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Losurdo : La paix : une longue histoire troublée entre idées et réalité

C'était en 2016. Ce livre inestimable de Domenico Losurdo venait de sortir, l'avant-dernier avant sa mort (survenue en 2018), qui retrace par étapes l'histoire philosophico-politique de l'idée de " paix " (mais aussi des guerres et des dangers de la guerre) de la fin du XVIIe siècle à nos jours. Voici l'entretien que j'ai réalisé avec lui dans un passé pas si lointain et qui pourtant peut peut-être nous faire comprendre bien des choses sur les conflits armés de notre présent. Je la reproduis ici dans son intégralité en espérant qu'au-delà de la diversité des opinions, elle pourra enrichir le débat actuel d'un contenu nouveau

Entretien avec Domenico Losurdo

Alessandroni - Commençons par un lien immédiat : le thème central de votre nouveau livre (D. Losurdo, Un monde sans guerre. L’idée de paix des promesses du passé aux tragédies du présent, Carocci, Rome) ne peut qu’évoquer, pour les lecteurs qui ont un peu suivi votre parcours intellectuel, un autre thème auquel vous avez consacré de l’attention au cours de vos études : celui de la non-violence (cf. La non-violenza. Una storia fuori dal mito, Laterza, Roma-Bari 2010). Existe-t-il un fil conducteur entre ces thèmes et entre ces deux études ?

Losurdo - Le livre sur la non-violence aboutit à un résultat très surprenant pour le lecteur ordinaire. Au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale, Gandhi s’est proposé comme "recruteur en chef" de troupes indiennes pour l’armée britannique et a lancé un appel à la mobilisation totale : l’Inde devait être prête à "offrir tous ses fils capables en sacrifice pour l’Empire en cette heure critique" ; "nous devons donner pour la défense de l’Empire tous les hommes dont nous disposons". Lénine, quant à lui, exprime son horreur devant le carnage qui fait rage, appelle à y mettre fin et promeut la révolution au nom de la paix également. Cette paix devait inclure les peuples coloniaux, qui étaient pillés comme des esclaves par les grandes puissances impérialistes et contraints de se battre et de mourir à des milliers de kilomètres de leur terre pour une cause qui n’était certainement pas la leur. En ce sens, le livre sur la non-violence a jeté les bases du livre d’aujourd’hui sur la paix et la guerre.

Alessandroni - Dans ton livre, tu présentes, en relation avec le thème de la paix, une image de l’histoire plus complexe et plus enchevêtrée que celle que le manichéisme de la logique binaire tend habituellement à offrir : le chemin de l’humanité, plutôt que par des affrontements entre idéaux de paix et idéaux de guerre, semble être marqué, surtout après l’avènement de l’ère moderne, par des conflits entre différents idéaux de paix. Peux-tu nous donner une illustration concrète de ce type de dialectique ?

