« Ce qui a été réellement découvert – en 1492 – c’est ce qu’était réellement l’Espagne, la réalité de la culture occidentale et celle de l’Église à ce moment. Tous (...) se sont mis à découvert. Ils n’ont pas découvert l’autre monde, ils l’ont recouvert. Ce qui nous reste à faire aujourd’hui, c’est de découvrir ce qui a été recouvert et que surgisse un “nouveau monde” qui ne soit pas seulement la répétition de l’ancien, qui soit véritablement neuf. Est-ce possible ? Est-ce pure utopie ? » Père Ignacio Ellacuria, quelques mois avant d’être sauvagement assassiné par des militaires salvadoriens |2|.
Finalement, les pays dits « en voie de développement » (PED) d’aujourd’hui remplacent les colonies d’hier : les grandes entreprises multinationales occidentales se placent dans les anciennes colonies, y investissent et en extorquent les ressources pour accumuler de faramineux profits qui s’évadent dans des paradis fiscaux appropriés. Tout cela se déroule sous le regard bienveillant des élites locales corrompues, avec l’appui des gouvernements du Nord et des Institutions financières internationales (IFI) qui exigent le remboursement de dettes odieuses héritées de la colonisation. Par le levier de la dette et des politiques néocapitalistes imposées qui la conditionnent, les populations spoliées paient encore le crime colonial d’hier et les élites le perpétuent subrepticement aujourd’hui, c’est ce qu’il est convenu d’appeler le néocolonialisme. Pendant ce temps, hormis quelques tardives et bien trop rares reconnaissances des crimes commis, on se hâte d’organiser l’amnésie collective afin d’éviter tout débat sur de possibles réparations. Celles-ci, ouvrant la voie à des réclamations populaires, pourraient engager un devoir de mémoire émancipateur jusqu’à de possibles restitutions financières. Une perspective à étouffer avant qu’elle ne s’embrase ?
Occupation et génocide en guise de « découverte »
Le vendredi 3 août 1492, la Pinta, la Niña et la Santa María, les trois navires de Christophe Colomb quittent le port de Palos de la Frontera en Andalousie avec près de 90 membres d’équipage. Moins de trois mois plus tard, l’expédition accoste dans plusieurs contrées des Amériques dont Cuba le 28 octobre. 1492 marque ainsi la mal nommée « découverte de l’Amérique », mais c’est aussi l’année où l’Espagne, après près de huit siècles, vint à bout du dernier bastion de la religion musulmane avec la reconquête de Grenade le 2 janvier 1492 |3|. La guerre dite « sainte » de l’Église contre l’Islam, conduite par Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille qui avaient unifié leurs domaines rivaux par le mariage, était victorieuse. L’exaltation « nationaliste » s’accommode d’une poussée xénophobe imprégnée d’intolérance. Trois mois plus tard, environ 150 000 juifs qui refusaient de se convertir au catholicisme furent expulsés du territoire espagnol (le 31 mars 1492). La culture guerrière des croisades s’exporta vers les nouvelles colonies. La reine Isabelle qui avait patronné l’Inquisition fut d’ailleurs consacrée première Dame de ce « Nouveau Monde » par le pape espagnol Alexandre VI. Le royaume de Dieu s’étendait et les conquistadors exhortaient les multiples peuples originaires mal nommés « les Indiens » à se convertir à la foi catholique par la force |4|. Au moins 10 millions d’habitants originaires des Amériques furent exterminés entre 1500 et 1600 avec la bénédiction du Vatican |5|. Mais les chiffres pourraient être bien plus alarmants que cette estimation basse si l’on admet que les Amériques étaient bien plus peuplées qu’on ne l’avait cru jusqu’ici. En effet, de nombreux scientifiques estiment désormais que « la population des deux continents américains avant 1492 oscillait entre 90 et 110 millions d’habitants (dont 5 à 10 millions dans la forêt amazonienne). En d’autres termes, contrairement à ce que l’on continue d’apprendre dans les manuels d’histoire, davantage de gens vivaient en Amérique qu’en Europe à cette époque ! ». En tenant compte du « choc microbien » au contact des premiers conquistadors : des cargaisons d’épidémies inconnues dans ces territoires, à savoir la variole, la grippe, la rougeole, la peste, la pneumonie ou le typhus, se sont répandues comme une traînée de poudre au sein des populations autochtones, décimant 85 à 90 % de la population amérindienne dans le siècle qui a suivi l’arrivée de Christophe Colomb |6|. Si l’on ajoute la malaria et la fièvre jaune importées par les Européens en Amérique, la conquête par les armes et le travail forcé, qui conduisait bien souvent à la mort, c’est 95 % des Amérindiens qui auraient disparu entre 1492 et 1600 |7|. « Le coût humain et social dépasse l’entendement. Un tel trauma déchire tous les liens qui existent au sein d’une culture. Dans toutes les annales de l’histoire humaine, il n’existe aucune catastrophe démographique comparable », écrit Charles C. Mann dans ses ouvrages de référence |8|.
