« On a tué, massacré, violé, pillé tout à l’aise dans un pays sans défense, l’histoire de cette frénésie de meurtres et de rapines ne sera jamais connue, les Européens ayant trop de motifs pour faire le silence (...). Rien n’est plus contraire aux intérêts français que cette politique de barbarie. » Jean Jaurès citant Clémenceau (Chambre des députés, 27 mars 1908)
Rituellement, le 8 mai 1945 se rappelle à nous par toujours les « mêmes ». Les mêmes laudateurs de la « « abkaria algérienne » - le génie algérien - et les pourfendeurs des crimes coloniaux. Les jeunes ne connaissent pas l’histoire de leur pays. Ils ne connaissent pas l’épopée réelle de la Révolution algérienne et de ce fait ils sont en errance identitaire. En fait et pendant 132 ans ce sont bien des génocides continuels qui ont eu lieu au nom du mythe de la race supérieure et ceci un siècle avant le IIIe Reich. Le 5 juillet 1832, pour les Algériens le monde qu’ils ont connu venait de s’écrouler. (1)
La fin d’un monde
Le 14 juin 1830, le général de Bourmont débarqua sur le sol algérien à Sidi Fredj. L’armée coloniale livra les 19 et 24 juin les deux batailles de Staouéli. L’état-major français bénéficie d’un plan de débarquement, reconnaissance des forts et batteries d’Alger, dressé par l’espion Boutin envoyé par Napoléon en 1808. Dans l’acte de reddition signé par De Bourmont il est dit que l’armée ne s’ingérera pas dans les choses de la religion et sauvegardera les lois et coutumes des vaincus. Pourtant, le 7 juillet, ordre est donné d’évacuer la Casbah. Ce sera la première violation du Traité de capitulation conclu deux jours auparavant seulement.
La conquête jamais achevée sera âpre, rude et violente, longue de plus d’un siècle, au cours duquel émergeront le Bon, la Brute et le Truand : des généraux partisans de l’ethnocide, des théoriciens de la colonisation, défenseurs de l’expropriation des indigènes, et des missionnaires qui n’avaient de cesse de faire retrouver à l’Algérien son substrat originel chrétien après avoir enlevé la gangue musulmane. Car le cardinal Lavigerie recommandait de christianiser les Algériens ou de les refouler loin dans le désert... Au nom de la France, et au nom de la religion, imaginons une armée qui s’installe par le droit du plus fort, qui tue, viole, pille, ruine de paisibles citoyens pour la rapine mais aussi, et rapidement pour installer des colons qui avaient tous, à des degrés divers, une vie ratée derrière eux. Ces colons par la force des Bugeaud, et autres sinistres Rovigo, devinrent des maîtres, les agioteurs se mirent de la partie et on détruisit à qui mieux mieux un Alger qui a mis des siècles à sédimenter pour mettre à sa place la civilisation. Des cimetières furent profanés, notamment ceux des Deys et les os furent éparpillés sans respect pour les morts... (1)
Effectivement, sous les coups de boutoir des sinistres Montagnac qui se vantait de rapporter un plein baril d’oreilles récoltées par paires, des prisonniers amis ou ennemis, des Saint-Arnaud, des Rovigo et Youssouf, l’Algérie perdit sa sève, sa structure sociale fut anéantie, sa structure religieuse fut démantelée par le rattachement des Habous trois mois après l’invasion. Ce qui fit dire à Alexis de Tocqueville auteur d’un rapport d’enquête sur les exactions de l’armée en 1847 : « Autour de nous, les lumières de la connaissance se sont éteintes... C’est dire que nous avons rendu ce peuple beaucoup plus misérable et beaucoup plus barbare qu’avant de nous connaître. » Après l’invasion, en effet, l’armée n’a pas tenu parole, le peuple fut humilié, déstructuré, dépossédé de sa terre (60% des bonnes terres étaient détenues par 10.000. De plus, l’administration coloniale mit la