Losurdo - Quelques décennies avant la Révolution française, c’est l’abbé de Saint-Pierre qui parle de "paix perpétuelle", mais il entend que cet idéal ne s’applique qu’aux pouvoirs civils et chrétiens d’Europe. Celles-ci sont appelées à se réconcilier et à s’allier pour mieux affronter les "Turcs", les "corsaires d’Afrique" et les "Tartares" ; en luttant contre les barbares, elles peuvent même trouver "l’occasion de cultiver le génie et les talents militaires". Remontons deux siècles plus tard. En 1907, le prix Nobel de la paix est décerné à Ernesto Teodoro Moneta (le seul Italien à recevoir une telle distinction) qui, quatre ans plus tard, n’a aucun mal à soutenir la guerre de l’Italie contre la Libye, transfigurée, malgré les massacres coloniaux habituels, en intervention civilisatrice et en opération de police internationale salutaire. En outre, en affirmant sa cohérence de "pacifiste", Moneta a eu le mérite de s’exprimer clairement : ce qui compte, c’est la paix entre les "nations civilisées", qui déchargent légitimement "leurs énergies exubérantes sur le continent africain", et ce "dans l’intérêt même de la paix européenne (et occidentale)". Voici la première distinction à faire : il s’agit de savoir si l’idéal de la paix perpétuelle est décliné de manière universaliste. S’il ne l’est pas, il peut devenir une idéologie mortifère de la guerre : dans les États-Unis de la seconde moitié du XIXe siècle, les chantres de la Destinée Manifeste et de l’expansionnisme colonial dans le Far West se sentaient légitimés à décimer ou à anéantir les indigènes, considérés comme des races incurablement belliqueuses qui s’opposaient à la paix perpétuelle. Il ne s’agit pas d’un chapitre lointain de l’histoire sans rapport avec le présent : aujourd’hui encore, les infâmes guerres coloniales ou néocoloniales qui ont détruit des pays entiers au Moyen-Orient, causé des centaines de milliers de morts et des millions de réfugiés sont présentées comme des opérations de "maintien de la paix" ou de "maintien de l’ordre international" ! Mais pour se faire une idée de ce dont il s’agit, voyons comment un philosophe de renommée internationale (Todorov) a décrit le changement de régime imposé en Libye en 2011 : "Nous savons aujourd’hui que la guerre a fait au moins 30 000 morts, contre les 300 victimes de la répression initiale" imputée au régime que les bouchers de l’OTAN s’acharnaient à renverser. Une brillante opération de "maintien de la paix" !

Alessandroni - Très souvent, Hegel, en tant que théoricien du conflit, est accusé de promouvoir une justification de la guerre. Or, dans ton livre, tu poses sa pensée comme une contribution philosophique à la réalisation de la paix, bien plus importante que celle de Fichte et même que celle de Kant lui-même (dont on peut dire qu’il constitue une sorte de précurseur du droit international). Si habituellement le passage Kant-Fichte-Hegel est présenté comme un éloignement de l’idée de paix, dans ton livre ce passage coïncide avec un développement de ce concept. Peux-tu clarifier ce point ?

Losurdo - Au-delà de Hegel, il ne faut pas perdre de vue les autres figures centrales de la philosophie classique allemande. Dans le sillage de sa lutte contre l’occupation semi-coloniale imposée par Napoléon à l’Allemagne et à l’Europe, Fichte a développé une théorie de la révolution nationale qui est en même temps une révolution sociale. Par l’intermédiaire de Lénine, grand admirateur du soulèvement antinapoléonien, cette théorie joue un rôle central dans les révolutions anticoloniales du XXe siècle. Si l’on voulait actualiser la leçon du regretté Fichte, il faudrait promouvoir un mouvement de protestation et de révolte contre les bases militaires que les États-Unis et l’OTAN ont installées en Europe et qui menacent d’impliquer ruineusement l’Europe dans une guerre souverainement décidée par Washington. C’est Brzezinski lui-même, ancien membre de l’administration Carter et toujours influent stratège américain, qui parle des prétendus alliés des États-Unis comme de "vassaux". Ceux-ci - pourrions-nous ajouter - sont contraints de fournir des ressources financières et de la chair à canon pour les guerres de l’empire américain, tout comme les États allemands ont été contraints de le faire pour les guerres de l’empire napoléonien.

