Faumont,
J’ai écrit en réponse à votre lien un commentaire qui a muté en article, mais dont la publication ici au vu des résultats n’a plus vraiment de sens tel quel. Je le remets donc dans sa forme originelle, c-à-d en commentaire :
À ceux qui résument à l’aide d’arguments qu’on connaît déjà et qui visent à excuser le vote raciste* des classes populaires en le grimant en vote de colère dont les raisons viendraient, on nous l’a assez répété, de la désindustrialisation, du wokisme qui a pris le pas sur la conscience de classe, et surtout de la gauche qui a trahi… Ces arguments sont si récurrents qu’ils en deviennent clichés. En réalité, ils ne servent que comme tentative de masquer une laideur de plus en plus visible.
En 2024, on leur trouvera des défauts.
La désindustrialisation a commencé dans les années 70, soit il y a près de 50 ans. Les ouvriers qui sont aujourd’hui à quelques années de la retraite ont commencé à travailler vers la fin des années 80 et le début des années 90, à un moment où la désindustrialisation, notamment des manufactures textiles du Nord, était actée depuis longtemps. On connaît tous la métaphore de la grenouille dans l’eau chaude : plongez-la dans une eau bouillante, elle s’en échappera aussitôt, plongez-la dans une eau froide et faites progressivement bouillir cette eau, elle y mourra. On peut aussi prendre l’exemple de l’animal sauvage dans un zoo : celui qui est capturé à l’état sauvage et mis dans un zoo ne s’y habituera jamais. Celui qui naît dans un zoo ne connaît pas d’autre état et vit sa condition comme étant la normalité. C’est exactement la même chose dans le monde ouvrier : la perte de la conscience de classe et la désindustrialisation ne se sont pas faites en un claquement de doigts. Les générations d’ouvriers qui se sont succédées ont assimilé et accepté leurs conditions telles qu’elles étaient à un moment t sans les contester ou réfléchir à ce qu’elles étaient dans le passé. Et ainsi de suite. On rappellera que le taux de syndicalisation, condition préalable d’une prise de conscience collective, est tombé à 17% dès les années 50 puis à 10% à partir des années 70 et qu’il s’est stabilisé depuis.
Une des choses que j’ai pu remarquer en tant que « diplômé » et « citadin » (du rural et revenu au rural sur le tard) mais travaillant comme ouvrier, c’est qu’au moment de la réforme des retraites, les jeunes ouvriers étaient les plus difficiles à motiver pour se battre contre ladite réforme et les plus vieux s’en contrecarraient par crainte de déplaire au patron ou parce qu’ils n’étaient pas concernés à quelques années de la retraite. Les autres avaient juste peur, à raison, de perdre quelques deniers sur leur maigre salaire. Les plus jeunes étaient aussi plus prompts à accepter une petite prime de 100 balles qu’à aller battre le pavé pour défendre leur retraite trop lointaine.
La deuxième faille part d’une idée reçue : celle que le vote ouvrier serait par essence un vote de gauche. C’est factuellement faux et démontré depuis longtemps. Moults ouvriers ont toujours voté à droite par conviction. Leur vote s’est juste radicalisé, comme ils disent.
Ensuite, ces motifs, on ne les entend jamais dans la bouche des ouvriers. C’est qu’ils doivent être inconscients… Par contre, ce qu’on entend, quand on sonde un peu l’opinion de nos collègues, c’est exactement ce qui est véhiculé quotidiennement par les canaux médiatiques : Mélenchon, antisémitisme, Hamas, Arabes, islam, immigration. Point barre. Ah si ! Il n’est pas rare non plus d’entendre que le même Mélenchon est aussi l’ami de Poutine… Étrange retournement, n’est-ce pas ? En tout cas, rien sur la désindustrialisation, rien sur l’UE (ou si peu, si ce n’est pour se plaindre de l’arnaque de l’euro et de la flambée des prix), beaucoup conchient même le syndicalisme.
