2

Les “ idle games ” : simulateurs de petite bourgeoisie

Ces dernières années, dans les catalogues des jeux dématérialisés, et notamment parmi les jeux mobiles, un type de jeu nouveau s’est répandu comme une traînée de poudre : les jeux incrémentaux, ou jeux inactifs, beaucoup plus connus sous leur appellation anglaise, les « idle games ». Un jeu qui promet de ne pas avoir besoin d’être joué... Comment un truc pareil aurait-il pu intéresser qui que ce soit ?

Apparu au début des années 2000 dans les bibliothèques de jeux flash gratuits, puis dans les mini-jeux Facebook, ce style connaît une réelle percée en 2013 avec un jeu qui va créer le standard indépassé du genre : Cookie clicker. On prend ici le rôle d’un entrepreneur qui fabrique des cookies. Première étape : cliquer. On utilise sa force de travail pour fabriquer quelques cookies. Ces cookies vont petit à petit nous permettre d’acheter des cliqueurs automatiques. Puis des grands-mères, qui vont cuisiner les cookies. Puis des usines de cookies, des mines de cookies, des opérations spatiales qui ramènent des cookies, des accélérateurs à neutrons qui produisent des cookies à partir du vide. Face à toute cette production massive et exponentielle de cookies, on arrête bien vite de cliquer.

Alors on a vu çà et là apparaître tout un tas de dérivés esthétiques. Castors minant des émeraudes, villages exploitant les ressources, héros partant tuer des escouades de monstres à la chaîne, ou fabrication à la chaîne de monstres pour vaincre des héros. Alors on calcule son investissement, on choisit ceux qui sont les plus rentables, on part à l’aventure pour trouver davantage de ressources (en cliquant sur un logo de casque de colon... sympa), on évalue la chaîne d’approvisionnement pour qu’elle soit sans cesse sous tension sans être insuffisante, et on fait rapidement deux constats.

Le premier : quand j’arrête de jouer, l’argent rentre tout seul. Pas besoin de cliquer, les usines produisent d’elles-mêmes. Si j’en ai assez d’attendre pour un investissement, je n’ai qu’à laisser les autres travailler. La douleur de ceux qui travaillent ? Aucune alerte ne vient jamais m’en informer. Ce ne sont que des pixels sur mon écran, des millions de pixels qui s’agitent, et qui feraient mieux de continuer. Une grève, ce serait un désastre.

Le deuxième constat : l’expérimentation de la règle qui hante fatidiquement le capitalisme en dépit des économistes néolibéraux qui s’époumonent à nier son existence : la baisse tendancielle du taux de profit. Chaque nouvel investissement est de plus en plus cher pour une rentabilité sans cesse moindre. Il faut toujours attendre plus longtemps pour renflouer davantage les caisses. Alors on est à l’affût du moindre investissement nouveau, de la moindre opportunité, celle qui va nous donner encore un petit coup de pouce.

Puis un jour, on se lève, deux mois après avoir installé Rogue Excavateur, encore un matin, où l’on allume son téléphone avant sa cafetière, parce qu’au bout de neuf heures de veille c’est le bon moment pour investir ses crânes de gobelin dans une nouvelle usine à bûches de Noël, on se retrouve traversé d’un sentiment, celui de la lassitude, qui produit une idée : mais pourquoi je fais ça ?

Pourquoi fait-on ça ? Pourquoi jouons-nous à un jeu qui promet de ne pas être joué, mais auquel on joue quand même à des intervalles définis par les règles du jeu ? Parce que celui-ci se cale sur une résonance particulière de notre esprit, un frisson particulier, c’est le rêve petit bourgeois. Celui de l’entrepreneur, qui monte son entreprise géniale, qui fait des logiciels dans son garage, et petit à petit, d’investissement en investissement, ne devient plus qu’un homme d’affaires, qui peut arrêter de travailler manuellement, et gérer son empire. Alors, en quête d’investissements plus rentables, et afin de ne pas se faire dépouiller par la concurrence, on investit à l’étranger, on poursuit l’exploitation dans d’autres contrées. Et c’est ainsi que le capitalisme devient impérialisme.

