Quand arrive la fin de semaine à São Paulo, certains quartiers de la ville n’attendent pas la saison du carnaval pour se parer de couleurs vives et revêtir des airs de fête. Chaque portion de rue devient alors le théâtre d’un spectacle pittoresque offert par une cohorte de personnages aux tenues bigarrées : immobiles, imperturbablement rivés à leur coin de trottoir, ils arborent pour la plupart une pancarte signalétique en forme de flèche. A l’instar de l’idiot regardant le doigt quand le sage lui montre le ciel, notre attention s’est fixée sur ces personnes dont la fonction niait en quelque sorte la qualité de sujet.
Leur présence est liée à un phénomène urbain en pleine expansion à São Paulo[1] : l’émergence de condominios, ces complexes résidentiels ultra-luxueux qui fleurissent au milieu de quartiers populaires, comme des îlots de rêve totalement coupés de l’extérieur, des paradis-ghettos où l’ostentation démesurée du luxe se mêle à une forme particulièrement aiguë de paranoïa sécuritaire. Or, ce phénomène relativement récent se heurte à une singularité pauliste : l’interdiction depuis 2007 de toute publicité dans le décor urbain[2]. Très vite, les promoteurs immobiliers ont naturellement recherché des subterfuges pour contourner cette prohibition, parmi lesquels le recrutement massif d’hommes-sandwichs, postés sur chaque trottoir, à chaque carrefour, affublés chacun d’une pancarte aux couleurs du condominio. En grande partie mineurs, ces « piquets-humains » se livrent à une activité très mal payée, non déclarée, et de surcroît parfaitement illégale. Un parallèle avec la prostitution est, en l’occurrence, assez tentant. Dans les deux cas, il s’agit bien de vendre son corps (en le réduisant dans le premier à un support mobile), et de faire le trottoir. Le fonctionnement même de ces réseaux présente des traits communs avec ceux de la prostitution : un genre de proxénète effectue des rondes en camion pour surveiller ses « agents », lesquels s’entassent dans le camion, allongés à même le sol, au moment de la pause. Malgré tout, les autorités publiques semblent fermer les yeux sur cette pratique, qui présente il est vrai l’avantage de ne pas laisser de traces dans le paysage. On peut pourtant légitimement s’interroger sur son impact, en considérant que l’image renvoyée par ces hommes-sandwichs contraste nettement avec l’imaginaire papier glacé des résidences dont ils assurent la publicité : Paradiso, Art de vivre, Dreams, Idea, Ellite, Splendor... autant de noms évocateurs d’un univers lisse et aseptisé, où les enfants sont blonds, les familles heureuses, et les paysages en images de synthèse.
Mais cette manière singulière de communiquer en dit long sur l’essence même de ces opérations immobilières. Le caractère fortement hermétique de ces résidences, qui constitue précisément leur raison d’être (le mot condominio, qui vient de l’italien, renvoie à l’idée de co-propriété en réunissant donc une communauté de pairs, une classe de propriétaires hostile à toute mixité sociale), ne cherche pas pour autant à occulter l’existence de couches sociales subalternes. Au contraire, ces résidences semblent justement fondées sur le clivage social. S’il s’agit bien de s’élever au dessus de la masse (les constructions frappent par leur hauteur et détonnent dans le paysage urbain), l’image de celui qui demeure au bas de l’échelle sociale s’avère en réalité nécessaire en agissant tantôt comme repoussoir, tantôt comme faire-valoir. A noter alors le faux paradoxe suivant : le condominio qui abrite, par définition, une communauté de privilégiés désirant vivre entre-soi, se caractérise également par une très forte présence de la domesticité, c’est à dire de l’humain asservi à un rôle d’outil.
Quant à la publicité à support humain, elle ne peut manquer de produire, sur celui qui s’y arrête, l’impression fascinante d’un recul énorme, comme si l’on assistait au retour d’une ère antérieure à l’image. L’interdiction à São Paulo de la publicité urbaine et de son imagerie (plutôt motivée a priori par des intentions politiques louables) avait conduit à ce spectacle archaïque où, à défaut d’images (c’est à dire de média), le corps était directement mis en avant dans le champs de la communication, comme le degré zéro du signifiant visuel.
Camille Antratice et Benoit Galibert
[1]Comme dans beaucoup d’autres villes dans le monde, essentiellement dans des régions en voie de développement où l’écart entre riches et pauvres s’accroît de manière exponentielle. Pour ce qui concerne le cas plus particulier de São Paulo, lire l’artice de Maria Camila Loffredo D’Ottaviano, « Condomànios fechados na região metropolitana de São Paulo » : http://www.abep.nepo.unicamp.br/encontro2006/docspdf/ABEP2006_590.pdf
[2]Lire par exemple l’article de L’Hebdo, « São Paulo no logo », 13/09/2007.
15 photographies couleur, 2010 sur Report Out Loud
http://reportoutloud.org/blog/fr/2010/01/paradiso/