Où il est question du revenu universel, du plein emploi et d’éviter les pièges libertaires
C’est l’été 1986. Top Gun et Glasnost et l’abîme d’une nouvelle guerre froide, une guerre que le Bloc de l’Est est en train de perdre. Reagan est au milieu de son second mandat. Thatcher est en passe de remporter son troisième dans un peu moins d’un an. Le président socialiste français, François Mitterrand, a abandonné depuis longtemps le programme radical sur lequel il avait été élu, à cause de la fuite des capitaux, de la hausse de l’inflation et du sabotage économique. Il devient tout à fait clair à une partie de la gauche que le virage à droite entamé à la fin des années soixante-dix par une grande partie de l’Occident n’est pas une régression temporaire, ni le mouvement naturel du balancier politique qui sera bientôt corrigé par le réveil militant de la classe ouvrière. Parce que les syndicats ont été proprement liquidés presque partout. L’équilibre des forces politiques, économiques et industrielles n’est pas favorable à la gauche.
Au cœur de la morosité ambiante, un article paraît dans une revue scientifique qui, tout à la fois, partage ce désespoir et tente de redonner de l’espoir. Abandonnez l’espérance socialiste ! nous pressent ses deux auteurs, un Néerlandais et un Belge ; c’est un détour inutile de toute façon ! Vous feriez mieux de vous intéresser à ce qu’ils intitulent bizarrement « Une voie capitaliste vers le communisme » :
« Les perspectives de la gauche semblent bien sombres. Les catastrophes électorales sur le modèle britannique, et les volte-face politiques sur le modèle français ont renforcé le soupçon que le socialisme est sans doute inatteignable », écrivent Robert van der Veen et Philippe van Parijs, membres d’une relativement jeune et éphémère école de pensée académique, appelée Marxisme analytique, qui a tenté de concilier la rigueur de la philosophie analytique avec ce qu’ils prétendaient être un marxisme ’à la hauteur’, dépouillé de tout ce qui ne résiste pas à un examen empirique.
« Pire encore, les sociétés socialistes qui ont existé n’ont pas réussi à donner une image attrayante du socialisme. L’échec des interventions étatiques a suscité une désillusion croissante en Occident et ébranlé la foi de beaucoup de gens dans le socialisme lui-même. »
Selon Van der Veen et Parijs, il faut accepter cette situation, peut-être même la considérer comme une bonne chose. Ce n’est pas grave de toute façon, car à vrai dire, les principes essentiels du communisme peuvent être mis en œuvre à l’intérieur même du capitalisme via l’innovation politique relativement simple d’un revenu de base garanti, sans avoir à passer par l’élection d’un gouvernement socialiste, le contrôle de l’industrie par les travailleurs, la planification centralisée, l’élimination de la propriété privée, et encore moins par une révolution socialiste qui parait de plus en plus improbable, en admettant même qu’on puisse souhaiter qu’un changement aussi violent se produise.
La Voie capitaliste se révélera être une idée de première importance car elle lancera, à gauche, le débat moderne sur le revenu de base - une somme modeste « versée par un gouvernement, de manière égalitaire et à intervalles réguliers, à chaque membre adulte de la société ... indépendamment du fait que la personne soit riche ou pauvre, qu’elle vive seule ou avec d’autres, qu’elle soit prête à travailler ou pas. »
C’est une idée qui refait de temps en temps surface dans la pensée de gauche depuis la naissance du radicalisme moderne au cours des révolutions américaine et française. Thomas Paine proposait un Dividende du citoyen déjà en 1791 dans son ouvrage Les droits de l’homme, tandis que le journaliste révolutionnaire, le marquis de Condorcet, suggérait d’accorder une sorte de prestation sociale à « la société toute entière ». En 1836, le socialiste utopique, Charles Fourier, a fait valoir que la civilisation se devait de donner à tout un chacun de quoi s’offrir trois repas par jour et un « logement de sixième classe ». Les réformateurs libéraux du XIXe siècle, comme le philosophe libéral John Stuart Mill, ont également prôné des choses similaires. Néanmoins, bien que quelques personnalités progressistes, comme André Gorz et Martin Luther King Jr, aient été en faveur d’une sorte de revenu garanti afin, comme disait ce dernier, « d’abolir [la pauvreté] purement et simplement », depuis le milieu du 19ème siècle jusque vers les années 1990, la gauche a poursuivi un objectif différent : non pas une simple réduction de la pauvreté tout en laissant la richesse et le pouvoir aux mains des mêmes élites, mais l’élimination de l’inégalité, le plein emploi, et le contrôle des moyens de production par les travailleurs ordinaires ou, comme nous les appelions alors, la classe ouvrière.
