On ne peut qu’être frappé de l’omniprésence des références historiques par ceux qui essaient de penser et d’agir dans la circonstance actuelle, celle du confinement et du déconfinement, et de tout ce qu’elle révèle de l’état du monde.
Obscurément ou consciemment, tout le monde sent bien que nous en sommes arrivés à une fin de cycle, où toutes les solutions actuellement en place pour assurer notre existence collective ont épuisé leurs vertus tandis que leurs négativités s’accumulent.
La crise sanitaire cristallise la conscience du moment historique
La survenue d’une épidémie imposant un confinement des populations nous apparaissait jusqu’à peu comme un fait du passé. La mémoire collective se souvient de la grippe espagnole, dans le sillage de la première guerre mondiale, mais les grippes asiatiques de 1957-1958 (dont on ne sait pas si elles ont occasionné 11 000 ou 100 000 morts !) et celle de Hong-Kong, entre 1968 et 1970, (30 000 morts), ont été totalement oubliées. Aucune n’avait entraîné un confinement, mais la grippe dite de Hong-Kong avait désorganisé l’économie du fait des arrêts-maladie. Elle fut vécue comme un évènement passager, même si 36% de la population aurait été contaminée selon les estimations.
Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette appréciation différenciée d’épidémies comparables. L’augmentation de l’espérance de vie, la possibilité d’accéder à des soins plus efficaces a fait reculer le sentiment de fatalité face aux décès pour maladie, notamment pour le « troisième âge ». Mais surtout, la constitution de chacun de ces épisodes sanitaires en évènement dépend du contexte qui lui donne son retentissement particulier. Dans le contexte des années cinquante, les morts de la grippe asiatique pèsent peu au regard des ravages dus à la Deuxième Guerre mondiale, toujours bien présents dans les mémoires ; la reconstruction du pays et l’espoir en l’avenir imprègnent la sensibilité collective. Concernant la grippe dite de Hong-Kong, le pays n’est pas encore sorti des « trente glorieuses » ; l’époque est toujours à l’optimisme, et la foi dans le progrès, la science et les avancées de la médecine, contribue à faire passer l’épidémie par pertes et profits de la mémoire collective. Ce sont d’autres évènements qui sont mis en scène par les médias et qui retiennent l’attention de l’opinion publique.
Mais après plusieurs décennies de néolibéralisme et de décalages entre les discours officiels et médiatiques, de sensibilisation aux menaces écologiques, la réception de cette nouvelle pandémie est tout autre, et ce d’autant plus que tous ces « décalages » se sont exacerbés.
Une opinion publique plus exigeante, et mieux informée aussi, prend conscience du rapport entre mondialisation et épidémie, entre une exploitation toujours accrue des ressources naturelles et la transmission à l’homme des germes portés par les animaux. Elle constate la dépendance induite par une division internationale du travail poussée à l’extrême, des ravages du “juste à temps” et de l’absence de stocks de précaution. Elle suit en direct les scénarios de l’inflexibilité du capitalisme quand elle assiste à la fermeture d’usines susceptibles de fournir les produits dont nous aurions cruellement besoin pour faire face à la maladie. Elle voit que les actionnaires, souvent étrangers, délocalisent sans état d’âme pour produire à moindre coût ailleurs. Elle prend acte que les pouvoirs publics sont aux abonnés absents pour défendre l’intérêt de leur population en matière économique, alors qu’ils disposent d’un arsenal juridique pour le faire. Elle observe qu’au contraire ils s’institueraient plutôt en gardiens vigilants de ces intérêts capitalistes, au détriment de leur peuple. Elle assiste, médusée, à l’impéritie dans tous les domaines, tandis qu’à des degrés divers les citoyens vivent les conséquences de cette crise, soit comme professionnels envoyés au charbon sans la moindre protection, ou à travers le confinement parfois dans des conditions très difficiles, la perte de revenus, qui peut aller jusqu’au manque de nourriture et à la dépendance vis à vis de l’aide alimentaire. Elle ne peut ignorer que le confinement a été prétexte à imposer des amendes, plutôt lourdes pour des budgets modestes, et que la violence policière s’est ressentie dans les quartiers populaires (jusqu’à 12 morts non éclaircies après une rencontre avec les forces de l’ordre).
Elle apprend qu’aucun effort n’est demandé aux plus riches, que les grosses entreprises bénéficient toujours de l’aide de l’Etat, et qu’il leur est juste “recommandé” de lever un peu le pied dans la distribution des dividendes. Elle subit le fait que la crise sanitaire est le prétexte à un état d’exception qui se prolonge et qui préfigure un nouveau recul grave de nos droits et de nos libertés. Elle anticipe qu’elle devra affronter sans soutien les conséquences de la crise et que les ménages devront payer l’effort qui ne sera pas demandé aux multinationales et au système financier....
