Ces dernières années, dans les catalogues des jeux dématérialisés, et notamment parmi les jeux mobiles, un type de jeu nouveau s’est répandu comme une traînée de poudre : les jeux incrémentaux, ou jeux inactifs, beaucoup plus connus sous leur appellation anglaise, les « idle games ». Un jeu qui promet de ne pas avoir besoin d’être joué... Comment un truc pareil aurait-il pu intéresser qui que ce soit ?
Apparu au début des années 2000 dans les bibliothèques de jeux flash gratuits, puis dans les mini-jeux Facebook, ce style connaît une réelle percée en 2013 avec un jeu qui va créer le standard indépassé du genre : Cookie clicker. On prend ici le rôle d’un entrepreneur qui fabrique des cookies. Première étape : cliquer. On utilise sa force de travail pour fabriquer quelques cookies. Ces cookies vont petit à petit nous permettre d’acheter des cliqueurs automatiques. Puis des grands-mères, qui vont cuisiner les cookies. Puis des usines de cookies, des mines de cookies, des opérations spatiales qui ramènent des cookies, des accélérateurs à neutrons qui produisent des cookies à partir du vide. Face à toute cette production massive et exponentielle de cookies, on arrête bien vite de cliquer.
Alors on a vu çà et là apparaître tout un tas de dérivés esthétiques. Castors minant des émeraudes, villages exploitant les ressources, héros partant tuer des escouades de monstres à la chaîne, ou fabrication à la chaîne de monstres pour vaincre des héros. Alors on calcule son investissement, on choisit ceux qui sont les plus rentables, on part à l’aventure pour trouver davantage de ressources (en cliquant sur un logo de casque de colon... sympa), on évalue la chaîne d’approvisionnement pour qu’elle soit sans cesse sous tension sans être insuffisante, et on fait rapidement deux constats.
Le premier : quand j’arrête de jouer, l’argent rentre tout seul. Pas besoin de cliquer, les usines produisent d’elles-mêmes. Si j’en ai assez d’attendre pour un investissement, je n’ai qu’à laisser les autres travailler. La douleur de ceux qui travaillent ? Aucune alerte ne vient jamais m’en informer. Ce ne sont que des pixels sur mon écran, des millions de pixels qui s’agitent, et qui feraient mieux de continuer. Une grève, ce serait un désastre.
Le deuxième constat : l’expérimentation de la règle qui hante fatidiquement le capitalisme en dépit des économistes néolibéraux qui s’époumonent à nier son existence : la baisse tendancielle du taux de profit. Chaque nouvel investissement est de plus en plus cher pour une rentabilité sans cesse moindre. Il faut toujours attendre plus longtemps pour renflouer davantage les caisses. Alors on est à l’affût du moindre investissement nouveau, de la moindre opportunité, celle qui va nous donner encore un petit coup de pouce.
Puis un jour, on se lève, deux mois après avoir installé Rogue Excavateur, encore un matin, où l’on allume son téléphone avant sa cafetière, parce qu’au bout de neuf heures de veille c’est le bon moment pour investir ses crânes de gobelin dans une nouvelle usine à bûches de Noël, on se retrouve traversé d’un sentiment, celui de la lassitude, qui produit une idée : mais pourquoi je fais ça ?
Pourquoi fait-on ça ? Pourquoi jouons-nous à un jeu qui promet de ne pas être joué, mais auquel on joue quand même à des intervalles définis par les règles du jeu ? Parce que celui-ci se cale sur une résonance particulière de notre esprit, un frisson particulier, c’est le rêve petit bourgeois. Celui de l’entrepreneur, qui monte son entreprise géniale, qui fait des logiciels dans son garage, et petit à petit, d’investissement en investissement, ne devient plus qu’un homme d’affaires, qui peut arrêter de travailler manuellement, et gérer son empire. Alors, en quête d’investissements plus rentables, et afin de ne pas se faire dépouiller par la concurrence, on investit à l’étranger, on poursuit l’exploitation dans d’autres contrées. Et c’est ainsi que le capitalisme devient impérialisme.
C’est ainsi que, dans le marxisme, nous étudions le lien entre l’infrastructure, c’est-à-dire le mode de production économique, ici le capitalisme, et les superstructures, c’est-à-dire les autres phénomènes de la société qui en sont des émanations indirectes et en revêtent ses formes : la justice, la législation, la politique, les arts, la culture, l’école, l’éducation, les loisirs... et les jeux vidéo, qui sont dans leur conception, dans le contexte du capitalisme, les reflets des règles et des valeurs du capitalisme.
Mais Cookie clicker nous mettait en garde. Afin de repousser encore la chute tendancielle du taux de profit, quand les prismes à génération de cookies par la lumière ne sont plus suffisants, une option nouvelle se rend disponible. Vendre grand-mère au diable. Les gains de productivité seront au rendez-vous, mais progressivement, la musique devient sordide, les êtres difformes envahissent l’écran, le monde devient un océan de désolation habité par des créatures hideuses, le ciel rouge plaque sa lumière blafarde sur une terre de ruines, et c’est ainsi que le capitalisme, devenu impérialisme, devient exterminisme, détruit la planète, les animaux, l’humanité, n’en laisse qu’un champ de terres brûlées et dévastées, sacrifiées pour produire toujours plus de cookies.
Il est encore temps d’arrêter la partie.