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Hier, chacun avait un travail, un logement, l’accès à la santé, à l’éducation et à la culture …

Le Traumatisme du peuple Tamoul

La barbarie subie par le peuple Tamoul reste à ce jour tragiquement méconnue. Depuis 1948 le nombre de morts s’élève au moins à 400.000 et les événements de 2009, plus particulièrement intenses en avril et mai, ont fait 80 000 morts, 146 000 disparus, 30 000 handicapés, selon l’ONU. Nous sommes en présence d’un phénomène où les mots de massacre, de meurtre de masse, de génocide culturel restent en deçà des vécus affectifs et émotionnels des populations.

Que dire lorsque l’on entend des paroles témoignant de l’horreur ? « Je nageais dans une mer de cadavres », « 400 000 personnes, hommes, femmes, enfants ont vécu 8 mois dans des bunkers avec une menace mortelle omniprésente », « Comment vivre avec le souvenir d’un membre de la famille ou d’un voisin massacré ? »

Cela nous renvoie à ce qui est appelé en psychiatrie le « syndrome de stress post-traumatique », c’est-à-dire à la question humaine : que se passe-t-il psychologiquement lorsque l’intégrité physique ou psychique de la personne ou de son entourage a été atteinte ou réellement menacée ? J’y suis particulièrement sensibilisé professionnellement, étant responsable d’un centre de psychothérapie qui s’occupe de personnes en exil social et notamment de migrants réfugiés politiques. [1]

La personne atteinte par le traumatisme ne peut s’adapter à la situation : l’horreur à laquelle elle est confrontée fait effraction dans son vécu. La psyché réagit dans ces circonstances au trou qui s’est produit dans la vie par une souffrance grave : un effroi terrible se produit. Désespoir et horreur se mêlent avec un sentiment d’’impossibilité à changer ce qui arrive. Cela a des conséquences dans le temps à distance du traumatisme avec la sensation de revivre ce dernier à travers les cauchemars, les pensées. Il y a une sorte de sentiment d’être en état d’alerte dans la vie sociale de tous les jours et les difficultés à dormir sont fréquentes. Tout ce qui rappelle l’événement traumatique à travers des lieux, des personnes peut entraîner des stratégies d’évitement et donc un facteur supplémentaire de difficulté pour la personne dans sa relation aux autres. Les enfants et les personnes âgées sont souvent plus vulnérables.

La psychothérapie orientée par la psychanalyse peut aider à mettre des mots sur l’horreur subie et à retrouver une dignité, mais l’essentiel est de pouvoir, à travers le récit d’un drame humain, mettre en place des significations qui vont, dans le deuil, donner vie à une valeur humaine élevée. Cela poussera vers l’avenir concret d’accomplir des actions pour lutter contre le sentiment d’être condamné à l’abandon et à la position de devoir subir sans fin. Cela se fait dans le cadre d’un transfert, c’est-à-dire d’un déplacement, d’un mouvement. Dans une psychothérapie, des sentiments sont verbalisés, déplacés, transférés. Il s’agit d’amour, de haine, de refus de savoir. Il s’agit aussi de trouver, retrouver des valeurs données aux mots dans les groupes humains qui ont été touchés, notamment le groupe humain familial, qui est le premier groupe où se crée l’expérience du transfert que j’ai appelé « transfert social » dans le cadre de l’enseignement donné dans notre association TRIP [2]

Cette notion de transfert social est très importante, corrélative du terme de « psychanalyse sociale » que j’ai fondé et mis en pratique. Les sentiments, les mots, les images, les expressions des corps prennent dans la vie sociale la même importance que dans le transfert psychothérapique singulier. Ce transfert concerne l’amour, aimer et vouloir être aimé, fondamentalement. Il concerne aussi la fonction de l’absence, l’absence de réponse venant des autres, l’absence de l’être aimé. Freud a saisi la symbolisation de l’absence de la mère pour l’enfant : l’enfant joue lorsque la mère s’absente à faire apparaître et disparaître un objet. Dans le deuil qui frappe le peuple Tamoul s’entend ainsi la fonction des cénotaphes, des tombes vides qui se trouvent à Paris, Londres ou Genève.

Ces tombes vides permettent de lutter par une présence, contre le vide de la disparition des êtres aimés. Ce vide est d’autant plus intense lorsque les corps des disparus n’ont jamais été retrouvés. Le fait de pouvoir voir et regarder est une fonction essentielle dans ce qui constitue l’identité humaine. L’image permet de produire un lien entre un mot et un corps. Là encore l’enfance et le groupe familial sont convoqués dans cette constitution de l’identité qu’est le stade du miroir où le bébé jubile lors de la première reconnaissance de son image dans le miroir, ainsi que l’ont décrit Henri Wallon et Jacques Lacan. Pouvoir lier un mot à une forme est essentiel au petit d’homme. La tombe vide donne ainsi une forme visible hautement symbolique, pour parer à la déchirure invisible de l’être social endeuillé.

