solidaritéS, 9 novembre 2004.
Le 20e siècle était celui de la guerre pour le pétrole, le 21e sera marqué par la lutte pour l’or bleu, dit-on. En Inde, le bras de fer a commencé, discrètement, mais sûrement. De puissants lobbies sont à l’oeuvre pour mettre en branle le plus gros chantier jamais vu dans l’histoire de la gestion de l’eau. Quasiment à n’importe quel prix.
Imaginez un pays où un sixième du territoire subit la sécheresse et près d’un tiers souffre du manque d’eau chaque été - incommodant 270 millions de personnes - et où environ 12% des terres sont sujets aux inondations annuelles, perturbant le quotidien de quelque 60 millions d’autres personnes. Ce pays existe ; c’est l’Inde. Heureusement, une solution - la « mère des solutions », pour ses promoteurs - a été ordonnée en 2002 par la Cour suprême pour régler une fois pour toute la crise de l’eau : relier entre eux les fleuves indiens. Le concept est simple : transférer l’eau en « surplus » des fleuves de l’Est vers ceux « déficitaires » de l’Ouest et du Sud. Concrètement, il s’agirait de créer une trentaine de liens entre les fleuves de la région de l’Himalaya et de la péninsule. Comme on relierait des autoroutes. Si le projet se matérialisait, ce serait le plus grand et le plus cher jamais vu dans l’histoire de la gestion de l’eau. Le prix estimé pour sa réalisation s’élève à 112 milliards de dollars, soit près de deux fois le revenu annuel du gouvernement national. Selon les tenants du projet, la liaison des fleuves pourrait créer quelques 37 millions d’emplois et augmenter le PIB de 4%. En plus de répondre aux besoins en eau pour l’agriculture, l’irrigation et la population, ce méga-chantier devrait produire au-delà de 30000 mégawatts d’électricité. Bref, un projet qui promet gros.
Alors pourquoi tant de gens crédibles et compétents - incluant d’anciens ministres des Ressources en eaux - s’élèvent-ils fermement contre ce projet qui propose de redessiner la géographie du pays ? Parce que, objectivement, l’idée de relier les fleuves est insensée. Dangereusement insensée. D’abord, le contexte dans lequel a resurgit l’idée de connecter les fleuves indiens entre eux est pour le moins trouble. Après avoir été rejeté plusieurs fois ces trente dernières années, le plan est soudainement et abruptement réapparu sur le devant de la scène en 2002 lorsqu’un juge de la Cour suprême a ordonné au gouvernement, non seulement la mise en oeuvre du projet, mais sa réalisation en 10 ans ! Sans souffler mot de sa faisabilité. Après cette injonction, le monde des entrepreneurs s’est empressé de diffuser la bonne nouvelle en organisant séminaires et ateliers dans plusieurs grandes villes indiennes, jouissant d’une couverture médiatique étonnamment importante.
Une idée in-sen-sée
Sur le plan économique, le projet de lier les fleuves indiens entre eux est invraisemblable. Si son prix est estimé à 112 milliards de dollars, quel sera son coût réel ? Le double, le quintuple, comme cela a été le cas avec les mégas-chantiers précédents ? Selon Medha Patkar, à l’origine d’un ouvrage collectif [1]réunissant des opposants au projet, chacun expert dans leur domaine, les emprunts pour sa réalisation risqueraient ni plus ni moins de mettre en péril l’économie du pays, déjà au prise avec des dettes nationales et internationales difficiles à gérer. D’ailleurs, n’y a-t-il pas en Inde suffisamment de projets en chantier qui languissent à cause du manque de financement ? Ancien expert en eau au service de la Banque mondiale, Sudhirendar Sharma se souvient qu’en 1986, Rajiv Gandhi, alors premier ministre, relevait que depuis 1951, 246 projets d’irrigation à grande surface avaient été initiés, or seuls 66 ont été terminés. « D’autre part, l’expérience internationale montre que les pays qui ont joué à Dieu avec leurs fleuves, souligne Sudhir Vombatkere, militant environnemental, dépensent aujourd’hui des milliards pour les « restaurer » : aux Etats-Unis seulement, pas moins de 100 projets de barrages ont été abandonnés entre 1999 et 2002. »
Quant aux éventuels emplois créés, la liaison des fleuves nécessiterait probablement des technologies sophistiquées et des qualifications pointues, peut-être d’origine étrangère, ne réglant en rien le problème local du chômage. Et même si la création de 37 millions d’emplois était vraisemblable, « en quoi, questionne l’ancien secrétaire national des Ressources en eaux, Ramaswamy R. Iyer, cela justifierait-il un projet qui n’est pas faisable financièrement, pas viable du point de vue environnemental, ni défendable socialement ? » Concernant l’électricité censée être générée par le projet, nul besoin d’un diplôme en génie hydraulique pour supposer que l’énergie nécessaire pour amener l’eau vers les régions sèches - souvent situées en hauteur - et pour la faire traverser les obstacles topographiques, est susceptible d’être supérieure à celle produite.
Hypothéquer l’avenir des génération futures
Au niveau de l’environnement, le projet pourrait se révéler un désastre écologique qui hypothèquerait l’avenir des générations futures. A long terme, les méga-projets comme celui-ci causent des dommages imprévisibles et souvent irréversibles. La construction de barrages, de réservoirs et de canaux, impliquerait, selon Ramaswamy R. Iyer des changements morphologiques des fleuves, le bouleversement de la biodiversité de la faune et de la flore, la perte de qualité de l’eau, l’inondation de forêts et de terrains agraires et des changements de micro-climats, pour ne citer que quelques-unes des conséquences potentielles.
