(Magazine Village, mai - juin 1999)
Par Gilles Luneau
Trente
ans après, et une victoire plus tard, ils sont toujours là . Vrais paysans du
Larzac et authentiques néoruraux.
Sous leur influence, le Larzac s’est
développé en favorisant l’intérêt général sur le particulier. Face au camp
militaire, Montredon doit sa résurrection aux "néoruraux".
AU PIED DE LA COLLINE de Montredon, des brebis sans chien, ni berger,
paissent l’herbe maigre du causse sans s’émouvoir de leur orphelinat. Elles
lèvent la tête au bruit des souliers sur le chemin, curieuses du passant,
mais sachant garder leur distance. Le pâtre a pris la forme d’un long fil
électrique. Une clôture qui signe la révolution sur le plateau du Larzac. Du
jamais vu, jamais fait, du temps des anciens, j’usqu’à l’arrivée des
néoruraux. Les premiers enclos sont apparus il y a dix ans. Ils poussent les
brebis à « manger tout. ce qui favorise une meilleure repousse. A voir les
bêtes coucher debors, les anciens nous ont traités de fous ! Ils disaient que
les brebis étaient faites pour êre gardées, qu’elles allaient nous attendre
toute la journée devant laporte ! En fait elles savent qu’elles dorment sur
place et prennent leur temps ! Grâce aux clôtures, les terrains
embroussaillés sont nettoyés : c’est en fermant l’espace qu’on l’ouvre ». La
philosophie sous la fétuque et le dactyle...
Les premiers « purs porcs
Montredon, hameau au Nord-Ouest du Larzac, commune de La Roque Ste
Marguerite : maisons serrées autour d’une ruelle herbue, murs de pierres et
toits de lauzes, quelques arbres dont on imagine l’ombre prisée qu’ils
doivent prodiguer en été, quand le mercure avale trois ou quatre
dizaines.
Alice Monier et José Bové sont arrivés les premiers a Montredon, en
février 1976, étudiants bordelais, elle en sciences politiques, lui en
philosophie, militants chrétiens soutenant, dès 1971, les paysans contre
l’extension du camp militaire. Quand en 75, les paysans. soucieux de
continuer la lutte, décident d’occuper les lieux vendus à l’armée, José,
Alice et leur petite fille de cinq mois s’installent à Montredon avec
mission de remettre sur pied une ferme. A l’époque. le village appartient
tout entier à l’armée. Alice et José découvrent l’ombre de Montredon au bout
d’un chemin cahoteux un village désert, décor réduit au rôle de cible
gratifié d’éphémères assauts des Bleus contre les Rouges. Bref ,le village
n’avait plus ni paysan, ni bête, rien de l’auguste dimension qui permet sur
ce plateau aux nuages de courtiser les brebis. Même l’herbe, sujette à
toutes les attentions, disparaissait avec la terre sous les chenilles des
chars.
Rebâtir, démarrer un troupeau de brebis, sous la pression et les
provocations constantes des militaires, ne fut pas une mince affaire. Les
conditions de vie quotidiennes étaient épouvantables :« Les trois premières
années furent les plus dures - confie Alice - On était loin de tout, isolé
au bout d’un chemin impraticable, sans électricité, ni téléphone, de l’eau
uniquement grâce à une citerne recueillant la pluie... Et le manque
chronique d’argent pour réparer la voiture, se chauffer, pour se soigner ».
Le courage des néos, comme les appellent ceux qui, à leur contact, se sont
baptisés les purs porcs.
En 1979, Alice et José rompent avec la survie arrachée à "l’agriculture
de résistance" et passent des brebis-viande aux brebis-lait. Leurs
compagnons de lutte s’accommodent de la rente des laiteries de Roquefort,
eux décident de transformer le lait en fromage, une nouveauté.
Le 3 juin
1981, le président Mitterrand tient sa promesse de candidat et annule
l’extension du camp. Pour les gens du plateau, l’aubaine est dans les 6300
hectares de terres devenus propriété de l’état." Ce stock de terres
regroupées géographiquement et dégagées du poids de la propriété privée
était une chance formidable pour l’agriculture. Tout en cherchant une
solution juridique pour la gestion de ces terres, on a mis sur pied une
commission installation". Car c’est l’installation de nouvelles
exploitations, plus que l’agrandissement, qui va guider la réflexion sur le
foncier. Certains paysans iront jusqu’à renoncer à leurs terres, sans
compensation, pour permettre l’installation de jeunes.
