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Les "Harragas" ou l’émigration sans visa

La question douloureuse des "Harragas", terme algérien pour désigner l’émigration clandestine, est revenue au premier plan de la scène politique, à la suite des drames survenus ces derniers jours en Méditerranée.

Ce qu’il y a d’étonnant dans les débats actuels sur la question des "Harragas"(*), c’est que l’un des éléments essentiels du drame de cette émigration, un élément qui parait pourtant évident, semble passer inaperçu ou du moins ne pas prendre l’importance qu’il mérite dans les débats : il s’agit du problème des visas.

Il y a "Harragas" lorsqu’il n’y a pas de visas. Cela semble être une lapalissade mais c’est mettre le doigt sur un problème majeur de notre époque. Jamais la mondialisation n’a été aussi grande sur le plan économique et celui des moyens de communication, mais jamais les frontières n’ont été aussi fermées. L’Europe, l’Occident, les pays riches ont leur part de responsabilité dans ce drame. Les accords de l’OMC prévoient la libre circulation des marchandises, des capitaux et des biens. Les êtres humains seraient-ils moins précieux que les marchandises.

Jusqu’aux années 80, les déplacements humains étaient infiniment plus libres. Il fut un temps, à l’époque de la guerre froide, où l’Occident faisait campagne contre "le rideau de fer" dressé, par l’URSS et les pays socialistes de l’Est européen, à la libre circulation de leurs citoyens et où les frontières ouvertes étaient une caractéristique dont s’enorgueillait le "monde libre". Des accords dans ce sens avaient même été signés à Helsinki (en Août 1975) entre les pays occidentaux, l’URSS et les pays d’Europe de l’Est. Voilà qu’aujourd’hui c’est exactement l’inverse et qu’il est fait reproche aux pays en développement de laisser partir leurs ressortissants.

Du mur de Berlin au mur de Trump

Des centaines de milliers de jeunes occidentaux sont attirés par les USA et viennent y tenter l’aventure. Cela ne se transforme pas en drame car ils obtiennent précisément un visa. Plus de 500 000 mille jeunes français ont quitté leur pays pour le Royaume Uni. Mais, nuances du langage, il y a les expatriés et il y a les émigrés.

Si les centaines de milliers de Harragas mexicains ne risquent pas de mourir en mer c’est que les frontières sont terrestres entre les Etats Unis et le Mexique. Bien que ces dernières années, des milices nord américaines se sont constituées qui n’hésitent pas à revendiquer le droit de tirer à vue sur les émigrants clandestins mexicains, et que le drame parfois, là aussi, n’est pas loin. Trente ans après le mur de Berlin, le président Trump veut le restaurer, mais entre les Etats-Unis et le Mexique.

Par contre malgré les efforts connus et reconnus d’un pays comme Cuba pour améliorer les conditions de vie sociales dans l’ile, du point de vue de l’éducation, de la santé etc.., l’émigration vers la Floride n’a jamais cessé et a été l’occasion de bien de drames en mer. A l’ouverture des frontières de la RDA, des masses humaines énormes se sont dirigées vers la RFA. Tout cela montre la généralité des phénomènes d’émigration en même temps que les diversités de situation.

Les drames liés à l’émigration ne sont d’ailleurs pas nouveaux. Dans d’autres contextes historiques, ils étaient liés, non pas évidemment à une question de visas, mais à la précarité des moyens de transport. C’est ainsi que l’émigration massive vers les Etats Unis, à l’époque de la navigation à voile, avant les bateaux à vapeur, s’est traduite par des milliers de morts d’émigrants, dont des femmes et des enfants, traversant l’Atlantique à fond de cale, dans des conditions très dures. Plus loin dans le temps, l’empire romain parlait d’invasion de "barbares". Il est étrange de retrouver, aujourd’hui, à notre époque technologique, mais pour d’autres raisons, la même précarité dans les moyens de transport utilisés par les Harragas, qui traversent la mer dans des barques, et les mêmes thèmes des "barbares" réapparaître dans le vocabulaire d’une certaine opinion publique occidentale. Dans cette résurgence de formes cruelles d’un autre temps, la question des "Harragas" devient révélatrice des relations mondiales actuelles.