main sur les fondations pieuses (Habous) qui entretenaient les mosquées et les zaouïas, ce qui tarit du même coup la source de financement de l’enseignement qui, pour Venture de Paradis, était développé dans l’Alger d’avant la conquête. L’imagination déchaînée et bestiale des premières décennies de la conquête sera « très riche ». On payera des spahis à 10 francs la paire d’oreilles d’un indigène, preuve qu’ils avaient bien combattu. « Un plein baril d’oreilles récoltées paire à paire, sur des prisonniers, amis ou ennemis » a été rapporté d’une expédition dans le Sud par le général Yusuf. (2)
Les enfumades de mai 1845
A partir de 1832, une nouvelle ère de la colonisation commence. C’est la guerre d’extermination par enfumades et emmurements, l’épopée des razzias par la destruction de l’économie vitale, la punition collective et la torture systématique. En avril 1832, la tribu des Ouffia, près d’El Harrach, fut massacrée jusqu’à son extermination. Le butin de cette démonstration de la cruauté coloniale que le duc de Rovigo a laissé commettre, fut vendu au marché de Bab Azzoun où l’on voyait « des bracelets encore attachés au poignet coupé et des boucles d’oreilles sanglantes », comme en témoigne Hamdane Khodja dans son livre « : « Le miroir ». La guerre de Bugeaud -Le sobriquet « bouchou » terrorisa des générations d’enfants - fut une guerre d’épouvante, c’est le premier usage, connu, de la guerre non conventionnelle pratiqué par une armée régulière sur le territoire algérien. Le 11 juin 1844, Canrobert évoque un fait d’armes, auquel il a personnellement participé. « J’étais avec mon bataillon dans une colonne commandée par Cavaignac. Les Sbéahs venaient d’assassiner des colons et des caïds nommés par les Français ; nous allions les châtier. (..) On pétarda l’entrée de la grotte et on y accumula des fagots, des broussailles. Le soir, le feu fut allumé. Le lendemain, quelques Sbéahs se présentaient à l’entrée de la grotte demandant l’aman à nos postes avancés. Leurs compagnons, les femmes et les enfants étaient morts. »
Une année après, en mai 1845, un siècle avant les massacres du 8 mai 1945 et son lot de plusieurs milliers de victimes, le général Cavaignac avait inauguré l’ancêtre de la « chambre à gaz » que le colonel Pellisier utilisera pour mater l’insurrection des Ouled Riah dans le Dahra. « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Enfumez-les à outrance comme des renards » s’exclame Bugeaud. Les villageois s’étaient réfugiés dans des grottes pour échapper à la furie des soldats. Ils furent enfumés par « des fagots de broussailles » placés à l’entrée-sortie des grottes. Le soir, le feu fut allumé. Les insurgés avaient pourtant « offert de se rendre et de payer rançon contre la vie sauve », ce que le colonel refusa. Un soldat écrit : « Les grottes sont immenses ; on a compté 760 cadavres ; une soixantaine d’individus seulement sont sortis, aux trois quarts morts ; quarante n’ont pu survivre ; dix sont à l’ambulance, dangereusement malades ; les dix derniers, qui peuvent se traîner encore, ont été mis en liberté pour retourner dans leurs tribus ; ils n’ont plus qu’à pleurer sur des ruines. »
« La peau d’un seul de mes tambours avait plus de prix que la vie de tous ces misérables. » Saint-Arnaud fera mieux que Cavaignac et Pélissier. Saint-Arnaud dont Victor Hugo a dit qu’il avait les états de service d’un chacal, a emmuré vivants des hommes, des femmes et des enfants. (2)
Le mois de mai funeste de 1945
