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Manipulations policières contre un enseignant

M. Rodolphe Juge va-t-il être condamné pour avoir tenu le rôle de modérateur entre policiers et élèves lors d’une manifestation lycéenne ? Un élément du dossier a de quoi inquiéter tout citoyen français : mis en état d’arrestation, ce jeune enseignant en lycée professionnel serait la victime de plusieurs faux et usages de faux commis par... des policiers. Retour sur une affaire à peine croyable, où un enseignant peut risquer sa place - et la prison ! - pour avoir demandé à la police de respecter la loi...

Voilà plusieurs semaines que les lycéens de Paris et de sa proche banlieue sont dans la rue. Leur objectif ? S’opposer à la suppression de plus de 600 postes d’enseignants et d’encadrants dans des établissements où ils feront cruellement défaut. Du côté de nos grands médias, les manifestations lycéennes riment avec casse, vol, vandalisme et agression… De l’autre côté des barrières, les forces de polices ont pour mission d’éviter ces débordements inacceptables. Dans ce contexte, certains professeurs de ces élèves de lycées généraux et professionnels jouent de plus en plus un rôle méconnu : celui d’encadrant et de service d’ordre. En théorie, enseignants et policiers ont donc des rôles complémentaires pour assurer la bonne marche de ces manifestations. En pratique, cette complémentarité est loin d’être évidente comme en témoigne cette brève parue dans le journal l’Humanité du samedi 5 avril 2008 :

« Un professeur stagiaire à l’IUFM de Créteil, venu encadrer la manifestation parisienne a été interpellé au moment de la dispersion jeudi après-midi. Accusé d’avoir jeté des cailloux sur les forces de l’ordre, ce qu’il nie farouchement, il devait passer en comparution immédiate hier après-midi au tribunal correctionnel de Paris. »

Loin d’être un cas isolé, l’histoire détaillée de la mésaventure de ce professeur, Rodolphe Juge, va nous plonger dans l’univers inquiétant des méthodes policières illégales lorsque les tensions sociales s’expriment dans la rue. L’encadrement des manifestations par la police, l’interpellation et l’arrestation de manifestants s’inscrit dans un cadre légal très strict. Qu’en est-il en pratique ?

Le récit détaillé de l’affaire Rodolphe Juge pose de nombreuses questions et invite à une large mobilisation de tous ceux qui tiennent à ce que la police républicaine remplisse son rôle sans abuser du pouvoir qui lui est confié.

Une manifestation sous tension

Jeudi 3 avril 2008, 13h, Rodolphe Juge et plusieurs enseignants du lycée professionnel Denis Papin à La Courneuve quittent leur établissement pour rejoindre la manifestation lycéenne qui doit débuter à 14h au métro Luxembourg, en plein coeur de Paris. En tant qu’enseignants impliqués dans leur métier jusque dans leur temps libre, leur objectif est de jouer un rôle d’encadrants et de pacificateurs. C’est ainsi qu’au cours de cette manifestation Rodolphe Juge circule au sein des cortèges afin d’anticiper et de réagir aux éventuels débordements (agressions, vols, casse, montée des provocations entre lycéens et policiers). Pendant ce temps, la police impose des arrêts réguliers et la tension grandit entre les forces de l’ordre et les quelques centaines de lycéens de banlieues venus défiler.

La manifestation se scinde alors en deux parties : l’une organisée et structurée en queue de cortège et l’autre plus dispersée et virulente en tête. Quelques projectiles sont lancés à plusieurs reprises sur les forces de l’ordre. A chaque arrêt imposé par la ligne de CRS, la tension monte et les policiers en civil chargent. Matraque et bombe lacrymogène en main, ils interpellent plusieurs lycéens. A cet instant, Rodolphe Juge fait partie des rares enseignants présents dans cette partie la plus agitée du cortège pour tenter de calmer les esprits. Il y discute avec des lycéens pour les inviter à ne pas risquer une interpellation simplement parce qu’il voit une « provocation » dans les arrêts successifs imposés par la police. Une vidéo le montre aussi en train de rappeler à des CRS qu’ils n’ont pas à bloquer sans raison l’avancée d’une manifestation autorisée. Le jeune enseignant joue alors pleinement le rôle de médiateur et de service d’ordre improvisé pour lequel ses collègues et lui sont venus participer à la manifestation.