C’est dire que l’épreuve subie dans les circonstances que nous savons au Sri-Lanka renvoie à ce qui fonde l’identité dans l’enfance. Les victimes sont renvoyées au sentiment vécu par tout enfant d’être « sans aide possible » ainsi que le décrit Freud, d’être confronté au breakdown, l’effondrement, décrit par le psychanalyste d’enfant Winnicott. C’est ici qu’intervient la nécessité de questionner le transfert social : Noam Chomsky parle aussi d’effondrement, d’effondrement collectif. Face à cet effondrement qui fait l’humain se trouver à la poursuite de son être intellectuel, il s’agit de pouvoir saisir une forme pour continuer à penser, et peu à peu constituer des lambeaux regagnés sur le néant complet, ainsi que nous l’indique le poète Antonin Artaud. Ce travail se produit dans une psychothérapie, une pratique de transfert singulière, mais la problématique de la signification collective est essentielle pour aboutir à une pulsion de vie. La reconnaissance passe par un autre, « Je est un autre », nous dit Arthur Rimbaud.

Le deuil traumatique auquel est confronté le peuple Tamoul est terrible : il renvoie à la terreur, et l’absence de reconnaissance par la communauté internationale de ce qui ressemble à un génocide place les populations dans un abandon violent. Cela est aggravé par la chute d’un Idéal, celle d’une pratique collective de l’humanisme concret qui a régné pendant 10 ans en Pays Tamoul : chaque personne avait un travail, un logement, l’accès à la santé, des niveaux d’éducation et de culture élevés, et cela avait comme effet un transfert social riche en valeur humaine concrète. L’essence de l’homme est dans les rapports sociaux, écrit Marx. Les humains sont à la fois les fabricants, les agents et les produits des rapports sociaux, des transferts sociaux. L’expérience Tamoul était une façon exemplaire de traiter ce que j’appelle le défaut de civilisation entre les humains, ce qui conjugue la ségrégation, la violence et la cruauté. Cela est détruit et cette belle étoffe qui fait le progrès humain a été brisée, humiliée de la façon la plus brutale, la plus bestiale. Changer les noms des villages, humilier publiquement est une pratique qui ajoutée aux massacres de masses relève à la fois du génocide culturel et de la barbarie. Le psychanalyste Jacques Lacan nous avait avertis dès 1967 que le nazisme était la première manifestation d’une violence bâtie sur toutes les formes de ségrégation. La politique de violence exercée contre les Tamouls est cette nouvelle forme ségrégative et raciste : il s’agit d’éradiquer ce qui est pour des raisons obscures pris comme insupportable. Raser des cimetières et bâtir des hôtels ou des camps militaires sur ces traces, vise à avilir et éradiquer la trace de la civilisation de progrès. Que cela soit le lieu de jouissance et de villégiature des touristes montre comment la civilisation de consommation capitaliste si bien décrite par le cinéaste italien Pier Paolo Pasolini comme un nouveau fascisme, un nouveau rapport social fasciste, nie et détruit l’humanité. L’historien britannique Eric Hobsbawm décrit avec précision cette pente vers la barbarie [3] qui existe depuis la première guerre capitaliste mondiale, la guerre de 14-18. Nous nous sommes habitués à tuer, écrit-il, et la violence est particulièrement féroce contre des groupes qui, considérés comme des sous-humains, sont diabolisés. La notion de sous-homme est inhérente à la logique de l’exploitation capitaliste et la recherche de profit financier reste ainsi majoritairement le but d’une vie humaine en Occident dans l’oubli des conséquences ségrégatives, guerrières, colonisatrices, exploiteuses.

La lutte du peuple Tamoul est universelle, profondément internationaliste, Elle est la lutte contre ce qui fabrique la violence cruelle et dominatrice de l’humain sur l’humain.

Je citerai Nelson Mandela « C’est toujours l’oppresseur non l’opprimé qui détermine la forme des luttes. Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura pas d’autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas ce n’était qu’une forme de légitime défense » Il est également important de mettre en avant que la forme que donne l’oppresseur peut aussi changer selon le combat et les pressions internationales. Il y a urgence à le faire pour le peuple Tamoul, pour la lutte contre la barbarie qui se propage, mais aussi, reprenant la parole adressée par Thomas Sankara à la mémoire de Che Guevara [4] : pour devenir des citoyens d’un monde libre !

Docteur Hervé HUBERT

Psychiatre, Psychanalyste,

[1CPMS, Centre Psycho-Médical et Social, Elan Retrouvé, Paris

[2« Travaux de Recherche sur l’Inconscient et la Pulsion », fait lien entre psychanalyse, culture et symptôme social.

[3HOBSBAWM E. Barbarie, mode d’emploi in Marx et l’histoire, Editions Demopolis, 2008

[4SANKARA T, Che est aussi africain, discours du 8 octobre 1987


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