Alors la crise sanitaire sert de révélateur parce qu’elle porte à son paroxysme des contradictions depuis longtemps présentes. La crise écologique est depuis longtemps inscrite comme une menace à notre horizon : la voici, en guise d’avertissement, sous la forme d’une pandémie. Au fil du temps, les charmes de la mondialisation heureuse, de la modernité triomphante, ont dû côtoyer les ravages de la désindustrialisation et leur cortèges de drames humains, l’attaque contre les services publics qui lèse les citoyens, et ce d’autant plus qu’ils sont modestes. Cette fois-ci, c’est la santé de toute la population qui s’est trouvée menacée par la fermeture d’une usine de masque, la dépendance d’un approvisionnement à l’étranger, toutes les aberrations de la logique capitaliste, son incapacité à répondre aux besoins des populations, à prendre en charge l’avenir de la planète, se sont trouvées exposées sous une lumière crue.
Depuis déjà un certain temps, la montée du néolibéralisme, et la dépossession démocratique qui le rend possible – il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens, disait Jean-Claude Juncker – a suscité la recherche de références pouvant permettre d’ouvrir une riposte pour contrecarrer cette évolution. La notion de « Résistance » a accompagné l’émergence du Front de Gauche, fournit à la fois une référence historique, encore vive dans les mémoires, et un mot d’ordre qui peut fédérer pour l’action d’aujourd’hui. L’austérité a fait renaître au Portugal le souvenir et le modèle de la Révolution des œillets. En Algérie, le Hirak a fait naitre l’envie d’une « nouvelle indépendance » tant les espoirs nés de celle de 1961, trahis, sont à nouveau à l’ordre du jour. Dans ces références, les peuples cherchent, au niveau de l’imaginaire, un point d’appui pour identifier le moment historique qu’ils vivent, y associer le même élan de révolte, et construire un nouveau discours pour agir sur le présent. Nos références, en France, sont la Révolution de 1789 (particulièrement remises à l’ordre du jour par le mouvement des gilets jaunes), et la Libération de 1945, avec le Conseil national de la Résistance et le programme des « Jours heureux ».
Deux facteurs ont particulièrement remis cette référence à l’ordre du jour. Les « jours heureux », c’est la création de la Sécurité sociale, le droit pour tous d’être protégé des accidents de la vie, et en particulier celui de pouvoir se soigner. Or l’ensemble de ces droits est battu en brèche depuis plusieurs décennies, et le Covid-19 a mis en lumière le délabrement de notre système de soins liés à la marchandisation de la santé. D’où l’idée de réaffirmer ce droit de vivre pour tous, que chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. L’autre facteur, c’est le confinement, qui a gelé les possibilités habituelles de manifester (même s’il s’en est créé d’autres) et créé l’aspiration aux « jours d’après », ceux d’une liberté de mouvement retrouvée, mais aussi des jours d’après qui auraient la couleur des « jours heureux ».
Les références historiques sont des biens communs !
Ces références historiques ont un pouvoir mobilisateur et sont donc un enjeu de pouvoir. On ne doit guère s’étonner des tentatives pour se les approprier, les contrôler, orienter les affects suscités vers des solutions déjà construites. L’exemple est donné au plus haut sommet de l’État, avec la tentative de s’approprier l’héritage gaulliste. Dans ce registre, la guerre (contre le terrorisme, le virus, la récession économique...) est légitimée, masquant de ce fait que la guerre véritable est celle contre nos droits et libertés ; la victoire sera remportée par le camp « gaulliste », c’est à dire le camp de l’ordre établi.
Mais les manipulations peuvent venir de tous côtés. Dans ce contexte favorable aux remises en cause, aux désirs de renverser la table qui s’expriment un peu partout, notamment sur les réseaux sociaux, les appels à construire le monde d’après se multiplient. Appels nécessaires certes, mais leur multiplicité donne une impression de concurrence devant des initiatives dont on espérerait plutôt qu’elles cherchent à se rejoindre. Etre à l’origine de tels appels, structurer la participation à cette reconstruction, mettre en forme, en l’orientant plus ou moins discrètement, la synthèse des contributions, est un bon moyen de prendre place dans la recomposition du jeu politique dont tout le monde pressent qu’elle aura lieu tôt ou tard.
A titre d’exemple, interrogeons-nous sur les formes prises par l’initiative qui s’est nommée « Conseil national de la nouvelle Résistance ». La création de cette opération, déjà dotée de son logo, est lancée le 13 mai. A la différence d’autres appels, qui se structurent autour d’un texte, appellent à des largement aussi larges que possibles, et laissent ouverts les processus d’élaboration et de concrétisation des idées lancées dans le débat public, l’opération « CNNR » apparaît plutôt fermée. Le « secrétariat » du « CNNR », composé de personnalités plutôt connues, apparaît seul dans la vidéo de présentation.