Une cohabitation plombée
A Montredon, c’est d’abord Marie Gaillard qui vient, 1986 avec ses deux
enfants, allumer le deuxième feu du village. Elle est sur le plateau depuis
1979. Venue d’Annecy avec un "comité Larzac", l’aide-ménagère pour
personnes âgées se forme à l’agriculture puis travaille au CUN, le centre de
recherche sur la non-violence installé sur le plateau. Aujourd’hui, elle
fait le ramassage scolaire sur tout le nord-Larzac, offre chez elle une
chambre d’hôte et tient depuis 1992 le gîte d’étape de Montredon. Le gîte
travaille toute l’année. Outre le tourisme, il accueille stages et voyages
d’études d’acteurs ruraux. Et puis, chaque jeudi midi, il est le rendez-vous
des gens du plateau, "autour d’un
repas ouvrier" préparé par Marie. La victoire n’a en rien entamé le plaisir
de se voir. Le déjeuner est une occasion de cultiver l’amitié, de célébrer
les anniversaires, de se voir, de discuter. Les années de lutte ont semé le
goût de la parole. Rien ici. ne se décide sans que tout ait été débattu,
soupesé, décortiqué. Tout le monde est entendu, les avis contradictoires
respectés. Les non dits sont rares, limités à l’intime.
"Bang !". La déflagration suivie bientôt de deux autres, ne surprend que
les visiteurs..."Ils tirent. C’est normal". Le camp est là , en voisin, sous
les yeux. La terrasse du gîte offre une bonne vue sur le camp militaire : à
première vue la même herbe rase, les mêmes touffes d’arbustes, le même
Larzac. Confinée sur le vieux camp, l’armée a fait des prouesses pour y
maintenir ses entraînements. Au point où les méthodes et techniques mises en
oeuvre sont devenues des références internationales. Aujourd’hui, armée et
paysans vivent en voisins qui ne s’ignorent plus totalement. Les militaires
se font discrets et les paysans ne décrètent plus la mobilisation générale
si un camion kaki est arrêté sur le bord de la route. Le face à face est
fini...
Au pied du gîte d’étape, le chemin descend vers les deux autres fermes
du hameau. Comme Alice et José, Danièle Domeyne et Gilbert Rieu louent
terres et bâtiments a la Société Civile des terres du Larzac (SCTL), dont
ils sont statutairement membres. Protégée par un bail emphytéotique de 60
ans avec l’État, la SCTL gère les biens de l’armée, immobiliers et fonciers,
situés sur les douze communes du Larzac. Du sur mesure auto-gestionnaire
pour garder collectivement le pouvoir sur le plateau. La SCTL s’engage à
louer ou à prêter son patrimoine (les habitations sont gratuites en échange
des travaux de réfection) en garantissant au bénéficiaire l’usage jusqu’à sa
retraite. Une règle pour lier les biens à l’emploi. La location est liée à
un usage et n’est donc pas cessible. De toute façon, l’assemblée générale
est reine. Tout aussi collectivement que la SCTL, les quatre Groupement
fonciers agricoles (GFA) constitués pendant la lutte pour acheter les
terres, gèrent 1500ha. Bilan : aujourd’hui, il n’y a plus un champ de libre
sur le Larzac ! Tous cultivés ou paturés ; une seconde victoire.
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Première arrivée en 1976 à Montredon, Alice Monier s’est lancée dans l’élevage de brebis.
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Chaque jeudi, Marie Gaillard réunit autour d’un déjeuner les gens du plateau.
Lyonnaise, Danièle est venue s’installer en 1977. Toute à ses études
d’agronomie, elle « suivait de loin les péripéties du Larzac, intéressée par
le côté antimilitariste ». Elle débarque à Cavaliès, un village au nord de
Montredon. L’armée vient d’expulser un paysan et a installé un fortin dans
la ferme. Danièle et son compagnon construisent une maison en bois face aux
barbelés et commencent un élevage de brebis. Les militaires répliquent par
un mirador. 24 h sur 24 une sentinelle braque ses jumelles sur le couple.
Deux ans de face à face éprouvant, jusqu’a ce que le préfet exige le
démontage du mirador. Au bout de quatre années de lutte, le couple se
sépare.
Danièle est maintenant associée en Gaec avec José Bové et la ferme
de St Sauveur le hameau voisin. Gilbert, son nouveau compagnon, travaille à
la DDASS. Au Gaec, Danièle s’occupe plus particulièrement des fromages.
Les femmes au front
Comment explique-t-elle le mariage réussi des purs porcs et des néos ? :
« Ensemble, on a fait des choses extraordinaires... et les gens, nous, nous
étions comme tout le monde, pas des surhommes. Nous, les néos, on avait
vingt ans, on donnait nos envies, eux, ici, avaient des angoisses. Ils
avaient pris l’histoire sur la tête, sans l’avoir voulu. Nous, on était
volontaires ».
