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" Malheur aux faibles " : la gestion capitaliste de la vieillesse, de la maladie et du handicap à l’épreuve de la crise sanitaire

La question de l’aide à la personne dans le cadre de l’hospitalisation à domicile (et autres dépendances) est souvent étrangère à la majorité de la population, notamment en raison de l’absence de couverture médiatique et d’intérêt politique. Faire le bilan d’une pratique professionnelle bouleversée par la pandémie actuelle ne peut toutefois se faire sans rappeler une autre crise : celle du mode de gestion capitaliste, au niveau sanitaire et financier.

Portrait d’un métier caractéristique de l’épuisement quotidien du prolétariat de la santé.

Pour faire bref, l’aide à domicile établit une sorte de conciliation entre, d’une part, un métier d’homme ou de femme de ménage et, d’autre part, celui d’un aide-soignant.

Dans ses fonctions réelles et pratiques, et non telles qu’elles sont narrées par ceux qui confinent ce métier aux tâches ménagères et à la vie quotidienne, l’aidant s’occupe de la propreté domestique, du confort personnel, mais aussi de l’hygiène intime, de l’alimentation, du change, de l’habillage, du lever et du coucher de l’usager.

Usager, ce terme est capital car, comme le matraque les managers de ce milieu impitoyable, l’aide à domicile ne traite pas des patients, seulement des usagers, ou des bénéficiaires, étant donné que l’aide à domicile ne procure pas de soins. Nous disposons, ici, d’un premier aveu de la mentalité capitaliste : doucher quelqu’un, le raser, l’habiller, le mettre à son fauteuil, aux toilettes ou au lit, tout comme le changer, le nourrir et le vêtir, ce n’est pas du soin, tout juste un service.

N’importe quelle intelligence moyenne pouvant constater qu’un aidant compétent (et œuvrant dans des conditions saines) peut augmenter d’une dizaine d’années l’espérance de vie d’une personne, on comprend mieux ce qu’il y a derrière le refus insultant de reconnaître le fait que l’aide à domicile traite bien des patients, et non des usagers (comme le professe la doxa managériale).

Dans le cadre d’une privatisation intentionnelle de l’aide à domicile au niveau national, le législateur a produit une construction juridique bâtarde, de pure flexibilisation économique. Cet artifice permet de profiter à la fois d’un travail d’infirmier, d’aide soignant et d’aide ménager au prix d’un salaire très faible, avec en moyenne six mois de période d’essai.

Dans ce secteur, d’une écrasante majorité féminine, la présence d’immigrés de la diaspora africaine est considérable. Ces travailleurs systématiquement coupés de leurs collègues disposent de diplômes non reconnus sur le territoire national, en dépit de leur valeur effective et de compétences sérieuses.

A une mauvaise connaissance du cadre juridique et du code du travail s’appliquant à la condition du personnel aidant, s’ajoute l’exigence d’une grande adaptabilité, ce qui le contraint à composer avec des profils extrêmement divers sur des canaux horaires eux-mêmes très variés, et ce dans la même journée.

Pour donner une idée empirique de la chose, à travers l’usage massif des transports en commun, vous pouvez ainsi être conduit à travailler, de 8h à 10h, avec une personne atteinte de troubles cognitifs et ayant besoin d’un habillage, d’une toilette et d’un ménage de son domicile. Ensuite, après un second trajet, vous avez affaire à un autre patient, alitée, avec un change, un repas et une vaisselle à faire en moins d’une heure (et gare à ne pas oublier de pointer avec le téléphone du patient !). Après cette prestation, vous serez désœuvré jusqu’à 16 heures en raison d’un trou dans votre planning. Enfin, vous terminerez la journée chez un vieux couple dans la soirée, afin de faire le dîner et son service, tout en faisant les sols, la vaisselle, et quelques courses nécessaires.

En jonglant d’un patient à un autre, l’aide à domicile passe également, tous les jours et brutalement, d’une classe sociale à une autre. Entrant ainsi, presque par effraction, dans l’intimité de son patient, il doit savoir faire preuve de subtilité et de discrétion, particulièrement lorsque des tensions familiales se réveillent comme souvent, par exemple, dans le cadre d’une fin de vie.

