RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher

Le sang et la boue par tous les pores. L’opération Charlie et le maintien terroriste de l’ordre

Que nous fussions en guerre, nous n’avons pas attendu la tuerie de Paris du 7 janvier pour le comprendre. La déclaration par les faits du 11 septembre 2001, commentaires ’experts’ ou autorisés en général compris, était déjà assez éloquente à cet égard. Mais qui sommes-’nous’ qui sommes en guerre, de quelle guerre s’agit-il ?

Ce ’nous’ n’est ni l’Empire, qui prétend défendre nos ’valeurs’, ni, sans absurdité, le terrorisme. Nous sommes en guerre parce que l’Empire nous déclare la guerre à nous qui ne sommes ni l’Empire, ni le terrorisme. Nous sommes toute forme de vie rechignant ou même seulement susceptible de rechigner à passer par le lit de Procuste du machinisme capitaliste mondialisé. Cette guerre, précisons-le d’emblée, c’est l’Empire lui-même qui nous l’a déclarée. Non que nous fussions en paix avec lui avant qu’il ne nous déclarât sa guerre, mais nous nous trouvons depuis longtemps et peut-être même depuis toujours, et sans remède, hors d’état de mener une guerre victorieuse contre lui, à moins de nous confondre paradoxalement avec lui. Car, quelles que fussent les apparentes victoires de la figure jadis de ce ’nous’, le mouvement ouvrier, elles ne furent jamais que victoires à la Pyrrhus, ces victoires qui font devenir semblables à l’adversaire. L’adversaire était et reste cette folle et monstrueuse méga-machine ’suant le sang et la boue par tous les pores’, comme dit Marx, qui a nom ’modernité’, c’est-à-dire, ajoute Mario Tronti avec perspicacité, ’le capitalisme’ sans phrase [1]. En outre, ajoute P. G. Bellocchio [2], il est trop fort pour être combattu selon ses propres méthodes.

Cette guerre n’est donc pas chose nouvelle et n’entraînera pas de bouleversements juridiques fondamentaux nouveaux, semblables à ceux intervenus aux États-Unis d’abord, immédiatement au lendemain des attentats de New York et Washington, puis déclinés en langages juridiques nationaux dans le reste des provinces européennes de l’Empire étasunien. La portée de ces bouleversements intervenus dans le champ du droit pénal et de la procédure pénale, qui ont connu nombre de jalons à partir des Patriot Acts I et II, sous Bush jr., jusqu’à Obama, étendant en 2009 le principe des Military Commissions Acts de 2006 aux juridictions civiles, fut de nature à enterrer l’État de droit et son fameux habeas corpus, cette vieille gloire des temps modernes, et à nous installer dans la dictature souveraine. Carl Schmitt, en 1921, fait contraster cette dernière avec ce qu’il appelle la dictature de commissaire héritée de la Rome antique et rangée classiquement par Montesquieu dans L’Esprit des lois, II,3, avec les inquisiteurs d’État, parmi ces « magistratures terribles, qui ramènent violemment l’État à la liberté » [3]. La dictature souveraine n’a donc pas pour objet de ramener à la ’liberté’ ; elle n’est pas l’action indéterminée du pouvoir constitué, mais l’action indéterminée d’un pouvoir constituant. Elle inaugure une nouvelle forme d’État.