Après l’énoncé de constats sur lesquels on ne peut être que d’accord, l’initiative est mise au crédit d’un « nous », dont en fait, on ne sait pas à qui il renvoie : « nous avons suscité la création d’un Conseil national de la Nouvelle Résistance (CNNR)”. Ce conseil est placé “sous la tutelle” de l’Histoire, des luttes sociales et écologiques contemporaines : il vaudrait mieux dire qu’il s’en réclame, cette “tutelle” n’ayant pas de mandataires désignés pour l’exercer. L’objectif est d’offrir “un point de ralliement à toutes celles et ceux, (individus, collectifs, mouvements, partis ou syndicats)” ; le point de ralliement est certes nécessaire... mais il y aurait plutôt pléthore que pénurie de points de ralliement auto-proclamés.
Les membres de ce “Conseil national de la nouvelle résistance” ne sont pas les membres du “secrétariat” qui apparaissent sur la vidéo ; les personnes qui le composent sont dix hommes et dix femmes (qui est à l’origine de cette composition ?) “ont pour légitimité leurs travaux, leur expérience, leur engagement contre les ravages du néolibéralisme” (certes, mais sont-ils les seuls ?). Or le rôle qu’on veut leur faire jouer est un rôle d’autorité : “il s’agit d’énoncer les principes selon lesquels notre société devra désormais être gouvernée et de sommer les responsables politiques de prendre des engagements vis-à-vis d’eux.” Au nom de quoi ces personnes exerceraient-elles un tel magistère ? La liste de ces membres comportent quelques noms connus, d’autres appartenant à des collectifs de lutte (mais ils n’en sont pas les délégués) ; beaucoup n’ont guère de notoriété. Certains sont connus pour être des proches de Benoit Hamon, mais il faudrait mieux connaitre les positions de l’ensemble pour pouvoir se prononcer. Curieusement, l’opération “CNNR” pose d’emblée la légitimité de ces personnes à jouer un rôle de censeurs avant qu’elles énoncent les principes qui les rassemblent ! Quelle conception de la démocratie donne à une poignée de personnes désignées par on ne sait qui une autorité morale surplombant toutes les organisations ? Certes, la démocratie au sein de ces dernières est perfectible, mais c’est à la base, aux citoyens, d’y veiller.
Tout se passe comme si ce “Conseil national de la nouvelle résistance”, mimait son prestigieux prédécesseur, pour justifier la prétention d’autorité morale qu’elle s’arroge. Les résultats de ses travaux ont été dévoilés le 27 mai, journée nationale de la Résistance. Mais faut-il rappeler que le CNR de 1944 avait, lui coordonné effectivement la Résistance pendant les années d’occupation ? Et qu’il était constitué de représentants d’organisations politiques et syndicales. C’est la nécessaire clandestinité qui a imposé la finalisation du texte des Jours Heureux en quelques jours, par un petit groupe de personnes. Actuellement, pour défendre nos libertés, nous avons au contraire besoin d’occuper le plus largement l’espace public et d’y faire retentir nos débats en toute transparence.
Par ailleurs la fin de la guerre créait le contexte favorable qui a permis ces grandes avancées sociales : un patronat affaibli par la collaboration, le besoin de relancer l’économie et de reconstruire le pays, entre autres. Or si s’ancrer dans l’Histoire pour retrouver un élan a du sens, ce serait une profonde erreur de la penser en terme de répétition. Dire que les « Jours Heureux » sont le « véritable horizon d’un projet politique » comporte ce risque. Nous ne sommes pas en 1945, libéré du joug nazi et prêts à nous engager dans un avenir qui paraît ouvert. Nous sommes en pleine guerre sociale et l’offensive contre les classes populaires s’accroît de jour en jour. Nous n’avons pas affaire à un patronat national déconsidéré mais à un capitalisme mondialisé et financiarisé qui a complètement transformé la division internationale du travail et qui exerce son emprise sur les instances politiques. Les références historiques doivent nous remettre en mouvement, elles ne doivent pas nous empêcher de voir le monde actuel avec ses spécificités.
Tout ceci n’empêche pas que des idées et des initiatives intéressantes puissent surgir de cette opération. Mais le « ralliement » ne se décrète pas. Toute tentative pour se poser en seul représentant légitime des mouvements en cours seraient contre-productive. Nous avons tout intérêt à chercher la convergence des points de vue, à dégager toutes les propositions qui nous rassemblent et qui n’ont d’autres propriétaires que le mouvement social susceptible de les porter et de créer le rapport de force.