Mais aujourd’hui dans la deuxième décennie du 21ième siècle, alors que le néolibéralisme décadent génère crise sur crise, et que nous sommes à l’aube de ce qui, selon les futurologues, sera un âge d’automatisation et de robotisation du travail sans précédent, l’idée de Van der Veen et Van Parijs est reprise avec enthousiasme par un grand nombre d’institutions, de la Grèce aux Pays-Bas, à la Namibie et de l’extrême gauche et des Verts au Centre mou libéral et à la droite des Red Tories (1), et même aux libertaires de la Silicon Valley qui devraient normalement être horrifiés devant une telle extension de l’État-providence.
Comment est-il possible que la proposition de deux professeurs marxistes du Benelux – si succinctement élaborée à partir de certains des rêves les plus utopiques des rêveurs des Lumières qu’ils l’ont eux-mêmes qualifiée de « vague ébauche » - ait pu capturer l’imagination des politiciens de toutes sortes, au cours des dernières années ?
Ou cette unanimité générale est-elle le signe que quelque chose cloche ?
Il y a un excellent argument commercial en faveur du revenu de base pour Van Parijs et Van der Veen, ainsi que pour les partisans gauchistes du concept qui leur ont succédé, tel que le sociologue Erik Olin Wright, les brillants jeunes qui gravitent autour de Novara média et de Plan C au Royaume-Uni, la nouvelle école philosophique de l’Accélérationnisme, et une série d’écrivains proches du Jacobin Magazine – et jusqu’à maintenant, moi aussi : c’est que le revenu de base sape l’idée que le travail est une nécessité et qu’il est nécessaire de vendre son travail, ou, plutôt, sa force de travail, pour gagner sa vie. Si on préfère vivre modestement et se consacrer à l’art, la musique, la science, à l’éducation, au journalisme en free-lance qui est particulièrement mal rémunéré ou tout simplement au farniente, on pourrait alors très bien le faire. Cela augmente énormément le potentiel du loisir.
L’espoir, c’est que les employeurs, ayant désormais affaire à des gens libérés de la contrainte d’aller sur le marché de l’emploi, seraient obligés d’offrir une meilleure rémunération pour les emplois peu attractifs, ennuyeux ou dangereux. Les patrons seraient contraints d’innover pour rendre le travail aussi agréable que possible. L’augmentation de certains salaires inciterait à accélérer l’automatisation des tâches fastidieuses ; un cycle vertueux d’amélioration des conditions de travail se mettrait en place sans qu’il soit besoin de se plaindre et encore moins de faire grève. Parallèlement à cela, le salaire payé pour un emploi désirable baisserait graduellement jusqu’à tendre vers zéro. « Si on extrapole cette tendance, on arrive à une situation où l’emploi salarié est progressivement éliminé », écrit Peter Frase dans un influent essai de Jacobin, le magazine socialiste.
C’est le paradis des travailleurs. Alors, pourquoi les élites s’y intéressent-elles ? Et pourquoi aujourd’hui ?
Quand on y réfléchit, on voit qu’elles ne manquent pas de raison de le faire.
L’automatisation et la robotisation, et le chômage de masse probable qui s’ensuivra, terrifient les élites qui craignent les révoltes comme la peste. En mai de cette année, la société de conseil technologique Gartner a affirmé qu’un tiers des emplois sera remplacé par un logiciel et des robots dès 2025. Une étude très connue de 2013 du philosophe futuriste d’Oxford, Carl Frey, et du roboticien Michael Osbourne, prédit que 47 % des emplois aux États-Unis pourraient disparaître du fait de l’informatisation. Environ 60 % des étudiants australiens sont formés pour des jobs qui n’existeront plus dans dix ans, selon un rapport de la Fondation pour les jeunes Australiens.
Et cette fois, prophétisent-ils, Ce ne sera pas seulement les travailleurs à la chaîne ou les ouvriers agricoles. Ce sera les chauffeurs de taxis et de camions, les ouvriers du bâtiment, les cuisiniers, et même les hommes de loi, les agents immobiliers et les médecins, dont les emplois seront menacés par les voitures sans conducteur, les diagnostics médicaux et aux analyses juridiques algorithmiques, etc. Baxter est un robot tous usages qui coûte 22 000 dollars et qui ne nécessite pas de programmation. Il suffit que quelqu’un montre au robot les gestes nécessaires à la réalisation d’une tâche particulière en guidant ses bras, et la succession des gestes est mémorisée. Même les journalistes sportifs et financiers sont en train d’être remplacés par des programmes informatiques comme celui de Narrative Science.