Le propos ici n’est pas tant, comme Žižek le reproche à certains observateurs [4], de chercher à dissoudre la nouvelle attaque de prétendus terroristes désespérés dans le terrorisme structurel de l’Occident, et la responsabilité des uns dans celle de l’autre. L’Occident capitaliste mondialisé, conforme à l’essence exterministe de son pouvoir totalitaire, s’illustre pourtant bel et bien par la dévastation d’un monde transformé en vaste aire de jeu pour des multinationales qui équarrissent la biosphère, muent cette dernière en immense déchetterie humaine aussi bien que non humaine et vendent les ersatz pollués de ce qui, désormais d’elles détruit, était abondant et gratuit ; elles fournissent en outre les accessoires nécessaires à l’accomplissement de la forme de vie nuisible qu’engendre le mode de production insensé dont elles sont le couronnement et que nous appelons sans aucun humour ’civilisation’ et ou encore ’valeurs occidentales’. Que ce même Empire, s’en allant ’droner’ aux antipodes, c’est-à-dire liquider à très grande distance, sous bannière ’démocrate’, des ’profils terroristes’ de non-combattants, fasse passer sa croisade contre la vie pour une guerre au terrorisme est donc d’une obscénité comparable seulement à celle de l’aplomb avec lequel ses nouveaux Croisés arborent haut et fort l’étendard de la liberté de presse, qui n’est que prostitution aux intérêts dominants des dévastateurs – sans parler de l’indécence des cris d’orfraie de ceux qui, la veille des faits, luisaient de la plus pure indifférence à la torture qu’inflige au reste du monde (mais pas seulement) notre remarquable modernité [5]. La presse ’libérée’ n’est dès lors que cette marchandise servant la circulation de toutes les autres et la congratulation de l’état de choses existant [6], quand elle n’est pas, comme dans le cas de Charlie Hebdo, le déversoir commode de la vase raciste ambiante, tournée contre les plus humiliés des exploités, les musulmans immigrés, et déguisée en aimable pastiche des religions [7].

Ces griefs élevés contre ce que nous appellerons ’l’opération Charlie’, c’est-à-dire, sans parler des faits eux-mêmes, le battage médiatique et sa réception au moins partiellement réussie, ont déjà été formulés courageusement, eu égard au climat de haine furieuse qui, sévissant partout en ce moment, voudrait faire litière de notre dignité, c’est-à-dire de notre intelligence, en se vautrant dans ce ’surcroît d’adhésion’ à la version officielle des faits qui convertit joyeusement l’épreuve dolente du défaut de sens qui la caractérise, défaut que cette version exhibe à même elle-même [8]. Or précisément, notre seule réserve vis-à-vis de ces griefs, qui interrogent légitimement les notions de terrorisme et de liberté d’expression, concerne le présupposé que leurs auteurs semblent faire leur, à savoir la réalité du terrorisme des autres. Par réalité, nous entendons ici ce qui subsiste de soi, et qui ne soit pas de l’ordre du simple fabricat. Pourtant, de ce peu de réalité, il n’est pas jusqu’au New York Times qui ne nous ait invités à en former le soupçon [9]. Pour dissoudre le terrorisme des autres dans le terrorisme occidental, encore faudrait-il qu’il y ait quelque chose à dissoudre. Or nous gageons que le terrorisme, c’est l’Occident capitaliste mondialisé, et qu’il n’y en a pas d’autre.

Sortir de l’état de sidération, selon l’expression de J.-Cl. Paye, dans lequel cherche à nous installer le pouvoir est à l’heure qu’il est une urgence absolue. Il nous faut sortir de cet état de désarmement mental qui menace de nous envoyer à l’abîme. Des signes favorables apparaissent pourtant, et la stupeur dans laquelle on cherche à nous figer n’a pas encore eu raison du dégel qu’annonce un peu partout en Europe l’effondrement des légitimités politiques traditionnelles, même si, dès le lendemain des nouveaux attentats, l’on appelle déjà les acteurs sociaux à faire prévaloir la cohésion sociale sur la discorde [10]. Pareil effondrement suit de près, heureusement, l’épuisement du crédit hier encore accordé au préjugé de neutralité en termes de pouvoir de la mission ’économique’ des multinationales. À l’heure où s’écrivent ces lignes, l’armée est postée dans les rues des grandes villes belges. Mais la victoire de SYRIZA, loin d’être une fin en soi, bien entendu, pourrait être l’étincelle mettant le feu à la plaine des courages et des désirs de vivre. Il s’agit pour cela de refuser la destruction de la raison que projette pour nous depuis 2001 au plus tard la mutation de la forme d’État dans les métropoles du monde au moins. Le capitalisme mondial est en proie aux convulsions de sa phase terminale, qui est aussi celle de la biosphère dont nous faisons partie. Nous sommes donc les otages de ce monstre mortel. La bête aux abois engendre les ennemis dont elle a besoin pour alimenter l’attitude d’abandon à son égard qu’elle attend et obtient trop souvent des populations gouvernées. La réception des attentats récents nous convainquent qu’il est plus difficile de cesser de croire à l’État-mère [11] qu’à Dieu le Père. Nous sommes jetés dans la gueule de l’ogre et aucun grand Autre n’offre la garantie d’ultime sauvegarde à l’espèce humaine. Mais seule serait linéaire ou laminaire une histoire de ce moulin à mort capitaliste purifiée de tout ce qui lui résiste. Or une telle histoire est ’polluée’ de celle de ce qu’elle saccage, puisqu’elle ne peut faire autrement que s’en nourrir tout à la fois : notre histoire à nous, qui est celle du parti de vivre et qui est turbulente, ouverte, imprévisible, faite de nœuds, mais aussi de tourbillons, d’embardées, de revirements, de décisions brusques, massives et impersonnelles. Nous sommes cette ouverture.