C’est ainsi que, dans le marxisme, nous étudions le lien entre l’infrastructure, c’est-à-dire le mode de production économique, ici le capitalisme, et les superstructures, c’est-à-dire les autres phénomènes de la société qui en sont des émanations indirectes et en revêtent ses formes : la justice, la législation, la politique, les arts, la culture, l’école, l’éducation, les loisirs... et les jeux vidéo, qui sont dans leur conception, dans le contexte du capitalisme, les reflets des règles et des valeurs du capitalisme.

Mais Cookie clicker nous mettait en garde. Afin de repousser encore la chute tendancielle du taux de profit, quand les prismes à génération de cookies par la lumière ne sont plus suffisants, une option nouvelle se rend disponible. Vendre grand-mère au diable. Les gains de productivité seront au rendez-vous, mais progressivement, la musique devient sordide, les êtres difformes envahissent l’écran, le monde devient un océan de désolation habité par des créatures hideuses, le ciel rouge plaque sa lumière blafarde sur une terre de ruines, et c’est ainsi que le capitalisme, devenu impérialisme, devient exterminisme, détruit la planète, les animaux, l’humanité, n’en laisse qu’un champ de terres brûlées et dévastées, sacrifiées pour produire toujours plus de cookies.

Il est encore temps d’arrêter la partie.

 http://jrcf.over-blog.org/2024/01/les-idle-games-simulateur-de-petite-bourgeoisie.html
Print Friendly and PDF

COMMENTAIRES  

09/02/2024 09:08 par Tom

Tout n’est pas a jeter dans ces divertissements qui semblent sans but.
Certains montrent bien l’abbération liée au seul objectif de production à outrance d’un bien qui finit par détruire tout sur son passage.
Je me rappelle d’une simulation de production de toute la chaine des fast food qui montre que ce système n’est pas viable sur le long terme.
Il y a aussi l’excellent "Universal Paperclip" que je recommande.

09/02/2024 10:39 par Zéro...

Au sujet de « la chute tendancielle du taux de profit »...

Devant la médiocrité des programmes de notre télévision et l’insupportable propagande larvée pro-Système, pro-OTAN, etc... qu’on y trouve, je me tourne de plus en plus, lorsque je n’ai plus rien d’autre à faire ou ai besoin de me poser, vers des émissions semi-ludiques, complètement divertissantes mais malgré tout révélatrices de certains modes de fonctionnement, situées entre le jeu et le reportage, telles que :

 « Le meilleur forgeron » - on découvre combien la technique de forge est pointue et peut produire de véritables œuvres d’Art !
Seules gênes : l’esprit de compétition, avec cependant un respect mutuel notable qu’on ne voit pas toujours ailleurs, encore et toujours, comme une évidence... qu’il n’est pas !, et le final où un juge transperce avec délectation mannequins à forme humaine ou carcasses d’animaux est assez morbide ; pas de doute, on est aux USA !!

 « Ink Master » - on aime ou pas les tatouages (selon moi, le problème qu’ils peuvent poser se situe dans leur taille trop grande et leur localisation trop apparente... *) mais c’est une activité artistique pas si évidente à maîtriser qui, là aussi, permet de découvrir des merveilles !!
Seuls GROS soucis, les candidats sont irrespectueux entre eux - l’impitoyable compétition à l’américaine... avec, en plus, de l’argent à gagner au bout pour des gens qui doivent en manquer !! - et d’une grossièreté affligeante...