Dans un monde où il y a des milliards de chômeurs, les milliardaires semblent donc devoir choisir entre accorder à tous une sorte de revenu universel de base (UBI) ou se barricader dans leurs ghettos sécurisés pour échapper aux hordes qui les attendent dehors. Vice Magazine rapporte que des experts du Bitcoin de la Silicon Valley s’inquiètent de ce que leurs applications affectent les chauffeurs de taxi et les professeurs de langues étrangères et comptent sur l’impôt négatif (sorte de RSA, ndt) pour résoudre le problème qu’ils créent, tout en éliminant la bureaucratie. Le Guardian décrit une session du Forum économique mondial de Davos, où l’on se pressait pour écouter un ancien directeur de hedge funds expliquer que les super-riches gardaient un œil sur la montée des troubles sociaux de Tahrir à Syntagma et à Maidan en passant par Ferguson, et se préparaient à s’enfuir lorsque les masses furieuses se lèveront : « Je connais des gestionnaires de fonds spéculatifs dans le monde entier qui achètent des pistes d’atterrissage et des fermes dans des endroits comme la Nouvelle-Zélande parce qu’ils pensent qu’ils vont avoir besoin d’un endroit où se réfugier. »
En août, le chef des économistes de Citibank, Willem Butler, a publié un rapport inquiétant sur les inégalités croissantes et « l’angoisse que suscitent les robots » et les innovations « plus perturbatrices » que par le passé, car ces automatisations remplacent le travail plus qu’autrefois et détruisent des emplois au lieu de compléter les travailleurs actuels et de les rendre plus productifs. La solution pour éviter le danger que cette « bifurcation » représente est, dit-il, « un revenu minimum garanti pour tous, ou un ambitieux impôt négatif sur le revenu ... pour soutenir ceux que l’avancée technologique laisse derrière. »
Il arrive aux éditorialistes du Financial Times et de l’Economist, un adepte du libre marché, de soutenir ou de flirter avec une certaine forme de revenu de base et, si on se déplace vers la gauche, il y a Robert Reich, le ministre du Travail de la gauche libérale de Bill Clinton, qui estime qu’il est devenu « presque inévitable » aux États-Unis, tout comme Paul Krugman, l’économiste lauréat du Nobel, néo-keynésien lui aussi : « Aujourd’hui, cependant, une image beaucoup plus sombre des effets de la technologie sur l’emploi est en train de se dégager : les salariés très instruits sont aussi susceptibles que les travailleurs moins instruits d’être remplacés ou dévalués », écrit-il dans un article de 2013 du New York Times intitulé « Sympathie envers les Luddites(2) ». La seule solution imaginable et possible à ce problème est « un solide filet de sécurité sociale, qui garantit non seulement des soins de santé, mais aussi un revenu minimum. »
Mais le revenu de base n’est plus seulement recommandé par les conseillers des entreprises dans leurs articles. Le parti des Verts du Royaume-Uni l’a mis au centre de sa campagne électorale du printemps, pas dans un coin comme une revendication embarrassante soutenue par la base mais considérée comme invendable par la direction, et l’a évalué à un impressionnant 331 milliards de dollars qui serait toutefois sans impact sur le budget grâce à l’abolition d’une série d’autres mesures de protection sociale comme l’allocation logement et les allocations familiales. Le nouveau chef présumé du Parti travailliste, Jeremy Corbyn, considère l’idée favorablement, et l’auteur de son document de politique économique est un militant de longue date du revenu de base, bien que Corbyn lui-même ne l’ait pas officiellement soutenu. Outre-Manche, un sondage réalisé en mai a montré qu’en France l’idée était approuvée par 60 % des gens, contre 45 % en 2012. La Suisse va organiser un référendum en 2016 sur l’introduction d’un revenu de base s’élevant à 2 500 francs suisses par mois (2 300 euros). Le gouvernement finlandais de centre-droit, l’une des nations les plus riches d’Europe, envisage d’expérimenter le revenu de base comme solution au chômage qui frappe 10 % de la population, un chiffre qui grimpe à 23 % chez les jeunes. La Grèce, la nation la plus endettée d’Europe, a aussi un projet de revenu garanti national, approuvé par la Troïka. Et cet automne, 30 municipalités néerlandaises menées par la ville d’Utrecht –la quatrième ville la plus peuplée des Pays-Bas – doivent participer à des expériences sur le revenu de base.