Quant à Kant, la "paix perpétuelle" qu’il invoque n’a pas seulement une dimension universaliste, elle implique aussi la condamnation de l’esclavage des Noirs, aboli par les courants les plus radicaux de la Révolution française, mais florissant dans l’Empire britannique libéral (et dans la république nord-américaine elle-même née d’une côte de cet Empire). Ajoutons que la "paix perpétuelle" souhaitée par Kant suppose un rapport d’égalité entre les différents États et n’a rien à voir avec une domination planétaire imposée par un État ou un groupe d’États, rien à voir avec la "monarchie universelle", synonyme aux yeux du philosophe allemand de "despotisme sans âme". William Pitt, premier ministre de l’Angleterre libérale qui, au nom de la liberté, prétend renverser le gouvernement révolutionnaire français, est qualifié par Kant d’"ennemi du genre humain". Nous sommes en présence d’une sorte de dénonciation ante litteram de la politique de changement de régime mise en œuvre à notre époque par Washington (souvent avec la complicité subordonnée de Bruxelles). Certes, Kant a été maintes fois invoqué par l’Occident au cours de ses "opérations de police internationale" ; mais aux apologistes de la "monarchie universelle" et du changement de régime, nous pouvons répondre : "Pas touche à Kant ! À ceux qui, au nom de prétendues valeurs universelles, prétendent dicter la loi au monde entier, le grand philosophe de la paix objecte par avance : "la nature sépare sagement les peuples" ; la "diversité des langues et des religions" y pourvoit ; la tentative d’unifier le monde sous le signe du despotisme international se heurte donc à la résistance des peuples et aboutit à une "anarchie" sanglante.

Il n’est que juste de souligner l’importance toute particulière de Hegel. Peu ont réfléchi au fait que le bilan critique qu’il dresse de l’idéal de "paix perpétuelle" est une critique sévère des guerres menées au nom de cet idéal ! Comme le dit Engels, la paix perpétuelle promise par la Révolution française se transforme avec Napoléon en une guerre de conquête ininterrompue. C’est à cette même conclusion que parvient Hegel. Avec la défaite de Napoléon et l’avènement de la Restauration, la Sainte-Alliance mène ses expéditions punitives et ses guerres en brandissant elle-même l’étendard de la "paix perpétuelle" ; et là encore, la critique de Hegel est juste et piquante : vouloir assurer la "paix perpétuelle" en exportant par la force les armes de tel ou tel régime politique, c’est rendre la guerre non seulement perpétuelle, mais aussi totale.

Alessandroni - Quelle est la relation entre les idéaux révolutionnaires et pacifistes ? Sont-ils compatibles ?

Losurdo - L’idée universaliste de la paix perpétuelle a émergé et est devenue une aspiration et un mouvement de masse au moment de la Révolution française et, avec une force particulière, avec le déclenchement de la Révolution d’Octobre. Ces deux révolutions ont respectivement abouti à promouvoir ou à promouvoir consciemment et organisationnellement la lutte contre le système colonial (et les préjugés raciaux qui y sont associés). La révolution de 1789 s’est traduite à Saint-Domingue-Haïti par le grand soulèvement des esclaves noirs dirigé par Toussaint Louverture. En 1917, immédiatement après la révolution d’octobre, Lénine a lancé un appel aux "esclaves des colonies" pour qu’ils brisent leurs chaînes. L’universalisme remettait radicalement en cause, d’une part, l’asservissement colonial et l’esclavage ou le semi-esclavage colonial et, d’autre part, l’idée que les "races supérieures" étaient destinées à dominer les "races inférieures" et que les peuples de culture supérieure devaient dicter leur loi à ceux de culture inférieure. C’est dans ce contexte politico-idéologique que l’idée universaliste d’un monde sans guerre peut inspirer un mouvement de masse. Cependant, l’expérience historique a montré combien il est difficile de réaliser cette idée dans la pratique.

Alessandroni - Pour retracer un autre comparatisme au sein de ta recherche, comment concilies-tu le concept de " paix " avec celui de " lutte des classes " (cf. D. Losurdo, La lotta di classe. Una storia politica e filosofica ; Laterza, Roma-Bari 2013) ?