Emigration sans visa et avec visa

Pour ce qui est de l’Algèrie, il est étonnant qu’il n’y ait pas d’enquêtes empiriques, basées sur des données factuelles, aussi bien sur le phénomène dit des " Harragas", que sur les causes de l’émigration algérienne en général et ses particularités. Certes des chiffres sont donnés, notamment en ce qui concerne l’exode des compétences, mais concernant les causes, les avis à ces sujets, relèvent en général de points de vue politiques ou idéologiques.

Pour les uns, les partis et les medias d’opposition en particulier, c’est le pouvoir qui fait "fuir les jeunes du pays". Ils lui renvoient la responsabilité entière du phénomène des "Harragas", et de l’émigration en général. Pour d’autres au contraire, le phénomène est à rattacher à l’esprit d’aventure particulier aux jeunes, à l’inconscience, aux illusions sur la vie en occident catalysées par la télévision et les nouveaux moyens de communication. Sur un plateau de télévision, un invité présenté comme sociologue expliquait que les jeunes quittaient le pays car "dégoutés de voir des gens s’y enrichir sans effort par la corruption et le favoritisme". Une autre, sociologue elle aussi, insistait sur le facteur religieux et l’importance de l’éducation pour empêcher les jeunes de céder aux sirènes occidentales. Bref, chacun y va, en l’absence de données factuelles, d’une explication qui correspond à son orientation politique, idéologique, voire philosophique ou religieuse.

Il est important de connaître les nouvelles tendances et particularités de l’émigration dans le contexte de la mondialisation, ainsi que leur intensité et leur importance respective dans le cas de l’Algèrie : Quelle est la part des raisons économiques "pures", le chômage, la pauvreté ? Quelle est la part des raisons culturelles, politiques, religieuses. Quelle est la part de l’influence des nouvelles technologies dans la vision qu’elles donnent de la vie moderne et les contacts humains qu’elles induisent ? Quelle est la part de l’attraction du mode de vie occidentale, et des nouvelles motivations, comme la qualité de la vie, chez une jeunesse de plus en plus instruite. Il semblerait en effet que cette recherche d’une plus grande qualité de vie touche, à travers la mondialisation des moyens de d’information et de communication, désormais toute la jeunesse indépendamment de sa condition sociale. Quels sont les rapports aujourd’hui entre l’émigration type "exode des compétences" et l’émigration type "Harragas", entre l’émigration avec visa et sans visa. Ces deux types d’émigration ne révèleraient- elles pas de nouvelles discriminations qui ne seraient plus seulement sociales, entre jeunes de couches favorisées et défavorisées, mais qui correspondraient aussi à des différences de "pouvoir de négociation" entre titulaires de formations recherchées sur le marché mondial des compétences, et d’autres moins demandées ? On parle, dans les médias, de "harrags" titulaires de diplômes, de masters. Toutes ces questions méritent d’être explorées sur la base d’enquêtes empiriques.

Il faut, en outre, faire la part des choses, entre les causes locales et les causes extérieures. Comment par exemple ne pas tenir compte, dans les drames actuels de l’émigration clandestine par les mers, de l’intervention étrangère en Libye et ses conséquences sur les pays africains voisins, des guerres menées par les pays dominants en Irak, en Syrie, en Afghanistan.

Tout cela montre qu’il faut se méfier des explications réductrices. En effet, voir sans nuances, dans l’émigration et les "Harragas", l’influence sans limite des politiques menées par les pouvoirs en place n’aide pas à comprendre le phénomène dans toute sa complexité. De telles explications sont réductrices pour une raison simple : tous les pays en voie de développement vivent, à des degrés et des intensités diverses, le problème de l’exode des compétences et de l’émigration. Jusqu’aux pays développés entre eux, par rapport à des pays encore plus développés, même si c’est sous des formes plus "softs. Ce sont en effet les inégalités de développement qui sont la cause profonde des flux migratoires. Elles sont comme des poupées russes qui s’emboitent l’une dans l’autre. L’Algèrie, par exemple, est un pays d’émigration mais elle est aussi un pays d’immigration par rapport à d’autres pays.