Jean-François Gava

collaborateur scientifique au Centre de recherche en philosophie de l’Université libre de Bruxelles et militant du parti belge francophone et écosocialiste VEGA. Il est notamment l’auteur d’Autonomie ou capital, Chromatika, 2011. Il travaille en étroite collaboration avec l’essayiste Jonas Vigna Carafe.

»» http://www.academia.edu/12353748/Le...

[1Nous opéraïstes, L’Éclat, 2013.

[2Dans Nous sommes tous des zéros satisfaits, Encyclopédie des nuisances, 2011.

[3La dictature, Seuil, 2000. Cf. au sujet de tout ceci Jean-Claude Paye, La fin de l’État de droit, La dispute, 2004, Global war on liberty, Telos press, 2007, pour une édition augmentée parmi d’autres, plus récentes, mais toujours en langues étrangères.

[6Cf. le journaliste belge Alain Penasse, http://www.kairospresse.be/content/nous-ne-sommes-pas-tous-charlie

[7Et ce, même si les œuvres de Wolinski, Charb, Tignous et Cabu ne sauraient se réduire à cette dérive dénoncée par d’ex-collaborateurs de Charlie eux-mêmes, comme ici par Delfeil de Ton : http://www.france24.com/fr/20150115-france-ancien-charlie-hebdo-regle-comptes-charb-delfeil-de-ton-surenchere-caricature/. Cf. l’historien israélien Schlomo Sand, http://www.ujfp.org/spip.php?article3768.

[8Voir Jean-Claude Paye, dans le quotidien belge La Libre Belgique : http://www.lalibre.be/debats/opinions/questions-autour-de-la-carte-d-identite-d-un-terroriste-54b55f5735703897f82fc246 ; mais aussi Manlio Dinucci, dans le quotidien italien Il Manifesto, http://ilmanifesto.info/la-firma-dei-killer-noti-alla-polizia-e-ai-servizi-segreti/

[10Voir l’inénarrable hebdomadaire belge Le Vif-L’Express, du 16 au 22 janvier 2015, p. 19.

[11Selon l’expression de J.-Cl. Paye et T. Umay dans leur ouvrage inédit Au-delà de la propagande, en-deçà du langage.


URL de cet article 27881
   
Circus politicus
Christophe Deloire, Christophe Dubois
A quelques mois de l’élection présidentielle de 2012, les Français sont saisis d’angoisse à l’idée que la fête électorale débouchera sur une gueule de bois. La crise aidant, la politique se révèle un théâtre d’ombres où les signes du pouvoir servent surtout à masquer l’impuissance. Qui gouverne ? Qui décide ? Circus politicus révèle les dessous d’un véritable « putsch démocratique », une tentative de neutralisation du suffrage universel par une superclasse qui oriente la décision publique. (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

Quand je suis arrivé au pouvoir, les multinationales recevaient 82% des revenus de nos matières premières et nous 18%. Aujourd’hui c’est l’inverse ! J’ai fait ce qu’il y avait à faire pour mon peuple. J’attends maintenant qu’on m’assassine comme ils ont fait avec Chavez.

Evo Morales, Président de la Bolivie

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.