Losurdo - Dans les colonies, où tout un peuple est soumis, privé de ses terres, déporté et souvent décimé, la " question sociale " se présente comme une " question nationale " (c’est-à-dire que la lutte des classes tend à prendre forme en même temps que la lutte nationale). Le constat est celui de Marx, qui observe par ailleurs : "L’hypocrisie profonde, la barbarie intrinsèque de la civilisation bourgeoise se dressent devant nous sans voile, dès que des grandes métropoles, où elles prennent des formes respectables, nous tournons les yeux vers les colonies, où elles se promènent nues", comme en témoigne notamment le recours à des pratiques génocidaires à l’encontre des indigènes. La lutte des "esclaves des colonies" est une grande lutte de classe et en même temps une lutte pour la paix (et contre les formes les plus brutales de guerre et de violence).

Alessandroni : Dans les pages de ton livre, la leçon hégélienne semble être à l’œuvre en profondeur, notamment à travers les concepts de "particulier abstrait" et d’"universel abstrait" qui, précisément en raison de leur abstraction, c’est-à-dire de la non-reconnaissance de l’altérité, se renversent chacun en leur propre contraire. Des emblèmes de la seconde de ces deux catégories apparaissent dans ce que tu appelles l’"Empire britannique" et l’"Empire américain". Peux-tu nous donner quelques explications ?

Losurdo - On parle beaucoup aujourd’hui d’universalisme et de relativisme. Cependant, il faut tenir compte d’une troisième position : "l’empirisme absolu" qui, selon Hegel, se manifeste lorsque le chrisme de l’universalité est conféré même à un détail très controversé ou totalement inacceptable. Aujourd’hui, il est facile de rencontrer l’expression "intérêts et valeurs américains" ou "intérêts et valeurs occidentaux" ; et il est tout aussi facile de rencontrer la thèse selon laquelle les valeurs occidentales et américaines sont en même temps universelles. De cette manière, les intérêts impériaux deviennent eux-mêmes l’expression de valeurs universelles incontestables. Il s’agit là d’un empirisme absolu tout à fait explicite. Lorsqu’un pays particulier prétend ensuite être "la nation choisie par Dieu", l’empirisme absolu se manifeste sous sa forme la plus grossière et la plus vulgaire. Et c’est, comme le dit Hegel, "une déformation et une fraude" ; c’est une attitude inacceptable non seulement sur le plan logique et "scientifique", mais aussi sur le plan "éthique".

Cependant, il faut garder à l’esprit que dans l’empirisme absolu, un enthousiasme révolutionnaire irréfléchi et plutôt naïf peut également se manifester, qui exige l’exportation de la révolution, en ignorant les particularités, les sensibilités et les intérêts de chaque nation. Selon Hegel, l’universel n’est authentique que dans la mesure où il peut embrasser le particulier. C’est, aux yeux de Lénine, une "excellente formule" !

Alessandroni - Il est clair que votre reconstruction historique et philosophique n’obéit pas à un intérêt purement érudit, mais s’attaque à certains problèmes centraux de notre époque. Le livre montre comment une guerre psychologique menée par les États-Unis contre la Russie et la Chine est actuellement en cours. Une guerre qui, on peut le dire, a déjà déversé en Occident une vague de russophobie et de sinophobie qui peut prendre les formes les plus variées. À cela s’ajoute une guerre économique, elle aussi déjà en cours. Mais la crainte la plus forte est que ces œuvres de déstabilisation, déjà en elles-mêmes lourdes de conséquences dramatiques sur la vie collective, préparent déjà l’éventualité d’un anéantissement militaire. Peux-tu nous dire quels sont les risques réels de ce dernier ?

Losurdo - Donnons la parole à un analyste qui fait autorité et qui n’est pas suspecté de sympathies communistes. Sergio Romano (1) a attiré l’attention à plusieurs reprises sur le fait que les Etats-Unis aspirent depuis longtemps à se garantir "la possibilité d’une première frappe [nucléaire] en toute impunité". C’est cette aspiration qui explique la dénonciation par le président Bush Jr., le 13 juin 2002, du traité conclu trente ans plus tôt. C’était "peut-être l’accord le plus important de la guerre froide", celui par lequel les Etats-Unis et l’URSS s’engageaient à limiter fortement la construction de bases antimissiles, renonçant ainsi à poursuivre l’objectif de l’invulnérabilité nucléaire et donc de la domination planétaire qu’une telle invulnérabilité devait garantir. Le pays qui se prétend "nation choisie par Dieu", seule "nation indispensable" et entourée de l’aura de "l’exceptionnalisme", voudrait s’assurer un monopole de fait des armes de destruction massive et donc une sorte de pouvoir de vie et de mort sur le reste de la population mondiale. Cela n’augure rien de bon.