Le 8 mai 1945, que certains historiens situent comme le début de l’insurrection, fut le summum de la cruauté, de l’injustice et le plus grand contre-exemple de la France patrie autoproclamée des droits de l’homme. « Le 8 mai 1945, écrit Mohamed Harbi, tandis que la France fêtait la victoire, son armée massacrait des milliers d’Algériens à Sétif et à Guelma. Ce traumatisme radicalisera irréversiblement le Mouvement national. Désignés par euphémisme sous l’appellation d’ »événements » ou de « troubles du Nord-Constantinois », les massacres du 8 mai 1945 dans les régions de Sétif et de Guelma sont considérés rétrospectivement comme le début de la guerre algérienne d’indépendance. Cet épisode appartient aux lignes de clivage liées à la conquête coloniale. Le 8 mai, le Nord-Constantinois, délimité par les villes de Bougie, Sétif, Bône et Souk-Ahras, et quadrillé par l’armée, s’apprête, à l’appel des AML et du PPA, à célébrer la victoire des alliés. Les consignes sont claires : rappeler à la France et à ses alliés les revendications nationalistes, et ce par des manifestations pacifiques. Aucun ordre n’avait été donné en vue d’une insurrection. (...) Dès lors, pourquoi les émeutes et pourquoi les massacres ? La guerre a indéniablement suscité des espoirs dans le renversement de l’ordre colonial. (...) Le bilan des « événements » prête d’autant plus à contestation que le gouvernement français a mis un terme à la commission d’enquête présidée par le général Tubert et accordé l’impunité aux tueurs. Si on connaît le chiffre des victimes européennes, celui des victimes algériennes recèle bien des zones d’ombre. Les historiens algériens continuent légitimement à polémiquer sur leur nombre.(...) La guerre d’Algérie a bel et bien commencé à Sétif le 8 mai 1945. » (3) Pour les Algériens, cette répression, à laquelle avaient participé des milices de civils, aurait fait 45.000 victimes. Du côté français, le bilan oscillerait entre 1500 et 8000 morts. De fait, la longue chaîne des 8 mai 1945 en Algérie a vu le jour un certain matin de juillet 1830. Pendant 132 ans, la France autoproclamée des droits de l’homme - pétrie du, dit-on « siècle des Lumières » -et qui furent à bien des égards « un siècle des ténèbres » pour les peuples faibles- n’a cessé de réduire les Algériens par des massacres sans nom.
Les évènements du 8 mai 1945. n’ont pas jailli du néant. C’est l’aboutissement d’une lente maturation de la détresse du peuple algérien catalysée par des décisions de plus en plus drastiques du pouvoir colonial. D’ailleurs, dès le 1er mai, les manifestations des Algériens avaient donné le ton. Il y eut 4 morts ce jour-là à Alger du fait d’une répression brutale. Le 8 mai, ce fut en Europe la fête de la victoire des Alliés. Les Algériens défilèrent pour d’autres motifs. La répression fut brutale et les statistiques sont contradictoires. Du côté algérien on s’en tient à 45.000 morts, du côté français on dénombre un millier de morts indigènes et cent vingt colons tués. (4) Entre ces deux bornes, des rapports américains et britanniques donnent des chiffres plus proches des chiffres algériens. Il semble que le chiffre de 15.000 morts serait plus proche de la réalité si l’on croit une déclaration en petit comité du général Tubert chargé de l’enquête selon Yves Courrières dans son ouvrage : « Les fils de la Toussaint. » En admettant, le chiffre de Tubert c’est une moyenne de 500 morts par jour pendant les 30 jours atroces qui s’en sont suivis. Comment peut-on appeler cela ? Quelle que soit la vulgate occidentale pour désigner l’horreur, des millions de personnes ont été massacrées pendant 132 ans. Des vies brisées, des douleurs, du pillage, de la destruction furent le lot quotidien des 48 231 jours d’une occupation inhumaine. (4) Les crimes de masse de mai 1945 sont une autre tâche sur la conscience de la France : comme exemple de violence absurde, certains militaires, juchés sur des