Dix ans après l’éclatement de la crise de 2008, un nouveau cataclysme semble en gestation en Turquie. Bien qu’il soit encore trop tôt pour parler de crise systémique au même titre que la crise non encore consumée de 2008, on peut d’ores et déjà affirmer que les gouvernements soumis aux pouvoirs financiers n’ont hélas rien appris des crises précédentes, tant l’histoire se répète. La chute de la livre turque face au dollar fait immanquablement penser à la crise asiatique de 1997, déclenchée par la dégringolade de la monnaie thaïlandaise, et menace de faire vaciller les places financières de par le monde. Le cours du billet vert grimpe fortement et renchérit le remboursement de dettes de nombreux pays qui avaient emprunté en dollars étasunien. De plus, les dollars disponibles se raréfient dans la plupart des pays émergents puisqu’ils vont trouver refuge aux États-Unis, où ils sont de mieux en mieux rémunérés par la remontée progressive du taux directeur de la Fed.
Dans le sillage de la crise en Argentine qui doit faire face à la dépréciation de sa monnaie et a finalement opté pour s’endetter à hauteur de 50 milliards de dollars (43 milliards d’euros) auprès du FMI [1], le séisme financier en Turquie apparaît tel un défi économique majeur. Trop peu d’éléments semblent atténuer la déroute de la 17e puissance économique mondiale, ni sa propagation au reste des pays en difficulté, à commencer par les pays dits « émergents » (Russie, Afrique du Sud, Inde, Chine, Brésil, Indonésie), l’Argentine, l’Italie ou la Grèce.
La Turquie, malgré une forte croissance (de 7,4 % au premier trimestre 2018 selon les chiffres de l’Office national des statistiques turc – Tüik –, publiés en juin), subit de plein fouet une inflation qui a atteint 17,9 % en août 2018 en glissement annuel (toujours selon l’Office national des statistiques Tüik), un record depuis 15 ans qui pourrait encore s’aggraver avec la dépréciation rapide de la livre turque ces dernières semaines. L’inflation se répercute principalement sur les prix des transports qui augmentent de 27 % sur un an, l’alimentation dont les prix ont flambé de plus de 19 % en un an et les prix du logement qui subissent une hausse de plus de 16 %. La population au pouvoir d’achat le plus faible est directement touchée et doit lutter quotidiennement pour sa survie.
Le coup d’État manqué de 2016 et le renforcement autoritaire du régime semblent marquer un tournant : « Le coup d’État a déprimé la consommation des ménages et plombé le climat des affaires » souligne la Banque mondiale dans sa « Turkey Regular Economic Note » de février 2017 [2]. Le 27 janvier, Fitch Rating avait dégradé la note de la Turquie, considérant ses obligations désormais comme « pourries » (junk bonds). En prévision de l’imminence d’une crise financière déjà palpable et pour ne pas trop en subir les conséquences électorales, M. Erdogan, arrivé au pouvoir en 2003, avait avancé à juin dernier des élections initialement prévues en 2019. Il a alors été confortablement réélu dès le premier tour avec plus de 52 % des voix pour un mandat de cinq ans aux prérogatives renforcées.
Crise monétaire
Le 10 juin 2018, le gendre d’Erdogan, Berat Albayrak, est nommé au ministère du Trésor et des Finances. L’homme peu expérimenté ne plaît guère aux marchés et l’annonce fait dévisser la livre turque de 3,5 % le soir de sa nomination. Sur fond de crise diplomatique entre Ankara et Washington, la livre turque s’effondre début août face au dollar étatsunien, monnaie de référence internationale s’il en est. Sur la seule journée du vendredi 10 août, déjà baptisée « Vendredi noir », elle perd quelque 16 % de sa valeur face au dollar, atteignant son plus bas niveau historique. Une débâcle accélérée le jour même par Donald Trump qui annonce le doublement des taxes à l’importation sur l’acier et l’aluminium turcs, de 25 à 50 % pour l’acier et de 10 à 20 % pour l’aluminium, ce qui assèche encore plus les flux de capitaux en direction de la Turquie. Le 15 août, la Turquie réplique aux sanctions étasuniennes et relève les droits de douane sur l’importation de produits étasuniens : à 120 % sur les véhicules de tourisme (le tarif a plus que triplé), à 140 % sur les boissons alcoolisées, à 60 % sur le tabac, de 10 % à 14 % pour le charbon et à 50 % (le tarif a plus que doublé) sur le riz étasunien. De plus, la Turquie introduit le 21 août, une plainte auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) contre ces droits de douane additionnels, ouvrant une période de 60 jours pendant laquelle les deux parties peuvent encore trouver une solution, après quoi, si le contentieux n’a pas été réglé, il sera soumis à une instance d’arbitrage.
Sur le marché de change, la débâcle se poursuit le 13 août alors que la devise turque perd près du dixième de sa valeur à un plus bas historique à 7,24, avant de terminer sur une parité de 6,9 livres turques pour un dollar. La parité au 1er janvier 2018 était de 3,75 livres turques pour un dollar ! En quelques mois, la livre turque a perdu près de la moitié de sa valeur face au dollar.
Mais la devise turque n’est pas la seule affectée. Mi-août, le rand sud-africain tombe à son plus bas niveau face au dollar en deux ans, il perd plus de 16 % depuis le début de l’année (à près de 15 rands pour un dollar). L’Afrique du Sud entre en récession pour la première fois depuis 2009, avec un taux de chômage record à 27,7 % et une dette qui absorbe déjà un sixième du budget national. La monnaie chinoise a cédé 6 % de sa valeur depuis le début de l’année, tombant lundi 6 août à 6,85 yuans pour un dollar, son plus bas niveau depuis mai 2017. La roupie indonésienne perd plus de 9 % de sa valeur depuis le début de l’année et s’enfonce, pour la première fois depuis la crise financière asiatique il y a deux décennies, vers les 15 000 roupies pour un dollar, son plus bas historique de 1998... Le réal brésilien a lui chuté de plus de 20 % depuis le début de l’année dans un contexte politique extrêmement tendu avec des élections prévues le mois prochain sans l’ancien président Luiz Inacio Lula da Silva. Enfin, l’Argentine semble être le pays le plus affecté par ces turbulences : le peso argentin a perdu les 29 et 30 août près de 20 % de sa valeur par rapport au dollar, reculant ainsi de plus de 50 % depuis le début de l’année et de 98 % sur les douze derniers mois.
John Connally, ancien secrétaire au Trésor américain, résumait assez bien la situation en 1971 : « Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème ». Sa devise semble être toujours de mise.
Jérôme Duval
Article publié sur le blog Un monde sans dette du journal Politis.
Notes
[1] Jérôme Duval, « L’Argentine ouvre de nouveau la porte au FMI qui plongea le pays dans la crise », CADTM, 22 juin 2018.
[2] Jean-Pierre Séréni, « Le miracle économique turc ébranlé », Orient XXI, 21 février 2017.