Alessandroni - Dans "La Lettura" du Corriere della Sera (03/07/2016), Antonio Carioti semble réhabiliter implicitement une logique argumentative chère à Ernst Nolte, quoique actualisée : l’Occident et les États-Unis ont commis des crimes atroces, mais il s’agit de conjonctures, d’effets collatéraux qui peuvent être supportés afin d’éviter ce qui constitue la plus grande menace pour la paix : le dépassement du système capitaliste. Celui-ci, s’il se produisait, transformerait en effet la planète en un amas de "fourmilières" ou de "cimetières". Oui, les guerres de Wilson ou de Bush Jr. seraient bien peu de choses face à l’impitoyabilité de Lénine ou de Mao, champions, avec le socialisme, non pas de l’idéal de paix, mais de l’intolérance et de la violence de classe. Que répondez-vous à ces accusations ? Le système capitaliste reste-t-il encore, comme il Corriere veut le faire croire, le plus pacifiste, le moins violent, des systèmes réellement possibles ?

Losurdo - En faisant le bilan des deux derniers siècles d’histoire, l’idéologie dominante, assumée par Carioti comme un dogme incontestable, fait abstraction des colonies. Mais si l’on dépasse cette abstraction arbitraire et falsificatrice, le tableau change radicalement. Au milieu du XIXe siècle, à propos de l’Irlande, colonie de la Grande-Bretagne, Beaumont, compagnon de Tocqueville lors de son voyage en Amérique, parle d’"une oppression religieuse qui dépasse toute imagination" ; l’angoisse, l’humiliation et la souffrance imposées par le "tyran" anglais à ce "peuple esclave" montrent que "dans les institutions humaines, il y a un degré d’égoïsme et de folie dont il est impossible de définir les limites". À la même époque, Herbert Spencer, philosophe libéral et néolibéral, décrit le déroulement de l’expansionnisme colonial (mené principalement par des pays de tradition libérale établie) : l’expropriation des vaincus est suivie de leur "extermination" : les "Indiens d’Amérique du Nord" et les "indigènes d’Australie" ne sont pas les seuls à souffrir. Des pratiques génocidaires sont utilisées dans tous les coins de l’empire colonial britannique : en Inde, "des régiments entiers sont mis à mort", coupables d’avoir "osé désobéir aux ordres tyranniques de leurs oppresseurs". Une cinquantaine d’années plus tard, Spencer se sent obligé de rappeler que "nous sommes entrés dans une ère de cannibalisme social où les nations les plus fortes dévorent les plus faibles" et qu’il faut reconnaître que "les sauvages blancs d’Europe sont bien plus nombreux que les sauvages de couleur partout dans le monde". L’expansionnisme colonial stimule une compétition qui aboutit au carnage de la Première Guerre mondiale : selon l’historien américain Fritz Stern, c’est "la première calamité du XXe siècle, la calamité d’où découlent toutes les autres". Oui, Hitler cherche à imiter la Grande-Bretagne et les États-Unis : il veut créer les "Indes allemandes" en Europe de l’Est ou y promouvoir une expansion coloniale semblable à celle qui s’est produite dans le Far West de la république nord-américaine. L’Empire du Soleil Levant se comporte de la même manière : pourquoi le Japon se verrait-il refuser le droit à l’expansionnisme colonial et impérial dont la Grande-Bretagne fait si souvent usage ? Seul un aveuglement idéologique et manichéen peut nier le mérite historique acquis par le mouvement communiste dans la contestation du système colonialiste mondial.

