Bonjour,
Alors, comme ça, vous vous emballez ? Pas la peine de le nier parce que j’en ai la preuve : voici le titre en première page du journal Le Monde (daté du 15 juillet 2004) : « Agression » du RER : comment la République s’est emballée
Bon, je ne vais pas vous raconter cette histoire de mythomane qui s’invente une agression dans les transports en commun parisiens, vous la connaissez tous (l’histoire, pas la mythomane).
J’étais assez content d’apprendre que la République s’était emballée. C’est pas souvent qu’elle remue son popotin cette grosse feignasse de République, avouez le.
Oui, certes, le Monde aurait pu aussi bien titrer "Agression du RER : comment les médias se sont emballés", mais cela s’appelle de l’autocritique, et ça, dans les médias... Ou encore "Agression du RER : comment la classe politique s’est emballée". Pas mal non plus. Mais le fait est que le journal affirme que c’est la République (une et indivisible) qui s’est emballée. Ca veut dire vous, ça veut dire moi, tout le monde et personne à la fois. Mon Dieu, comme c’est commode. Et franchement, ça m’arrange que ce soit la république dans tout son anonymat qui se soit emballée parce que, dans le cas contraire, il aurait fallu citer des noms et désigner des coupables et moi, les noms, j’ai du mal à les retenir. Alors disons que c’est la République et n’en parlons plus.
D’un coup je pense au rapport Butler en Grande Bretagne. Le rapport conclut, en gros, que les services de renseignement britanniques se sont emballés sur la menace Irakienne et que la classe politique britannique s’est un peu emballée sur les rapports des services secrets précités. Et "butler", en anglais, veut dire "majordome". Alors, je vous l’emballe, sir, ou c’est pour consommer de suite ? En bref, le rapport conclut que le "système" s’est emballé. Et franchement, ça m’arrange que ce soit le "système" dans tout son anonymat qui se soit emballé parce que, dans le cas contraire, il aurait fallu citer des noms et désigner des coupables et moi, les noms, j’ai du mal à les retenir. Alors disons que c’est le système et n’en parlons plus.
Il fut un temps où le titre mémorable d’un quotidien du soir dont le nom commence par "le" et finit par "monde" avait titré "nous sommes tous des américains". C’était bien sûr à la suite du 11 septembre, date du grand badaboum. "Tous des américains" ça veut dire vous, ça veut dire moi, tout le monde et personne à la fois. Et franchement, ça m’arrange que nous soyons tous des américains parce que ça m’aurait un peu dérangé d’être un américain tout seul perdu au milieu de la foule. Dans le cas contraire, il aurait fallu citer des noms et désigner des coupables et moi, les noms, j’ai du mal à les retenir. Alors disons que nous avons tous armé, entrainé et financé Ben Laden et n’en parlons plus.
Curieux cette tendance des milieux médiatiques et politiques à collectiviser les choses, vous ne trouvez pas ? Je croyais qu’un des traits fondamentaux de la nouvelle politique "réaliste" était justement la responsabilisation de l’individu. Le collectivisme était un épouvantail à combattre, qui ne produisait que des fruits pourris tout juste bons à jeter dans les poubelles de l’histoire.
Selon eux, l’Etat n’est bon qu’à fournir des marchés aux marchands d’armes, à sauver de la faillite quelques groupes et éviter le chômage à ses dirigeants, n’est-ce pas ? Car, bien sûr, c’est l’individu dans toute sa splendeur qui est à l’origine du "succès". Alors faut pas embêter l’individu avec des lois, des réglementations, des filets sociaux ou je ne sais quoi. Rendez l’individu libre et responsable, par opposition à la masse collectiviste qui étouffe tout ce qu’elle touche. Ok, compris.
Seulement voilà : "ils" ne veulent pas entendre parler de l’Etat, sauf lorsque celui-ci leur doit des indemnités à cause des fluctuations du marché (qui est pourtant censé tout réguler). Et "ils" ne veulent pas entendre parler de la collectivité sauf lorsque celle-ci "leur" permet de camoufler leurs propres responsabilités - qui soudainement s’évaporent dans un anonymat bien commode. Du coup, nous sommes tous ceci ou cela, individuellement innocents et collectivement coupables.
"Socialiser les pertes et privatiser les profits" a toujours été leur credo non déclaré. Observez les à présent nous présenter en douceur leur toute nouvelle arnaque dans un joli emballage : la socialisation de leur culpabilité et la privatisation de l’innocence.
Vous, je ne sais pas, mais moi, c’est sûr, je ne suis pas vraiment emballé.
Viktor Dedaj
"celui qui ne fait pas de cadeaux"
Juillet 2004