Ailleurs qu’en occident, des rapports remarquables sur le succès des programmes existants de revenu de base en Inde et en Namibie, sont présentés comme preuves de la validité du concept. Dans le village indien de Panthbadodiya, l’Association des femmes auto-entrepreneurs
(SEWA), un syndicat vieux de 40 ans subventionné par l’Unicef, qui regroupe des femmes à faible revenu, offre aux adhérents une petite somme régulière et inconditionnelle de 200 roupies (environ 2,50 euros) par mois qui s’ajoute à ce qu’elles gagnent par ailleurs. Une comparaison avec 12 villages qui ne participent pas à l’expérience a montré aux chercheurs que les familles consacrent plus d’argent aux protéines et aux soins de santé, et que les notes des enfants à l’école s’améliorent dans 68% des familles et que le temps qu’ils ont passé à l’école a triplé. L’épargne a ainsi triplé, et le nombre de personnes capables de démarrer une nouvelle entreprise a doublé.
Dans la région d’Otjivero-Omitara de Namibie, un groupe d’églises, de syndicats, d’ONG et d’organisations contre le sida, a offert un revenu de base inconditionnel (BIG) de 100 dollars namibiens (environ 6 euros) par mois. (A titre de comparaison, le seuil de pauvreté est de 316 N$) une étude sur les effets du BIG a montré que le pourcentage de gens tombant sous le seuil pauvreté alimentaire est passé de 76 % à 37 % ; le pourcentage des personnes qui ont réussi à trouver un emploi ou à se mettre à leur compte est passé de 44 à 55 % ; et le montant de revenus autres que le BIG par habitant est passé de 118 N$ à 152 N$. Le nombre d’enfants souffrant d’insuffisance pondérale a chuté de 42 à 10 %, et, comme à Panthbadodiya, la fréquentation scolaire est en plein essor et les enseignants disent que les élèves sont plus concentrés. Le taux de criminalité a diminué de 42 % et la dette des ménages est passée de 1 215 N$ à 772 N$.
Le revenu de base a le vent en poupe.
L’ampleur du consensus sur le sujet tranche avec l’enterrement de première classe dont a fait l’objet, à l’époque, une expérience extensive de 5 ans menée à Dauphin, une ville rurale du Manitoba dans les années 1970, et qui est maintenant régulièrement citée par les supporters du revenu de base comme la meilleure preuve que cela réduit la pauvreté. L’expérience, connue sous le nom de ’Mincome’ et consistant à offrir un revenu annuel inconditionnel à chaque famille, a été financée conjointement par le gouvernement provincial néo-démocrate de l’époque et les libéraux de Pierre Trudeau. Ceux qui travaillaient voyaient leur Mincome amputé de 50 cents pour chaque dollar gagné. L’idée était d’offrir un matelas de sécurité pour pallier à l’instabilité des prix des produits agricoles et aux mauvaises récoltes. Les gouvernements voulaient voir si ce soutien découragerait les gens de travailler et en ferait des fainéants. Si au contraire, cela marchait, l’expérience serait étendue à tout le pays. Mais le système a fini par coûter 17 millions de dollars, beaucoup plus que ce qui avait été envisagé. Il a été abandonné quand la récession a frappé le Canada vers la fin de la décennie. Presque 2 000 boîtes de données ont été archivées, et on n’en a plus entendu parler jusqu’à ce qu’Evelyn Forget, une chercheuse en sciences de la santé de l’Université du Manitoba, s’y intéresse en 2009.
Elle s’est aperçu que les gens n’avaient pas réduit leurs heures de travail à part deux exceptions notables : les femmes qui étaient mères de jeunes enfants ou qui avaient des parents âgés ou handicapés choisissaient maintenant de rester à la maison, et les adolescents qui maintenant se sentaient libres de continuer leurs études au lieu d’aider leurs parents à la ferme. Il y avait aussi moins d’accidents du travail, moins d’accidents de voiture, moins de violences domestiques et les visites à l’hôpital ont diminué de 8,5 %.
