Nous sommes accueillis dans des festivals, mais aussi dans des associations au coeur des quartiers, dans des villages, le plus souvent dans des lieux atypiques, parfois même confidentiels : des hôpitaux, des prisons.
Le public qui vient à notre rencontre n’est pas toujours facile à situer mais ce qui est sûr, c’est que les plus timides des spectateurs sont encourragés par cette proximité, et les plus modestes, par la gratuité qui est souvent de mise lors des soirées de contes organisées par les médiathèques ou les foyers ruraux. Sans avoir une porte trop impressionnante à franchir, on peut venir simplement s’asseoir pour entendre un conte, une légende, une épopée, une fable.
Dans certaines circonstances, ces spectateurs sont invités à raconter les histoires dont ils sont héritiers ou bien le récit de leur vie, ou la chronique de leur quartier, de leur métier, de leur épreuve - On écoute, on trace avec eux les lignes de mémoire. A travers cette écoute, ils découvrent que leur parole est précieuse.
Nous sommes conteurs pour donner vie aux mémoires collectives de toutes les cultures, pour faire résonner ensemble tous les imaginaires de la planète Terre.
Nous sommes conteurs aussi pour magnifier les paroles et les mémoires de nos contemporains, en faire miroiter le sens, tisser des liens avec les mythes, les mettre en relation avec un imaginaire plus vaste, plus intemporel. Au cours de ces rencontres, celles et ceux qui s’engagent avec nous dans cette aventure humaine de partage des mémoires nous déclarent souvent qu’ils se sentent devenir plus libres, plus dignes.
Pourtant ces lumières ne sont perçues que de proche en proche. Notre travail est invisible à l’oeil nu . Nous sommes des acteurs dans l’ombre, un petit peuple affairé à allumer des chandelles, à ajouter un grain de sel là où la vie est la plus sombre, la plus affadie.
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Le changement de régime qui nous est imposé par le MEDEF à travers cette soi-disant réforme de l’intermittence du spectacle s’attaque de plein fouet à notre mode de travail : les longues périodes de quête, de maturation et d’appropriation des contes, le temps passé auprès des gens dont nous écoutons la parole, tout le processus d’élaboration de récits, de projets ne pourra plus être pris en compte puisque ne donnant lieu ni à contrat ni à rémunération.
La pression exercée par l’urgence de réaliser un quota d’heures rémunérées est inconciliable avec toute la part de recherche et de réflexion requise dans notre art et à terme, peut aller jusqu’à stériliser le contenu même de ce que nous avons à transmettre.
Imaginez un chef-cuisinier à qui l’on ne donnerait pas le temps d’aller chez ses producteurs voir, toucher et sentir les ingrédients dont il fera ses spécialités. Imaginez le, condamné à cuisiner toujours les mêmes plats faute de pouvoir en imaginer de nouveaux, perdant ainsi sa clientèle au moment même où il lui est demandé de produire et reproduire pour prouver en permanence que son art est rentable.
Cette courte vue participe de la logique financière et de la dérive gestionnaire d’une politique ulcérée par les artistes, par les chercheurs scientifiques et au delà , par tous ceux qui sont étrangers au critère de profit visible immédiat et garanti.
Il s’agirait donc d’étouffer une certaine richesse pour en économiser l’entretien. De tuer une poule vorace et bruyante pour économiser le grain et manger les oeufs en silence.
Non, nous ne garantissons rien, rien de notre recherche n’est visible à l’oeil nu et pourtant par ce petit rien nous pouvons un jour illuminer la vie de quelqu’un.
Cette lumière n’a pas de prix.
C’est par colère contre ce qui nous menace et par ferveur pour ce qui nous anime que nous continuons cette lutte qui est à la hauteur du risque encouru et de la détermination de notre engagement d’artistes.
25 Juillet 2003
Fabienne Thiéry conteuse
La Parole Fertile
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Source : Indy Paris