Arrestation en fin de manifestation

Quand le défilé arrive finalement à l’église Saint-François Xavier, la tension est retombée mais la police continue d’intervenir tout en ayant bloqué l’ensemble des issues, empêchant ainsi toute dispersion. L’Humanité du mardi 8 avril 2008 rapporte le témoignage de Rodolphe Juge sur son intervention auprès de ces policiers et l’arrestation puis la mise en garde-à -vue qui en a découlé :

« J’ai vu plusieurs policiers en civil, sans brassard, se diriger vers un groupe d’élèves. Je me suis aussitôt rapproché en me disant qu’il fallait qu’un professeur responsable soit là . Mais je me suis rendu compte que ma présence les gênait… ». Pour le moins. Rodolphe est reçu par un « casse-toi de là , t’as rien à faire là , laisse-nous faire notre boulot ! » Le jeune homme ne se dégonfle pas. « J’ai le droit d’être là , c’est une manifestation autorisée. » Le ton passe à la menace : « On t’a repéré, t’as dix secondes pour dégager… » Rodolphe ne dégage pas. Des policiers l’encerclent alors par-derrière. Un premier le ceinture, le second le tient par le col, il ne résiste pas.

Un autre professeur, ne connaissant pas Rodolphe Juge à ce moment précis, est présent à proximité. Son témoignage corrobore cette version des faits :

« J’ai vu une scène étrange : alors qu’un jeune brun, grand, vêtu d’une longue veste noire et portant un keffieh homme (correspondant à la description de Rodolphe Juge NDA), discutait paisiblement avec un petit groupe de jeunes manifestants, un homme en civil s’est posté derrière son dos. D’autres hommes en civil se sont approchés progressivement du jeune homme. Et, tout à coup, ces hommes en civil se sont emparés de lui et l’ont traîné jusqu’aux lignes de police. C’est alors que j’ai compris que les hommes en civil étaient des policiers. Je n’ai vu aucun brassard. Le jeune homme ne s’est pas débattu. »

Ce témoignage a été écrit par cet autre enseignant pendant la garde-à -vue de Rodolphe Juge et ne peut donc être le fait d’un accord passé entre eux. Il s’agit d’un témoigne indépendant qui atteste des faits rapportés par Rodolphe Juge.

Quelle est donc la version policière ?

Violence aggravée, insulte à agent et incitation à l’émeute ?

Selon le dossier remis à l’avocat de Rodolphe Juge, ce dernier se serait rendu coupable de jet de pierre sur un policier et aurait prononcé la phrase suivante : « on va pas se laisser faire par ces sales flics ». Pourtant, lors de sa mise en garde-à -vue de la veille, Rodolphe Juge était accusé de violence aggravée, d’insulte à agent et d’incitation à l’émeute. Il semblerait qu’en quelques heures les chefs d’accusation aient pour le moins diminué en nombre et en qualité…

Lors de cette même mise en garde-à -vue, plusieurs policiers témoignent mais dans le dossier final il n’en reste plus qu’un seul, celui censé avoir été la cible du jet de pierre de Rodolphe Juge. Là encore, le nombre de supposé témoins des actes reprochés au jeune enseignant va en diminuant avec le temps….

De l’autre côté, la version du jeune enseignant a le mérite d’être recoupée par celle d’un témoin indépendant et n’ayant pu communiquer avec lui. De plus l’ensemble de ses collègues et formateurs attestent que Rodolphe Juge est un enseignant « responsable, calme, constructif et très investi dans son rôle d’éducateur, cherchant en permanence à désamorcer les conflits qui peuvent naître entre ses élèves ». Nous sommes bien loin de la version du professeur virulent, insultant et violent. Et si le témoignage du policier a valeur de preuve, il n’a pas valeur de preuve définitive. En un mot, la version qui devrait être retenue par la justice le 17 avril prochain a de sérieuses chances d’être celle du jeune enseignant qui risque dans le cas contraire, cinq ans d’emprisonnement, une lourde amende et la perte définitive de son poste d’enseignant dans l’Éducation Nationale.