Aussi, en fonction de l’intensité de la présence familiale, les différences de conditions de travail sont impitoyables entre celles que l’on peut rencontrer chez un patient isolé, sans famille ni ressources, et chez ceux qui ont la chance d’être entourés dans l’épreuve, la maladie ou le handicap. Par ailleurs, sur le plan du confort financier personnel les solutions sont restreintes dans ce métier. Vous pouvez travailler pour une boîte privée, dans laquelle vous serez mal formé, laissé à vous-mêmes, et où vos managers vous mentent et vous manipulent dans la seule optique de vous payer le moins possible en vous exploitant au maximum (l’heure est facturée en moyenne à 25,50 € au patient, pour un salaire horaire net allant de 7 à 9 €). Sinon, passer au "black", d’un patient à l’autre, en doublant voire triplant votre rémunération horaire, mais sans aucune sécurité ni protection. D’autres encore rencontrent un patient qui n’a pas recours au service d’une boîte d’aide à domicile, et peut les prendre chez-lui, déclarés, avec une rémunération à base du chèque emploi service universel (CESU).

Mais même en temps de mer calme, on voit bien comment cette situation est extrêmement précaire et instable, faite d’arrangements et de bricolages, et comment des auxiliaires de vie sont sans ressources et démunis face à la mort de leur patient. La rémunération de l’aidant est également soumise à toute une série de décisions et de paramètres arbitraires, notamment celles de ses managers et de la famille du patient.

Alors, comment ce château de cartes branlant pouvait-il encaisser la crise du COVID-19 autrement qu’il ne le fit ?

Flexi-précarité et gestion capitaliste de pandémie : “Malheur aux faibles !”.

Sans surprises, une telle structure de flexi-précarité n’a su, dans la crise actuelle, que renforcer davantage les incertitudes et la précarité du personnel, en première ligne d’un labeur pourtant essentiel à la survie de plus de 120 000 personnes en HAD et de 2,2 millions de particuliers en France.

Dans le cadre du Coronavirus, on pourrait penser que les visites à domicile restent obligatoires, dans la mesure où elles constituent des visites sanitaires et que leur maintien demeure nécessaire, qu’il y ait ou non des mesures exceptionnelles. La réalité est pourtant plus incertaine et bigarrée. Ce que l’on sait désormais, c’est que si un aidant refuse de travailler pour préserver sa santé, il ne sera pas rémunéré. L’employeur n’a pas non plus à rémunérer son salarié si celui-ci est infecté, mis à l’isolement ou dans le devoir de garder son enfant en raison de la fermeture de la crèche ou de l’établissement scolaire. Pour être rémunéré, celui-ci doit faire une démarche auprès de l’Assurance maladie, afin d’être pris en charge, et n’aura aucun salaire jusqu’à ce qu’il ait fait aboutir sa demande. Les aides à domicile ont également appris ceci : “ À titre exceptionnel, compte tenu de la situation actuelle et du nombre important de dossiers à traiter pour l’IRCEM, le salaire de référence permettant de déterminer le montant de l’indemnisation due sera calculé à partir des salaires perçus au cours dernier trimestre de l’année 2019 ” .

Outre l’injustice pour un salarié qui serait, par exemple, sorti de sa période d’essai en janvier 2020, on ne sait pas encore si le système d’indemnisation spécifique des salariés et assistants maternels du particulier, tel qu’il fut annoncé par Muriel Pénicaud, sera aussi généreux qu’on le prétend. S’il fut aussi annoncé le 16 mars que les aides à domicile toucheront 80% de leur salaire en passant en chômage partiel, on se demande alors sur quel montant de salaire s’appliqueront ces 80%. Il faut en effet bien comprendre que, dans le cadre de l’aide à domicile, du 1er au 31 les heures ajoutées s’accumulent au cours du mois, et qu’on passe systématiquement d’un contrat prévu à 80 heures, le 1er, à 120 ou 150 heures, le 31. Le salaire mensuel étant fluctuant et variant en fonction des horaires ajoutés en permanence par nos employeurs, aucun doute que ces 80% s’appliqueront sur le salaire le plus à la baisse, soit environ 80% de 800 euros, soit 64O euros environ (en moyenne).

Les collègues ayant encore tous et toutes la tête dans le guidon, il est encore bien difficile d’y voir clair dans ce brouillard d’improvisations politiques et d’exploitations privées cruelles. Mais ce qui semble toutefois apparaître, ce sont de lourdes diminutions salariales de plusieurs centaines d’euros pour les aides à domicile en raison du mode de calcul des indemnités. Ces rémunérations ne seront pas à la charge du secteur privé, sans même parler de ceux qui, en travaillant au noir, sont entièrement soumis au bon vouloir de leurs rémunérateurs en des temps incertains.