Certes les politiques menées par les pouvoirs ont un impact sur le mouvement migratoire, que ce soit positivement par leur réduction ou négativement par leur aggravation. L’Inde par exemple partage avec l’Algèrie un certain nombre de traits : importance du secteur d’Etat avant le passage actuel à l’économie de marché, diffusion de l’instruction et grand nombre de diplômés, influence considérable sur les élites de la culture anglophone, comme en Algèrie de la culture francophone, exode des compétences considérable, notamment massif des médecins vers le Royaume Uni et les USA etc...Mais la situation a commencé à s’améliorer ces deux dernières décennies grâce une politique résolue de l’Etat en direction des diplômés à travers un système de prêts et d’encouragement à la création de petites entreprises. On retrouve des traits similaires en Algérie à travers le système de l’ANSEJ.

Une question instrumentalisée

Les différences de développement entrainent des sentiments de frustration. Ceux ci peuvent jouer un rôle positif en poussant les sociétés et les nations à se dépasser pour se mettre au niveau des nations les plus avancées et à être exigeants envers leurs dirigeants.

Mais ces différences peuvent entrainer aussi un sentiment de dévalorisation, et à une hiérarchisation implicite des nations, entre "nations avancées" et "nations arriérées". C’est la racine des visions sombres, pessimistes, défaitistes qu’on retrouve, à un autre pôle, dans nombre de pays du Tiers monde, notamment dans les pays arabes et dans lesquelles les manipulations ou les interventions étrangères ont trouvé souvent un terreau propice. La tentation, en effet, est souvent grande d’exploiter à des fins politiques partisanes de telles visions.

Le thème de l’émigration ne devrait pas être instrumentalisé ou exploité à des fins politiques partisanes au moins pour deux raisons : la première est qu’elle concerne la quasi-totalité des pays en développement et n’est donc pas particulière à l’Algérie. La deuxième est qu’aucune force politique, une fois arrivée au pouvoir ne pourrait prétendre résoudre le problème à court terme, et peut être même à moyen et long terme.Le pire c’est l’exploitation de la souffrance humaine à des fins politiciennes. Et l’odieux est atteint lorsque le registre émotionnel est utilisé comme dans ces campagnes sur le thème "nos enfants se noient dans la mer et sont "bouffés" par les poissons".

L’approche politicienne, pessimiste et emotionnelle de la question de l’émigration ne contribue pas à voir clair. Bien au contraire, elle contribue à alimenter le sentiment d’impasse dans des couches de la jeunesse et donc à favoriser les comportements à risques.

A une telle approche, et malgré les douleurs et les drames, il faut opposer une approche rationnelle qui permette de comprendre ce qui se passe et qui ouvre, malgré tout, des perspectives. Il s’agit notamment de comprendre l’évolution historique de l’émigration et ses nouvelles données actuelles. Le développement en tant que transformations structurelles et qualitatives économiques et sociales continues et rapides, est un phénomène historique relativement récent, qui s’est déclenché avec la révolution industrielle et le capitalisme, il y a environ deux siècles, d’abord en Angleterre puis dans les pays européens. La question des inégalités de développement exige donc elle aussi une vision historique, un recul, une perception historiques qui permettent de ne sous-estimer ni le chemin parcouru ni celui qui reste à faire pour le développement.

En fait, les pays en développement ont fait des progrès réels si ce n’est par le seul fait de la libération des énergies historiques rendu possible par les luttes de libération nationale. Ces progrès économiques et culturels sont l’un des facteurs principaux des transformations mondiales actuelles. Ils sont aujourd’hui le principal moteur de la croissance économique mondiale et notamment de la révolution de l’enseignement qui s’est développée après les indépendances et se poursuit actuellement et qui a vu le nombre de gens instruits et de diplômés des pays en développement dépasser largement celui des pays occidentaux dés les années 80, phénomène qui influe grandement sur les migrations internationales actuelles.