toits de wagons de chemin de fer, arrosaient à la 12.7 tous ceux qui passaient à leur portée. Ce furent d’ailleurs parfois des troupes coloniales africaines qu’on utilisa pour accomplir la sinistre besogne. Il n’y a jamais eu aucun acte de repentance pour les massacres perpétrés le 8 mai 1945 non seulement à Sétif mais aussi à Guelma et à Kherrata... Le général Duval le « boucher du Constantinois » : « Je vous ai donné la paix pour 10 ans, si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable. » Le 8 mai 1945 n’a pas vu la haine du pouvoir colonial s’arrêter ce jour-là. Tout le trop-plein de haine et de lâcheté, par la compromission avec Vichy, s’est déversé sur un peuple sans défense. Il y eut une traque pendant plusieurs années. Krim Belcacem prit le maquis dès cette date. Il y eut des jugements et même des peines de mort qui furent prononcées. Boumediene en fut marqué : Ce jour là, dit il : « Ce jour-là, j’ai vieilli prématurément. L’adolescent que j’étais, est devenu un homme. Ce jour-là, le monde a basculé. Même les ancêtres ont bougé sous terre. Et les enfants ont compris qu’il faudrait se battre les armes à la main pour devenir des hommes libres. Personne ne peut oublier ce jour-là. » Le 8 mai 1945, peu importe comment la doxa occidentale nous l’appellerons à notre entendement, « ethnocide ».
Bien plus tard, au plus fort de la révolution, plusieurs dizaines d’Algériens parmi les plus braves ont été guillotinés depuis 1954 avec l’avis du chef de l’Etat français....A Alger, à Paris, à Lyon, on exécute en série. Et en ce début de 1961, ce sont des dizaines de condamnés qui attendent des honneurs du « rasoir national ». En octobre 1961, les exactions du préfet Maurice Papon contre l’émigration algérienne ont fait réagir Pierre Bourdieu : « J’ai maintes fois souhaité que la honte d’avoir été le témoin impuissant d’une violence d’État haineuse et organisée puisse se transformer en honte collective. Je voudrais aujourd’hui que le souvenir des crimes monstrueux du 17 octobre 1961, sorte de concentré de toutes les horreurs de la Guerre d’Algérie, soit inscrit sur une stèle, en un haut lieu de toutes les villes de France, et aussi, à côté du portrait du président de la République, dans tous les édifices publics, mairies, commissariats, palais de justice, écoles, à titre de mise en garde solennelle contre toute rechute dans la barbarie raciste. » (5)
Il y eut tout au long de ces dernières années un regain des « nostalgériques » qui assument revendiquent claironnent avec l’approbation tacite du pouvoir. « En finira-t-on jamais ? avec la Repentance », lit-on dans le quotidien français Le Figaro, Pascal Bruckner avec sa « tyrannie de la repentance » a idéologisé « la non-repentance ». Le dimanche 6 mai 2007, Nicolas Sarkozy déclare : « Je veux en finir avec la repentance qui est une forme de haine de soi. » Pourquoi il n’y a pas de haine de soi quand il s’agit des massacres de juifs que l’Occident doit expier ad vitam aeternam en passant constamment à la caisse. S’agissant de l’Algérie, il n y aura pas de repentance. Quand on pense qu’il a fallu près de cinquante ans pour que la France reconnaisse enfin que les « événements d’Algérie » étaient une guerre, un simple calcul nous montre qu’en 2050, la France se repentira, peut-être de son « devoir de civilisation » en Algérie. Nous sommes en 2014. Plus que jamais nous devons consolider l’histoire de ce pays en rapportant en honnête courtier Les faits historiques rien que les faits historiques tous les faits historiques. C’est à cette seule condition que se formera l’identité du citoyen algérien qui assume son histoire et ne sera pas sensible aux sirènes de l’émiettement.
Chems Eddine CHITOUR