Une question reste déjà en suspens. Quelle décision la justice devrait-elle prendre si aucun témoin ne s’était manifesté dans le délai de la garde-à -vue pour défendre Rodolphe Juge ? Des juristes nous répondent que même si tout repose sur l’intime conviction du juge, celui-ci est censé donner priorité à la version policière…

Une version des faits plus inquiétante

La bonne foi de la police pouvant être raisonnablement mise en cause dans cette affaire, la version de Rodolphe Juge prend alors toute son importance.

Que nous révèle donc le jeune homme sur son interpellation ?

Alors qu’il pense qu’on ne l’a encerclé et sorti de la manifestation que pour l’intimider via un contrôle d’identité un peu musclé, il rapporte qu’un des policiers regarde un de ses collègues en lui disant d’un air ironique et faussement interrogateur : « Tu l’as vu jeter un caillou sur la police, non ? » « Oui » répond l’autre. Arrestation abusive et faux témoignage, l’affaire commence bien.

Rodolphe Juge est alors conduit dans le commissariat du VIIe arrondissement pour sa mise garde-à -vue qu’il refusera de signer. Ce refus ne pose alors aucun problème à l’officier de police judiciaire qui prend la carte d’identité du jeune homme et imite sa signature. Faux et usage de faux sur un document officiel, l’affaire devient plus qu’inquiétante.

Comment un officier de police judiciaire peut-il se permettre de commettre un tel délit aussi naturellement ? Cherche-t-il à renforcer une affaire dans laquelle il est sûr que son prévenu sera jugé coupable sans qu’à aucun moment on ne s’interroge sur d’éventuels vices de procédures ? Et quand bien même, comment un acte aussi scandaleux peut-il se produire alors que le document matériel peut servir de preuve dans une procédure contre lui via l’inspection générale des services ? Contacté par téléphone aujourd’hui, Rodolphe Juge nous indique que son avocat n’a pas rapporté la présence de ce faux dans le dossier qu’il a pu consulter.

Enfin, revenons sur l’interpellation de l’enseignant. Ce dernier a été arrêté par des policiers qu’il avait précédemment vu alors qu’ils étaient munis de brassards mais qui n’en portaient plus au moment de son arrestation. Or, l’autorisation de retirer son brassard lors d’une manifestation doit être expressément faite par mandat du procureur. Gageons que ce dernier aura à coeur de vérifier que les policiers ont bien respecté la procédure. Gageons surtout que ce même procureur « s’inquiètera » que les officiers de police judicaire avec lesquels il collabore n’hésitent pas à fabriquer des faux pour renforcer les charges contre les citoyens qu’ils arrêtent arbitrairement.

Que faire ?

Rodolphe Juge et son avocat pensent que la mobilisation de son syndicat (la CGT), de ses formateurs (de l’IUFM de Créteil), de l’université à laquelle il est rattaché pour sa formation (Paris XII) et des différents inspecteurs de l’éducation nationale ont très certainement permis de lui éviter une comparution immédiate et ainsi de pouvoir préparer efficacement sa défense.

La mobilisation paie et cette affaire mérite le soutien de tous ceux d’entre nous qui se sentent concernés par les méthodes illégales et abusives de certains policiers qui sont couverts dans une large mesure par le système juridique existant.

L’audience de Rodolphe Juge aura lieu jeudi 17 avril prochain à 9h du matin au tribunal correctionnel de Paris (Métro Cité). Soyons alors le plus nombreux possible à assister à l’audience pour manifester notre désaccord face à la possibilité de telles méthodes policières et pour commencer à organiser un contre-pouvoir citoyen susceptible d’inciter la police à respecter sa mission officielle.

Patrick Berger
Professeur agrégé, Université Paris XII
pour le Grand Soir

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