Le massacre est gigantesque. Les Amérindiens décimés devenus trop peu nombreux pour constituer une force de travail durable, les puissances coloniales font appel à la main d’œuvre extérieure africaine afin de poursuivre l’entreprise colossale du plus grand pillage de tous les temps. Alors que se déroulait le génocide des Amérindiens cité plus haut, l’historienne Aline Helg nous rappelle que, 8 à 10 millions d’Africains moururent « lors de leur capture sur leurs terres, dans les marches pour arriver aux ports africains et durant la longue attente dans les entrepôts côtiers » avant d’être embarqués et entassés dans l’entrepont des vaisseaux négriers en partance pour les Amériques. Finalement, au moins 12 millions d’Africains arrachés à leurs terre natale sont déportés vers les Amériques et les Caraïbes entre le 16e et le 19e siècle |9|. Mais un grand nombre d’entre eux, presque 2 millions (environ 16 % du total), ne survivra pas au voyage et périra durant la traversée transatlantique avant d’arriver à destination dans les colonies européennes. Pour les survivants, leur sort est régi, en ce qui concerne la France, par le fameux Code noir, préparé par Colbert et édicté en 1685, qui déclare dans son article 44 « les esclaves être biens meubles » légiférant ainsi la traite et l’esclavage. Des milliers de captifs d’Afrique débarquaient ainsi chaque année, pour être mis en vente sur les marchés aux esclaves des Amériques |10|. La décennie de 1784 à 1793 fut le point culminant de la traite avec des importations qui s’élevèrent en moyenne à presque 91 000 Africains par an. Mais le record historique absolu fut atteint en 1829, quand 106 000 captifs furent débarqués, presque tous au Brésil, à Cuba et dans les Antilles françaises |11|. Une fois achetés par leurs maîtres, les esclaves sont marqués au fer rouge (qui s’ajoute au marquage sur le bateau ou à l’embarquement), subissent des coups de toutes sortes pour encourager le travail et les femmes sont fréquemment violées. Les tentatives de rébellion, avérées ou non, sont durement réprimées par coups de fouets, suivies d’une condamnation à mort sous la torture par le supplice de la roue, les esclaves sont écartelés, mutilés, castrés, pendus ou brûlés vifs sur le bûcher. Décapitées, les têtes sont exhibées, toujours sur la place publique, pour montrer l’exemple. En cas de fuite, il arrive que les oreilles soient coupées ou le jarret tranché. L’imagination pour la torture n’a pas de limite et la liste n’est pas exhaustive.
Il est important de replacer ces deux événements majeurs survenus en l’an 1492 dans leur contexte et de souligner le fait qu’ils sont intrinsèquement liés. On ne peut comprendre la violence perpétrée en Amérique sans la replacer dans la suite des croisades. Les dissocier l’un de l’autre comme dans les manuels scolaires n’aide pas à la compréhension d’une des pages les plus sombres de notre histoire et sous-estime le rôle prédominant de l’Église sur le vieux continent comme dans le nouveau monde |12|. Les ordres religieux possédaient eux-mêmes des esclaves et, dans les colonies ibériques et françaises, le catholicisme leur imposait l’évangélisation et le baptême, qu’ils fussent captifs africains ou nés en Amérique |13|. Le castillan et le portugais deviennent les langues de la conquête, bénies par l’Église.
Ce langage impérialiste tout comme les religions importées par les colons, l’islam et le catholicisme, ont joué un rôle majeur dans l’annihilation des cultures locales ancestrales et la transmission de leurs mémoires. On peut parler ici de dette culturelle dont l’aspect le plus visible est sans doute concrétisé par le pillage d’objets d’art de ces peuples, exposés dans les musées de l’Occident colonial. Fin 1996, Jacques Chirac recevait une statuette en terre cuite provenant du Mali pour son anniversaire. L’œuvre était issue d’un lot d’objets saisis par la police quelques années plus tôt sur un terrain de fouilles clandestines, volés pendant leur transfert au musée de Bamako. Après plus d’un an de tractations, M. Chirac dut restituer l’œuvre au musée malien. Hormis quelques restitutions comme celle-ci ou celle des trois terres cuites nok et sokoto provenant de fouilles illicites au Nigeria et exposées en avril 2000 lors de l’inauguration de la salle des arts premiers du Musée du Louvre à Paris (vitrine du futur Musée des arts premiers du quai Branly), et finalement rendues à l’État nigérian, d’innombrables œuvres demeurent encore hors de leurs pays d’origine et non encore restituées. Pourtant, de nombreuses résolutions adoptées depuis 1972 par l’Assemblée générale des Nations unies font « la promotion du retour des biens culturels à leurs pays d’origine ou de leur restitution en cas d’appropriation illégale » |14|.
Connaître et reconnaître l’horreur génocidaire passée aide à comprendre, d’une part, comment l’Amérique du Nord a été propulsée nouvel empire capitaliste et, d’autre part, cela permet d’appréhender l’impasse du mal développement dans laquelle l’Occident impérialiste a fourvoyé les pays du Sud assujettis.
Jérôme Duval