Malheureusement, la lutte entre le colonialisme et le néocolonialisme d’une part et l’anticolonialisme d’autre part est loin d’être terminée. Aujourd’hui, notamment au Moyen-Orient, les guerres déclenchées par Washington et Bruxelles, et dont le caractère néocolonial est plus d’une fois reconnu et souligné par la presse occidentale elle-même, provoquent désastre sur désastre. Au lieu de prendre acte de cette réalité, Carioti crie au scandale parce que je parle "avec bienveillance" de "la Syrie sous le régime de la famille Assad, décrite comme une "oasis de paix et de liberté religieuse"". Le journalisme brillant n’a ni le temps ni le goût de la précision philologique. Sinon, Carioti aurait compris que c’est un article de l’International Herald Tribune des 30-31 juillet 2011, p. 4 (Tim Arango, “ Despite upheaval, Syria beckons to Iraqis ”) qui suscite son indignation. Il convient d’en citer quelques passages.

"En Irak, la Syrie représente toujours une sorte d’oasis. Les Irakiens ont commencé à s’y réfugier pour échapper à la guerre menée par les États-Unis et au bain de sang de la violence sectaire qui s’en est suivi. Au cours de la guerre, la Syrie a accueilli quelque 300 000 réfugiés irakiens, soit plus que n’importe quel autre pays de la région (selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés). Aujourd’hui, bien que la Syrie soit confrontée à ses propres troubles, peu d’Irakiens rentrent chez eux. En fait, les Irakiens sont beaucoup plus nombreux à partir en Syrie qu’à rentrer chez eux."

Aujourd’hui, la situation a radicalement changé. Mais qui est responsable de la catastrophe que tout le monde peut constater ? Une chose est sûre. Comme le montre mon livre, les néoconservateurs américains planifiaient déjà explicitement et publiquement un changement de régime à Damas en 2003. D’autre part, Sergio Romano a également observé : depuis un certain temps déjà, la Syrie avait été incluse par les néoconservateurs dans la liste des pays "considérés comme un obstacle à la "normalisation"" du Moyen-Orient ; "selon les néoconservateurs, si les États-Unis avaient réussi à provoquer un changement de régime à Bagdad, Damas et Téhéran, la région, désormais soumise à l’hégémonie conjointe des États-Unis et d’Israël, aurait enfin été "pacifiée"". Mais les gardiens de l’orthodoxie atlantique crient aussi au scandale face à des thèses que l’on peut lire dans l’"International Herald Tribune" ou qui sont exprimées par des chroniqueurs autorisés du "Corriere della Sera" (journal auquel Carioti collabore également).

Alessandroni - Aujourd’hui, nous avons assisté à la remise des prix Nobel de la paix au président américain Barack Obama et au dissident chinois Liu Xiaobo. L’administration du premier s’est caractérisée par le déclenchement de la guerre contre la Libye, le soutien apporté à Israël lors des opérations militaires "Plomb fondu" et "Marge de protection", le soutien économique et militaire au terrorisme islamiste en Syrie contre le gouvernement Assad, le soutien aux tentatives de coup d’État militaire au Venezuela et le soutien au coup d’État de Majdan en Ukraine, qui a été mené avec une importance considérable des formations pro-nazies telles que Svoboda et Pravy Sektor. Ces dernières ont explicitement soutenu et exalté le colonialisme occidental contre la Chine. Peut-on dire que l’idée de "paix" a connu une évolution inquiétante au cours des dernières décennies ? Quelles en sont les raisons historiques ?

