et hommes de ménage, et d’autres encore ... Un “personnel hospitalier” dans sa totalité, en somme, souvent oubliés dans de nombreux reportages ou tribunes et rendus invisibles par ces applaudissements de manière souvent inconsciente. Et quid des caissières et caissiers, routières et routiers cheminotes et cheminots ? Méritent-ils aussi des applaudissements, celles et ceux qui n’ont d’autres choix que de prendre des risques pour nous nourrir ?
Applaudir les “soignants héroïques”, c’est dépolitiser leurs luttes quotidiennes
Applaudir rend exceptionnel et héroïque le travail hospitalier et dépolitise ainsi des problématiques structurelles de manque de moyens que rencontrent nos hôpitaux depuis plusieurs années. “ Des gens qui sauvent des vies, quel miracle ! ”, s’exclame Clotilde, heureuse que l’on puisse potentiellement sauver la sienne et celle de son compagnon également. Or, le personnel hospitalier demande depuis plusieurs années des choses très concrètes et politiques afin que leurs actes ne soient plus de l’ordre de l’exception, que l’on applaudit chaque soir touché par la grâce du docteur sexy de série B en blouse blanche : du matériel correct, de bonnes conditions sanitaires de travail, plus de masques, des lits, du temps pour exercer correctement leur travail, et tout un tas d’autres éléments indispensables à la réussite de leurs tâches. En ce sens, exercer son métier dans de bonnes conditions matérielles avec un salaire à sa hauteur, et que l’on rémunère leurs nombreuses heures supplémentaires, notamment en cette période de mobilisation du personnel massive.
Applaudir protège les responsables et fait dire que ce sera à nous de porter leur “effort national” à coups de sacrifices
Applaudir nous rend passif, comme endormi par une bonne dose de calmants qui évite que l’on vire trop rouge vif ou excité tel un gilet jaune de décembre 2018 (pic de nervosité des foules de gueux en colère particulièrement aigu). Car c’est une excellente manière de se soumettre aux politiques néolibérales qui tuent depuis plus de vingt ans nos hôpitaux publics, de nous rendre inoffensifs à simplement remercier celles et ceux qui combattent le virus dans nos hôpitaux avec le peu de moyens qu’ils ont à disposition. Cela permet de faire comprendre aux dominants, pourtant responsables de cette situation, qu’on ne leur en veut pas trop, et que ce sera à nous de faire des efforts pour préserver et aider notre hôpital, quitte à se sacrifier davantage et mettre fin à plusieurs acquis sociaux dont bénéficient également le personnel hospitalier. Un décret va en effet autoriser de dépasser la limite légale de 48h par semaine pour aller jusqu’à 60h de travail hebdomadaire. Le piège est grossier, presque évident, alors n’y tombons pas trop la tête la première non plus.
Et si les actionnaires français offraient leurs dividendes (records) de 2019 au personnel soignant ?
Et si les salariés offraient leurs RTT au personnel soignant ?
Ces applaudissements légitiment ainsi le fait que ce sera à nous de faire leurs efforts au détriment des plus riches, des actionnaires, des pertes colossales dues aux politiques fiscales des gouvernants de “gauche” ou de droite, comme les suppressions de l’ISF ou de la Flat Tax, ou encore l’application du CICE. Imaginez combien de lits et de masques aurait-on pu payer avec ces pertes qui s’élèvent à plusieurs milliards d’euros, dans nos hôpitaux ou dans la recherche sanitaire et scientifique qu’on asphyxie à coup de réformes budgétaires et comptables ? Et si on utilisait, comme dans certains endroits d’Espagne, nos casseroles, en attendant de pouvoir les utiliser pour chasser nos gouvernants incompétents, avec des slogans que l’on crierait dans toutes les rues : “C’est vous qui tuez l’hôpital public, comptez vos morts. Après le confinement, vous rendrez des comptes !”, ou encore, le classique, “Macron démission ! C’est pas le tout d’applaudir !” Chiche ?
Comme après la crise financière de 2008, ils souhaitent nous faire payer leurs bassesses managériales et prétexter un “effort national”. Nous faire payer leurs pots cassés, leurs erreurs passées. Les applaudissements arrangent bien les responsables de ce désastre sanitaire et il faut que cela cesse, que ces applaudissements cessent et s’orientent vers une rage à destination des responsables et des décideurs d’en haut.
Certains applaudissements peuvent être considérés comme hypocrites également, car de nombreuses et nombreux français, comme Marc et Clotilde, toujours eux, votent et ont voté en faveur de l’alternance socialiste ou de droite, responsable de la destruction du service hospitalier. A Paris, où la mode des applaudissements a essaimé, près de 60% des électeurs ont voté Macron ou Fillon au premier tour des présidentielles... La réhabilitation de Roselyne Bachelot dans sa gestion des commandes de masques lors de la grippe H1N1, nouvelle héroïne pour médias ignorants ou amnésiques, au choix, l’illustre parfaitement. La même qui a participé à la mise en oeuvre d’un hôpital moins centré sur les malades que sur une logique rentable, faisant de la santé un bien marchand comme un autre, “l’hôpital entreprise” avec une baisse drastique des dépenses, avec les lois de 2007 par exemple puis de 2009. On a déjà oublié, on n’a jamais su, et on applaudit aussi Bachelot ? Le Collectif inter-urgence, pour ne citer que lui, lutte déjà depuis plusieurs mois si ce n’est années, sans compter les nombreux appels en détresse de nos hôpitaux publics qui auraient, en ce sens, mérité des applaudissements tous les soirs depuis plus de vingt ans. Où étions-nous, où étiez-vous ?
Un SOS géant s’est affiché sur la façade du CHU de Caen vendredi soir. Les médecins veulent dénoncer les conditions de travail, le manque d’effectifs et la détresse du personnel.
Il faudra sérieusement penser à investir et s’investir en masse dans un service public particulièrement ravagé par des politiques gouvernementales depuis très, très longtemps. Et, à l’avenir, éviter de les ignorer en situation non pandémique, transformer ces applaudissements en insultes à destination des responsables et de nos gouvernants (oui oui, Marc et Clotilde, des “grossièretés”), et on pourra partir ainsi sur de bonnes bases pour la suite, ça ne fait aucun doute.
Le personnel hospitalier lui-même est très partagé au sujet des applaudissements. Certains s’en réjouissent quand d’autres n’ont pas de mots assez durs contre eux. C’est le cas de mon propre père âgé de 58 ans, Mustapha, syndiqué et brancardier depuis 40 ans.
“Dans la masse des gens qui applaudissent, il y’en a qui sont évidemment sincères. Mais ils devraient d’abord gueuler contre le gouvernement en place. Les SDF ne sont pas pris en charge et sont même sanctionnés s’ils n’ont pas d’attestation, alors qu’il y en a souvent qui viennent aux urgences car ils n’ont pas d’autres choix. On en parle ? Les applaudissement me font ni chaud, ni froid. C’est se donner bonne conscience sans prendre aucun risque. Cela me fait penser à “Touche pas a mon pote” de SOS racisme et du Parti socialiste. Ces gens vont-ils s’inquiéter des nouvelles lois qui passent comme sur les congés payés ? Assouplir le droit de travail, disent-ils, c’est surtout le durcir : 25 ordonnances d’un coup aujourd’hui. J’ai des idées de slogans à la place des applaudissements : “Je ne voterai plus pour des gens comme Macron. Macron démission !”, et ainsi rejoindre les nombreux slogans de manifestations du personnel hospitalier qui se déroulent déjà depuis de nombreuses années !”
26 mars 2020