Prenons le cas de l’Algèrie. En 1962, à l’indépendance, elle avait moins de 10 millions d’habitants. Aujourd’hui elle en a 4 fois plus. En 1962, un pays comme la France, avait 40 millions d’habitants. Si sa population avait augmentée dans les mêmes proportions, la France aurait aujourd’hui 160 millions d’habitants et serait dans une crise inextricable. L’Algérie, par contre, a pu, dans cette période historique, répondre aux principaux impératifs du développement : éducation de la population, sur le plan de la santé une espérance de vie comparable à celle des pays développés (de 76 ans environ), électrification du pays et distribution généralisée du gaz, alimentation en eau, développement des infrastructures etc.. Sur le plan de l’habitat, le nombre d’habitations, tout logement confondu, était en 1962 de 700 000 pour toute l’Algérie. C’est moins que le nombre des habitations aujourd’hui pour la seule ville d’Alger. En 1962, 80 % de ces habitations n’avait pas de système d’évacuation des eaux usées, y compris les villas des colons et des français aisés qui utilisaient des fosses septiques et 90% de la population était analphabète. L’Algèrie n’était pas un pays à reconstruire comme l’étaient les pays européens et le Japon après la 2eme guerre mondiale mais un pays à construire.

Gérer l’émigration de façon civilisée

Tout cela pour dire qu’il y a des pesanteurs historiques venus de la colonisation et du sous développement qui s’imposent à tout pouvoir, quel qu’il soit, au delà des orientations idéologiques, socialistes, capitalistes, libérales, et qui doivent engager à relativiser les choses. Et pour dire aussi, qu’au delà du niveau politique, il y a beaucoup de respect et de reconnaissance à avoir pour les trésors de sacrifices et de dévouements, le plus souvent anonymes, dont a fait preuve la société pour construire un pays à partir de pratiquement rien, affronter les difficultés de développement et atteindre le niveau actuel.

Mais il faut être réaliste. Quel que soit l’efficacité des efforts de développement, il faudra du temps pour que l’Algèrie, comme d’autres pays même émergents, comble la distance qui la sépare des pays développés. Cela veut dire que les facteurs objectifs qui travaillent à reproduire les flux migratoires continueront encore d’exister. Il faut donc s’appuyer aussi sur les facteurs subjectifs : le patriotisme, le nationalisme et les mettre au service du développement de la nation. On sait l’importance qu’ils ont jouée dans l’industrialisation et la modernisation du Japon au 19éme siècle, à l’ère du Meiji. , à travers notamment l’envoi, et le retour au pays, de missions de milliers d’étudiants envoyés vers les pays européens pour leur formation. On sait le rôle qu’ils ont joué aussi en Allemagne dans son unification après la guerre franco-allemande, et dans la résorption de son retard industriel par rapport à la France et l’Angleterre. Aujourd’hui il y a aussi l’exemple de la Chine, du Vietnam, de la Turquie etc.. où le nationalisme, le patriotisme jouent un rôle positif, progressiste, et sont requis au service de l’émergence de la nation.

L’économie n’est pas une science exacte. Elle est politique au sens où elle dépend de facteurs sociaux, de l’unité de la société, de la qualité des élites politiques, économiques, culturelles, etc. Ces facteur subjectifs sont eux aussi une force économique car c’est l’Homme qui est au centre du travail et de la vie économique.

Si l’émigration sans visa ne peut être stoppée dans un avenir prévisible, pourquoi ne pas la gérer de façon civilisée, sans qu’elle devienne une catastrophe humaine, et la considérer, pour ce qu’elle est, comme une forme de régulation des inégalités de développement à l’ère de la mondialisation. L’émigration sans visa, le "Harrag", et les tragédies quotidiennes qui les accompagnent, ont surgi, de façon inattendue, pour faire la critique muette et douloureuse de l’inhumanité des relations internationales actuelles, et dévoiler leur caractère anachronique. Cette situation ne mérite-t-elle un débat mondial, une profonde réforme et une nouvelle vision des rapports et des échanges humains entre nations. La question des visas ne peut plus, aujourd’hui, être traitée de façon classique, traditionnelle, diplomatique, comme simplement une question de souveraineté pour chaque pays, elle dépasse désormais ce cadre, elle devient une question mondiale ; elle pose le problème d’un réaménagement du droit international et l’émergence d’une nouvelle morale dans les rapports internationaux. Plus de 40 ans après, les accords d’Helsinki, sur la libre circulation des hommes et des idées, restent encore à être appliqués.


(*) "Harragas" , expression algérienne. Veut dire littéralement "ceux qui brûlent" (sous-entendu les frontières par la mer ou la terre sans papiers)

N.B -Ce texte a été écrit en février 2018. Il m’a paru utile de le re-publier car il reste, me semble-t-il, d’une brûlante actualité. Il a subi cependant quelques modifications par rapport à la version originale.

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