Losurdo - Comme je l’ai expliqué précédemment, pendant longtemps, l’idée d’un monde sans guerres, l’idée d’une "paix perpétuelle" a été déclinée avec un regard exclusivement occidental. Certes, cette tradition a été radicalement remise en cause par la Révolution d’Octobre, mais après le triomphe de l’Occident et de son chef de file dans la guerre froide, à Washington, à Bruxelles et dans d’autres capitales, nombreux sont ceux qui se sont laissés aller à l’illusion d’un retour au bon vieux temps. Ainsi, le retour à la grandeur des guerres coloniales ou néocoloniales est allé de pair avec l’attribution du prix Nobel de la paix aux protagonistes et idéologues des guerres coloniales et néocoloniales. Outre Obama, Liu Xiaobo (qui, regrettant la "courte" durée de la domination coloniale en Chine, célèbre en fait les guerres de l’opium) et l’Union européenne (les guerres du Vietnam, d’Algérie, de Yougoslavie... sont oubliées ou réduites à l’état de futilités) ont été récompensés.

Alessandroni - Que diriez-vous à un esprit pacifiste aujourd’hui ? Comment prévenir les guerres ? Et quelles sont les dynamiques concrètes à activer, dans notre présent, pour que l’idéal de la paix perpétuelle ne reste pas une vague utopie ?

Losurdo - La première tâche de ceux qui veulent vraiment lutter contre les dangers de la guerre est de se libérer des mythologies dominantes. En l’an 2000, un livre écrit par Michael Hardt et Negri (Empire) et immédiatement couronné d’un succès mondial assurait que, grâce à la mondialisation établie à tous les niveaux, la "paix perpétuelle et universelle" était en train de s’instaurer, ou plutôt avait déjà été instaurée. La catégorie léniniste de l’impérialisme était complètement dépassée : "il faut rappeler qu’à la base du développement et de l’expansion de l’Empire, il y a l’idée de paix". Chacun peut mesurer l’énorme préjudice que la diffusion d’une telle mythologie a causé au mouvement pacifiste, maintenant que le danger d’une guerre à grande échelle est de nouveau à l’ordre du jour.

Pourtant, il ne suffit pas de prendre conscience de la dangerosité croissante de la situation mondiale. En son temps, Hegel a précisé qu’une action révolutionnaire est telle si elle est une "négation déterminée". À son tour, Lénine insiste sur la nécessité d’une "analyse concrète de la situation concrète". Nous devons comprendre les caractéristiques particulières du monde dans lequel nous vivons. Plutôt que de raisonner par analogie avec le passé, il faut garder à l’esprit et ne jamais perdre de vue la nouveauté de la situation actuelle.

À la veille de la Première et de la Seconde Guerres mondiales, il y avait deux coalitions militaires opposées ; aujourd’hui, il n’y a pratiquement qu’une seule coalition militaire gigantesque (l’OTAN), qui ne cesse de s’étendre et qui reste sous le contrôle strict des États-Unis. À la veille de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, les grands pays capitalistes s’accusaient mutuellement de déclencher la course aux armements ; aujourd’hui, en revanche, les États-Unis reprochent à leurs alliés de ne pas consacrer davantage de ressources au budget militaire, de ne pas accélérer suffisamment la politique de réarmement. Il est clair que la guerre qui préoccupe Washington n’est pas celle contre l’Allemagne, la France ou l’Italie, mais celle contre la Chine (pays issu de la plus grande révolution anticoloniale et dirigé par un parti communiste expérimenté) et/ou la Russie (qui avec Poutine a eu le tort, du point de vue de la Maison Blanche, de se débarrasser de la tutelle néocoloniale à laquelle Eltsine s’était plié ou adapté). Et cette guerre à grande échelle, qui pourrait même franchir le seuil nucléaire, les Etats-Unis espèrent la mener avec la participation subordonnée, à leurs côtés et sous leur commandement, de l’Allemagne, de la France, de l’Italie et des autres pays de l’OTAN. C’est contre ce danger concret de guerre que nous sommes appelés à lutter.

(1) ancien ambassadeur d’Italie auprès de l’Union soviétique et de la Russie

6 juillet 2016

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