Une charette d’angoisse et une musette d’utopies pour dessiner l’avenir.
Dans la dynamique de la lutte, les paysons du plateau habitués aux réunions
d’hommes, se laissent imposer l’idée du droit de vote des femmes ; « Quand on
est arrivé c’était traditionnel. Les femmes ont fait reconnaître leur
travail militant et leur boulot sur l’exploitation. Mais c’était un travail
différent. J’étais une des rares à revendiquer de faire le même travail.
Cela choquait de me voir au volant du tracteur. J’allais labourer, semer.
Les autres femmes n’avaient pas cette revendication mais voulaient la
reconnaissance ». Les femmes n’apparaissent pas à tous les coins de champs,
et souvent, elles laissent les hommes prolonger les réunions par d’inutiles
bavardages. Mais quand on dresse l’organigramme du plateau, à chaque
position clef, chaque poste réclamant sérieux, suivi, effort prolongé,
régularité, etc. il y a une femme. Et Montredon, concentre les sièges des
institutions capitales : GFA, SCTL, CIR, AVEM, GIE. Derrière les sigles, la
vie collective professionnelle. Un groupement d’employeurs gère la
répartition des tâches administratives entre les employés.
La première
maison à gauche quand on arrive, une solide bâtisse à un étage est devenue
la tour administrative de Montredon. Ghislaine Dambrin y a l’oeil sur tout.
Elle, vit sur le Larzac depuis 1978. D’abord en ferme puis aujourd’hui en
secrétaire de direction qui ne dit pas son nom. Elle est secondée par
Christine Valette « moi je suis d’ici mais je ne sais rien de ce qui s’est
passé » et qui parle si bien des tindel « ces pièges à tchac et tourche » qui
remplissent l’assiette de délicieux oiseaux.
Il faut sortir de Montredon,
sillonner le plateau pour reconnaître la toile tissée par les femmes :
Ginette Parcy sans qui les convocations aux réunions n’arriveraient pas.
Maryse Tarlier et Christiane Burguière qui assurent la parution de Gardarem
Lo Larzac, Anne Genoux qui oeuvre à la SCTL, Francine Gellot pilier du CIE
viande (structure de vente mise en place par le Gaec de Montredon), Michèle
Vincent en charge des archives, Élisabeth Baillon, artiste peintre et
conservateur de l’écomusée. Et l’on s’aperçoit que cette histoire, la
grande, s’est affichée au masculin. Qu’ils n’y eut jamais 103 paysans du
Larzac mais 206 et les mois de nourrices des enfants.
La ferme d’en face chez Danièle et Gilbert abrite Renaud et Cathy
Galtier. Renaud est le dernier paysan installé, Cathy travaille à Millau,
fonctionnaire aux impôts. Renaud avait cinq ans en 1971 et vivait la où il
était né, aux Baumes un village du plateau. Néoruraux millésime 1964, ses
parents étaient de ceux qui avaient fait serment de ne jamais vendre ni la
ferme, ni un champs à l’armée. Chez Renaud, les souvenirs de la lutte
tiennent plus des terreurs et angoisse de gosse que d’une idée réelle de ce
qui se passait à l’époque. Images du « monde qui emplissait continuellement
la maison » associées à la reconnaissance : « mes parents m’ont protégé, ils ne
m’ont pas bourré le crâne ; ailleurs la lutte était le sujet unique. Pour
beaucoup, ça a meublé leur vie. Chez nous, on parlait d’autres choses » Même
s’il tempête vigoureusement contre le fossé qu’il peut y avoir entre « les
éternels militants » et « ceux qui roulent pour eux. On a un vécu, une
expérience que d’autres n ’ont pas ; mais on ne s’en sert plus beaucoup... »,
Renaud n’avait aucune envie de s’installer ailleurs. Encore fallait-il
trouver une place sur le Larzac ; « cette maison de Montredon s’est libéré
pendant que je faisais mon objection de conscience. Certains étaient contre
mon installation » raconte-t-il en bricolant au pied d’une vieille tonne à
eau sur laquelle on peut encore lire « Gardarem lo Larzac ».
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Tous cultivés ou pâturés, il n’y a plus de champs libres sur le Larzac !