Dans ce climat, le seul mot d’ordre clair de la Macronie est le suivant : malheur aux faibles, aux précaires, aux métiers fragiles, flexibles, et pratiquées par des mères de famille épuisées, qui doivent multiplier les démarches pour obtenir un salaire dérisoire, en gérant de surcroît leurs enfants, non-gardés, tout en étant confinés dans des logements restreints, souvent surpeuplés et vétustes.

Ce climat à l’esprit, les communistes que nous sommes peuvent-ils tirer une leçon positive de la mise en lumière d’inégalités aussi violentes et de l’effroyable inconscience avec laquelle est gérée la destinée des plus fragiles et exposés d’entre nous, travailleurs et usagers ?

Derrière la crise sanitaire, l’effondrement du capitalisme comme fait civilisationnel intégral.

L’hospitalisation à domicile, telle qu’elle se pratique, n’est que l’expression d’un système de production plus vaste, qui repose sur une logique de flux-tendus, de turn-over et de just-in-time. Cette logique criminelle est certes efficace pour faire des profits, mais absolument désarmée quand il s’agit d’assumer un effort collectif dans le cadre d’une crise comme celle d’une pandémie mondiale, telle que nous la combattons à présent. Il faut pourtant ajouter que ce n’est pas là seulement un dysfonctionnement reposant sur une absence d’intelligence managériale, que ce soit à un niveau micro-économique, ou intersubjectif. C’est bien plutôt toute une structure, toute une manière de concevoir l’hospitalisation à domicile dans un court-termisme radical qui se fracasse à l’épreuve du réel.

Karl Marx voyait l’être humain comme un être historique étrange, gouvernée par l’idéologie et le champ symbolique, jusqu’à ce que ses conditions matérielles d’existences soient non seulement bouleversées, mais renversées.

Cela à l’esprit, on peut être touchés par les applaudissements qui ont lieu, chaque soir à nos fenêtres, en soutien au personnel hospitalier, et sans doute remplis, dans leur majorité, de bons sentiments. En les entendant, pourtant, bon nombre de soignants ont un goût amer. Non pas simplement en raison de l’indiscipline française sur laquelle insiste avec exagération les corsaires médiatiques de la “Start-Up Nation”, ou sur le pitoyable égoïsme dont certains ont fait preuves dans des achats délirants et paniqués (quand il ne s’agissait pas de prévoir froidement la possibilité d’un marché noir fructueux).

Non, l’amertume est plus profonde, et assez désagréable à admettre. Car enfin, combien de ceux qui applaudissent aujourd’hui, ont jadis voté pour Sarkozy, Hollande ou Macron, permettant alors les dizaines de milliers de suppressions de postes hospitaliers, et l’application d’un programme de démantèlement méthodique du service public ? Combien, aussi, se sont tus quand les cheminots étaient humiliés par le gouvernement au cours de l’été 2018, puis à nouveau en 2019 et 2020 ? Combien encore ont gardé les yeux secs face aux atroces mutilations qu’ont subi nos camarades Gilets-Jaunes ? Combien toujours se fichent désormais du sort des routiers qui nous approvisionnent et de leur traitement ?

Dans ces conditions, il est obscène d’applaudir, comme sur le mode de l’auto-congratulation, en frappant les deux mains l’une contre l’autre sans jamais les tendre à ceux qui en aurait bien besoin. Bien sûr, prenons garde à ne pas enfermer ce problème sous un angle moral, ou sur le mode facile de la culpabilisation individuelle. Les soignants n’ont d’ailleurs guère besoin que nous nous sentions coupables, mais que nous les écoutions. Et le respect du travail effectué passe par des preuves de respect, par des équipements, des infrastructures, des augmentations salariales, des formations, des hausses d’effectifs et, surtout, de l’écoute en vue d’une action planifiée. Les professionnels de santé sont des experts de terrain et refuser de les entendre est criminel, alors qu’ils seraient les plus à mêmes d’être les propriétaires, gestionnaires, décisionnaires et planificateurs du bien de production hospitalier.

Il est certes tragique que l’organisation du mouvement ouvrier soit si faible en des temps où le marxisme est si pertinent. Mais en dévoilant toute l’étendue de destruction de la civilisation où le capitalisme nous a plongé, cette crise constitue une réelle ouverture historique pour notre lutte, en nous invitant également à réfléchir sur le communisme en tant que projet de civilisation et basculement anthropologique, afin que celui-ci demeure bien la jeunesse du monde.

BENJAMIN L.

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