 « Douanes sous haute surveillance » - édifiante et consternante émission sur les inquisitrices douanes australiennes où on découvre qu’un pays classé comme démocratique pratique une politique migratoire ultraréactionnaire, quasi dictatoriale !!
Dans ce pays qui fait tant rêver, TOUT est contrôlé : marchandises transportées, pas seulement les armes, explosifs ou drogues - ce qui se comprend -, mais aussi la nourriture qui occasionne cascades d’amendes et de saisies au prétexte de risquer de mettre en danger l’écosystème australien...
Mais, PIRE, outre le questionnaire serré sur les intentions des voyageurs largement suspectés de venir travailler illégalement en Australie, il est même étudié leurs antécédents judiciaires - puisés où ? On peut se le demander vu la précision des accusations !! - susceptibles de provoquer une expulsion sur le champ, sans appel - décidée sur les impressions de quelques fonctionnaires...
Les antécédents retenus à charge vont de la prison à une amende pour bagarre, conduite en état d’ivresse ou tout délit mineur : en Australie, "avoir payé sa dette à la société " n’est pas de mise !!
Le seul point positif, selon moi, est de s’assurer que les voyageurs aient assez d’argent pour leur séjour dans le pays : bien que ce ne soient probablement pas les intentions des dirigeants australiens, cela garantit que ces gens, s’ils sont démunis, ne vont pas tomber dans le commerce sexuel, le semi-esclavage bien connu des sans-papiers et la vie dans des conditions désastreuses concernant le logement, l’hygiène, les soins et l’alimentation...

 « Australie, la ruée vers l’or », son titre est suffisamment évocateur pour ne pas avoir à expliquer le thème de l’émission !
On y voit des chercheurs d’or équipés de simples détecteurs à de véritables entreprises lourdes équipées de machines complexes, dépensant des tonnes de gasoil chassé de partout - sauf en Australie apparemment ! - comme étant un des responsables du dérèglement climatique et pratiquant pour certains, sans vergogne, la pollueuse récupération de l’or... avec du mercure !!
Sans m’étaler plus sur l’appât du gain - souvent provoqué par des conditions de vie qui semblent difficiles ; les chercheurs parlent souvent de payer les études de leurs enfants, leurs maisons, leurs soins et leurs retraites... -, je passe sur les hideuses cicatrices (parait-il refermées) laissées à la nature par les pelleteuses, bulldozers et autres gros engins !!

L’intérêt de ce petit passage sur mes intérêts télévisuels - dont vous devez tous logiquement n’avoir que faire ! -, que je vous demande de considérer (et vous recommande...) comme une petite évasion (et des études sociologiques intéressantes...) dans ce monde générateur d’angoisses (encore qu’on y replonge, même dans des programmes d’apparence innocents, dans les méfaits de cette société capitaliste...), réside dans le dernier exemple qui rejoint l’entrée en matière de mon commentaire...

On découvre que l’objectif des petits chercheurs d’or amateurs peu outillés est de se professionnaliser et de se lancer dans la recherche industrielle avec du matériel lourd... et très cher, fragile, aux coûts de réparations exorbitants, qui impose de trouver toujours plus d’or, emmène les prospecteurs sans arrêt à la limite de la rentabilité, et nous ramène à « la chute tendancielle du taux de profit » évoquée par cet article...

Le capitalisme se mord la queue et ne peut donc prospérer que dans le "toujours plus" qui entraîne l’appauvrissement des uns - les emprunteurs - pour finalement ne pas faire plus que "sortir la tête de l’eau"... - pour enrichir les autres - les prêteurs, les banques !!
Ah, le fameux taux de croissance de 3%, sorte de seuil de rentabilité minimale... avec des bénéfices conséquents, qui impose en fait de DOUBLER l’activité économique tous les dix ans...
Le Système qui fait mine de prôner la diminution de la consommation ne peut en réalité pas vivre sans son augmentation ; il est donc en danger d’effondrement car les populations ne peuvent pas consommer sans une augmentation du pouvoir d’achat et donc des salaires, ce qui est antinomique avec la quête incessante de profits CROISSANTS et cela se finit toujours de la même façon : une guerre !
J’estime par conséquent que ce qui se passe autour de l’Ukraine et contre la Russie, que certains prennent pour des gesticulations occidentales pour impressionner les dirigeants russes, est annonciateur d’une grande catastrophe humaine...

Je m’interroge simplement sur le poids de la mentalité de l’Homme dans cette logique, qu’il accepte trop facilement à mes yeux : l’Homme n’est-il pas naturellement cupide et individualiste ?

* j’ai un ami qui s’est fait faire un grand tatouage dans le dos et le regrette fortement aujourd’hui, bien qu’il soit invisible lorsqu’il est habillé : à méditer...

(Commentaires désactivés)
 Twitter        
« Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »
© CopyLeft : Diffusion du contenu autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
 Contact |   Faire un don