Le vote RN est lisible sur une multitude de plans, certes. Le passé industriel révolu de la France, la mondialisation, l’européisme font partie de ces niveaux de lecture, mais ils sont gazeux et très peu conscientisés. C’est davantage un contexte économique global qui favorise la mise en oeuvre d’un mécontentement sans objet et qui n’explique absolument pas le détournement de celui-ci vers d’habituels boucs-émissaires en lieu et place des vrais responsables : le patronat et la bourgeoisie.
De fait, la lecture la plus évidente de ce vote est bien raciale, et à plus d’un titre : le Nord de la France, sorte de ligne Maginot du racisme, et le Sud-Est, en somme la région PACA, tous deux à forte présence de populations issues de l’immigration, votent de façon écrasante pour le RN. Les uns ont mis leur déclassement sur le dos de l’étranger. En tout cas, ils ont été persuadés depuis longtemps que c’était à cause d’eux. Il ne faut surtout pas hésiter à psychanalyser ce vote : quand on est opprimé et méprisé, il y a un réconfort certain à opprimer et mépriser plus fragile que soi. Les autres, petits-bourgeois et classe moyenne, votent RN par réflexe de préservation de leurs biens et de leurs privilèges, dans une ambiance d’insécurité et par peur du déclassement. Ceux-là, pas la peine de les convaincre, c’est le plus logique des votes RN aujourd’hui, celui qui a suivi Ciotti chez Bardella.
Il y a un troisième axe du vote RN : les zones rurales et agricoles, où il y a pourtant si peu d’étrangers. Ces zones ont globalement toujours voté à droite, parfaits exemples que la France est et a toujours été majoritairement un pays de droite**. Plus attachées à des valeurs traditionnelles, plus croyantes et plus pratiquantes aussi, il est tout à fait naturel qu’elles aient accompagné le glissement vers l’extrême-droite, à la fois au travers de sa normalisation médiatique et de l’angoisse de l’invasion, pire, du Grand Remplacement, de l’islamisation, qui sont des idées constamment distillées par la seule fenêtre qu’ils ont sur le monde extérieur : la télévision.
Comment expliquer que les plus précaires ne votent pas pour un groupe politique qui a dans son programme l’augmentation du SMIC, la sécu à 100%, le retour des services publics de proximité, le refinancement de l’école et de l’hôpital et j’en passe, mesures qui rappellent les grandes conquêtes sociales historiques de la gauche ?
Parce qu’on a empêché que ces engagements tiennent le haut du pavé, qu’on les a substitués au 7 octobre, à l’antisémitisme, à Mélenchon, au fascisme de la nouvelle « extrême-gauche » et à toutes ces inversions sémantiques orwelliennes. Qu’elles sont martelées à chaque minute, chaque heure qui passe sur des canaux qui leur sont entièrement consacrés. Parce qu’on a bien imprimé dans l’esprit de ce public précaire que ce sont des choses impossibles à mettre en oeuvre, les amenant d’une manière tout à fait lunaire à se préoccuper davantage des finances de l’état et de celles des plus riches que des leurs. On repense alors à cette citation de Malcolm X : si l’on est pas vigilant, les médias font haïr les oppressés et aimer les oppresseurs…
Ruffin a très bien compris ça et a construit sa campagne du second tour sur le dos de son ancien allié, abandonnant ainsi l’idée de convaincre pour se consacrer au brossage de ses potentiels électeurs dans le sens de leur haine de Mélenchon, construite par cette même déferlante médiatique. C’est une trahison majeure.
(*) J’ajouterai ceci en mise à jour : ce que j’appelle « vote raciste » implique un vote qui a des motivations racistes sous-jacentes. Ça ne signifie pas nécessairement que la personne soit raciste au quotidien, il conviendrait aussi de faire la différence entre « racisme » et « xénophobie » stricto sensu. Selon moi, seul le militantisme natio implique un véritable racisme voire un suprémacisme blanc.
(**) Autre màj au regard des résultats : l’abstention profite bien à la droite. Quand les quartiers populaires votent, ça profite à la gauche. La stratégie ruffiniste de reconquête électorale du monde ouvrier et pavillonnaire, sans être complètement impossible est beaucoup plus ardue à mettre en place acr il s’agit de tirer ces populations de la droite et de l’extrême-droite vers la gauche.