Il faut dire que Renaud a choisi de faire des vaches sur une terre à
moutons ! Des vaches et pas de lait ! Il élève une quarantaine d’Aubrac avec
leurs veaux : « Je ne fais pas de lait et j’arrive à m’en sortir. Je vends
des veaux et j’encaisse les primes. Je n’ai pas honte de le dire. S’il n’y
avait pas les primes, j’arrêterais. Je travaille pour gagner ma vie ». Ses
aînés ? « ils cultivent comme des forcenés : c’est ancré, le paysan doit
gratter la terre ». Mais quoiqu’il en dise ou affiche, Renaud est né dans la
lutte et cela laisse des traces, des exigences : « On n’est pas foutu de vivre
de façon humaine ! » Qu’est ce qui est inhumain ? « le fric ! On n’en parle pas,
c’est sale. La course à la consommation détruit beaucoup de choses.
J’aimerai un peu plus de fraternité, de chaleur. On peut avoir ce luxe là ,
on a déjà un toit et un boulot ». Cathy, qui goûte « d’être tranquille après
le bureau », est catégorique : « je ne repartirai pas ». L’été elle va « un peu
par force » faire un tour au marché paysan qui occupe tous les mardi soir, à
partir de 18 heures, la rue de Montredon. Organisé par l’association des
habitants, il attire en moyenne 400 personnes. Les touristes y trouvent les
produits des fermes du plateau et des ale-tours et peuvent dîner sur place :
on achète sa viande, on va la faire cuire sur un grand barbecue et on passe
la soiréeà discuter, manger et boire, avec en prime le coucher de soleil sur
le causse. Les visiteurs talentueux peuvent, quand il n’y a pas de
représentation officielle, en donner une dans le petit théatre de verdure
aménagé entre les murs qui jadis ont vu passer les templiers.
Les derniers invités
Françoise et Michel sont les derniers à avoir emménagé à Montredon. Ils
se sont posés ici après avoir souffert en ville. Le causse est une accalmie
dans la tourmente de l’exclusion. Deux chômeurs sur un plateau de bosseurs,
deux naufragés du béton cernés par 20’000 hectares d’herbes. Ils semblent
trouver leur compte entre potager, débrouille et RMI mais ils ont quitté la
ville écorchés et vindicatifs, avec dans leurs bagages la haine du
journaliste, et une bonne dose d’agressivité. On n’en saura pas plus sur
leur relation au village. Le Larzac ne donne pas le sourire à tout le monde.
Le sourire, Alice l’affiche sur tout le département : elle a pris ses
distances avec les brebis et anime depuis 1985 le Civam de l’Aveyron. Un
moyen de partager l’expérience du développement du plateau et d’étendre le
rayonnement de Montredon. Moins une revanche qu’une victoire qui s’allonge.
Dans l’embrasure d’une porte ouvrant sur la rue, un plombier met la
dernière touche à la mise aux normes européennes de la fromagerie du Gaec.
Il est venu d’Alsace en 1983. Il a trouvé une maison pour lui et sa femme
institutrice. Une aubaine impossible à présent. Construire ? La question est
posée par certains occupants du plateau qui voient l’heure de la retraite
approcher et voudraient bien rester sur leur terre d’adoption : les
municipalités y mettent leur veto, refusant l’engrenage des viabilisations.
Montredon, Larzac, an 18 de la civilité retrouvée. Cinq feux 18
habitants. Tous néoruraux. Le causse a accueilli ceux qui se sont battus
pour le sauver des pluies d’obus, des labours à la chenille. En bas du
village, le cheval de Bertille, la fille de Danièle, semble susurrer quelque
chose à l’oreille de celui de Renaud. Une histoire d’animaux en ce lieu où
toute l’année le minéral s’évertue à soustraire l’humain à notre regard. Une
histoire atypique où l’héroïne est la terre clu Larzac. Sa jouissance fut
cause d’un soulèvement emblématique de l’époque. Au-dela du sublime décor,
du symbole agité en ville ou de l’extase poétique, la terre fut l’objet du
conflit. Pour elle. les paysans ont renoncé à une part des peines et
bonheurs indéfinissables qu’elle leur donnait, pour les partager avec des
citadins gorgés de lendemains qlui chantent.
Alors le Larzac, vaisseau de calcaire échoué à 800 m d’altitude,
battu par les vents d’hiver, caniculaire l’été, bref jamais tendre, abrita
l’idylle généreuse des néoruraux et des autochtones. Ils offrirent au causse
d’être le bien de tous. Un couronnement de la terre. Au delà du mythe,
Montredon vit.
Gilles Luneau
(photo)
Secrétaire de direction, Ghislaine Dambrin est l’une des nombreuses femmes
occupant les postes clés de Montredon.
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Renaud Galtiei ; dernier paysan installé, élève des vaches d’Aubrac avec
leurs ve
Dernière version : juin 1999
Source : http://membres.lycos.fr/yvesrenaud/Ecologie/Larzac.html
Note : SCTL,GFA : voir Larzac : laboratoire foncier