Par ailleurs, l’analogie avec les liaisons autoroutières, souvent mise en avant, ne résiste pas à l’analyse. « Le système fluvial fait partie intégrale du cycle hydrologique » martèle Kalyan Rudra, professeur de géographie spécialisé en gestion des fleuves. La comparaison avec les artère humaines serait plus adaptée, affirme-t-il. « Reliez une de vos artères à une autre et vous verrez... » Sans compter, comme le rappelle Himanshu Thakkar, coordinateur du South Asia Network on Rivers, Dams and People, le problème de certains fleuves, appellés aimablement « source toxique », qui se déverseraient dans des eaux moins polluées. Quant à la prévention des inondations, avancée par les partisans de la liaison des fleuves, Ramaswamy R. Iyer cite Bharat Singh, ingénieur réputé et membre de la National Commission for Intergrated Water Ressources Development Plan, qui est d’avis que « n’importe quel ingénieur en ressources hydrauliques discréditera sur le champ l’idée selon laquelle la liaison des fleuves pourrait les contrôler ». D’ailleurs, « celles-ci ne sont pas forcément l’oeuvre du diable, note Kalyan Rudra, mais un phénomène naturel qui rééquilibre l’écologie du delta. En revanche, les inondations extrêmes, au même titre que les sécheresses extrêmes, sont en bonne partie les effets d’interventions humaines. »
Relocaliser et indemniser...
Socialement, dans un premier temps, ce sont les communautés riveraines qui verraient leurs droits bafoués. Avec Sudhi Vombatkere, militant spécialiste des questions liées à l’eau, on aimerait croire les tenants de la liaison entre les fleuves lorsqu’ils jurent que celles-ci seront relocalisées et indemnisées. Mais on attend toujours que le soient les 50 millions de personnes déplacées depuis l’Indépendance par les barrages précédents et qui ne cessent de gonfler les bidonvilles des mégalopoles. Plus globalement, c’est toute la population qui verrait passer ce qui, jadis, était un bien public gratuit à l’état de bien privatisé payant. Car qui dit propriété de barrages et de canaux, dit de facto contrôle de l’eau.
Enfin, au niveau politique, pour voir le jour, le projet nécessiterait - du moins, selon la législation internationale - l’aval, de loin pas acquis, des pays voisins concernés, comme le Bhoutan et le Bangladesh. Sans oublier les conflits entre Etats indiens ; les gouvernements des états de l’Assam, du Biard et du Kerala ont déjà explicitement refusé de coopérer au projet. Il y a trois semaines, le tout nouveau ministre kéralais des Ressources en eaux, réaffirmait devant la presse locale son opposition catégorique au développement du projet. La Constitution autorise cependant le gouvernement national à entreprendre un tel chantier sans le consentement des Etats...
Ainsi, un projet qui n’était pas inscrit à l’agenda, est devenu du jour au lendemain, une priorité nationale, présentée comme la « mère des solutions » aux problèmes de sécheresse et d’inondations par l’ancien Premier ministre indien, à la veille de sa défaite électorale, au début de cette année. Selon les dires de Kaylan Rudra, peu de temps auparavant, ce même premier ministre admettait devant le National Water Ressource Council que les méthodes et les technologies aujourd’hui disponibles font que, sans sacrifice majeur, le secteur de l’agriculture pourrait réduire ses besoins en eau de 10 à 50%, les villes de 30 à 35% et l’industrie de... 90%. Si le nouveau gouvernement n’a pas manifesté autant d’empressement que son prédécesseur à poursuivre le projet, il n’a toutefois pas refusé d’entrer en matière comme le souhaitaient les critiques de ce plan ; il a même explicitement déclarer le prendre en considération.
Le nerf de la guerre
A la lumière de ces faits, qu’est-ce qui peut donc bien faire courir les partisans de la liaison entre les fleuves indiens ? L’argent, beaucoup d’argent. Imaginez un business qui vous assure des contrats pour les décennies à venir ; peut-être comprendrez-vous l’enthousiasme des lobbies de l’acier et du ciment. Pour d’autres, comme les ingénieurs de l’eau, dont l’existence dépend de nouveaux projets - et plus ils sont grands, mieux c’est - « il s’agit tout simplement d’un rêve qui devient réalité » relève Sudhir Vombatkere. Quant aux agences internationales de financement, « elles ne sont pas encore visibles dans le paysage ; l’appui médiatisé de la Banque mondiale par exemple, mettrait la puce à l’oreille de la population et nuirait au projet, affirme Neelakandan, ingénieur et militant social, mais financer des prêts pour cette entreprise est indéniablement dans l’intérêt des institutions bancaires. »
Relier les fleuve représente aussi une opportunité en or pour les multinationales de l’eau en quête de « ressources » à exploiter, ainsi que pour les entreprises occidentales qui possèdent l’argent, les infrastructures et les technologies nécessaires au développement d’un tel chantier. Enfin, pour les bureaucrates, c’est l’occasion d’arrondir leur salaire en jouant les intermédiaires dans le processus de signature de juteux contrats. Tout cela, dans un contexte où la corruption gangrène le monde politique et juridique à tous les échelons - l’ancien ministre de l’environnement était récemment mêlé à une affaire de corruption ; dernièrement, le président de la Cour suprême admettait lui-même qu’au moins 30% des juges étaient corrompus...- et où les pressions risquent d’être fortes et de haut niveau pour que les rapports sur le projet soient positifs. Ainsi, le système fluvial indien, autour duquel s’est développées l’histoire, l’économie et la culture du pays, deviendrait une ressource supplémentaire à exploiter pour créer de la richesse, dans l’intérêt d’une poignée de puissants peu portés sur le partage.
Andrée-Marie DUSSAULT
– Source : solidaritéS n°55
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