Malgré la discrète disparition de Mincome, le concept d’un revenu de base n’a jamais cessé de hanter le Parti libéral. Avant même Mincome, Pierre Trudeau a failli soutenir un rapport parlementairede 1971 recommandant un revenu annuel garanti, puis le concept a fait une brève réapparition en 1994, dans une proposition de l’administration de Jean Chrétien, le premier ministre libéral de l’époque, qui n’a jamais abouti. Et là, nous commençons à comprendre pourquoi beaucoup de membres de ce parti centriste aiment cette idée. Le papier disait : « Le système de sécurité sociale ne fonctionne pas pour de nombreux Canadiens ni pour le pays dans son ensemble », et suggérait qu’il soit transformé en revenu annuel garanti (RAG). Cette refonte ferait partie d’une transformation plus large des programmes sociaux fédéraux et des transferts aux provinces. La refonte du système de sécurité sociale -une décennie de coupes sans précédent dans l’état-providence canadien - a bien eu lieu, mais le revenu de base n’a jamais vu le jour. Puis l’année dernière, les libéraux de Justin Trudeau, menacés sur leur flanc gauche par un Nouveau Parti démocratique de plus en plus populaire, a fait du revenu annuel de base une « résolution prioritaire » Contrairement à son père, Trudeau fils a, cette fois, ouvertement soutenu la proposition.
Hugh Segal, l’intellectuel des Red Tories et un temps chef de cabinet du premier ministre Brian Mulroney, s’est fermement prononcé en faveur d’un revenu de base universel, et il est maintenant peut-être son plus grand promoteur dans le pays. Se décrivant lui-même comme un conservateur « One Nation(3) » – une espèce rare au Canada ces temps-ci – il se distance de la politique thatchérienne et insiste au contraire sur les obligations que l’élite a envers les pauvres, en mettant l’accent sur l’harmonie sociale entre les classes. Comme nous allons continuer de le voir, le souci de l’harmonie sociale est au cœur de presque toutes les discussions sur la nécessité d’un revenu de base.
Segal veut un revenu de base parce que des décennies de politique de protection sociale n’ont eu aucun impact sur le taux de pauvreté au Canada. Dans un essai de 2012 dans la Literary Review of Canada intitulé « [Mettre les aides sociales au rebut –>http://reviewcanada.ca/magazine/2012/12/scrapping-welfare/] », il notait que le niveau de pauvreté dans le pays a avait à peine changé entre le milieu des années 1970 où il était à 12,9 % et la fin des années 2000 où il était à 12 %.
’Nous dépensons des milliards en programmes sociaux pour aider les déclassés, les drogués, les jeunes délinquants, pour améliorer la nutrition, subventionner le logement, fournir des refuges aux victimes de violences familiales, gérer l’aide à l’enfance, optimiser les incitations fiscales pour les travailleurs pauvres, soutenir l’éducation des Premières Nations et financer des systèmes de protection de niveau micro-économique, et rien de tout cela ne parvient pas à faire remonter qui que ce soit au-dessus du seuil de pauvreté » écrit-il.
Selon lui, il faudrait supprimer tout cela et le remplacer par une simple somme mensuelle, versée sur le compte en banque de chacun. Les personnes pauvres ne seraient plus « de lourds dossiers sociaux » gérés par des « fonctionnaires bien payés et syndiqués ». « Les gens ne seraient plus obligés de faire la queue à des guichets pour pouvoir nourrir leurs enfants ». Ils ne seraient plus harcelés par des lois mesquines et l’ingérence des agents de l’Etat dans leur vie. Ils ne seraient plus traités comme des créatures faibles, incapables de prendre des décisions ». Ils deviendraient des citoyens à qui on ferait confiance pour faire leurs propres choix de vie. Il y a quelque chose de très séduisant dans son argumentation.
Selon lui, offrir un revenu de base de 10 000 dollars canadiens (6 600 euros) par an, aux 3 millions de Canadiens à faible revenu, sans prendre en compte les économies importantes que cela permettrait de faire sur le système de santé, les prisons et les prestations d’aide sociale, coûterait 30 milliards de dollars canadiens (20 milliards d’euros).
Bien que Segal considère le revenu de base comme le moyen de rationaliser les programmes d’aide sociale et d’assurance chômage existants grâce à un système universel qui réduirait considérablement l’administration publique, il ne va pas jusqu’à dire que le revenu de base devrait remplacer le reste de l’État-providence. Le revenu garanti deviendrait juste un pilier supplémentaire aux côtés de ceux de l’éducation publique et des soins de santé universels.
Cela n’est pas le cas des wunderkinds libertaires et des capital-risqueurs de la Silicon Valley, qui sont tombés amoureux de l’idée en tant que « tueuse de la bureaucratie », comme l’a écrit un investisseur dans un article récent sur l’histoire d’amour entre les gourous de la technologie et le revenu de base – eux, vont plus loin que Segal et prônent l’élimination de ce qui reste de Medicaid, d’éducation publique, et de pratiquement tout ce que le gouvernement finance, sauf la police, les tribunaux et les forces armées, pour que les millions d’assistés sociaux actuels soient désormais libres de devenir des entrepreneurs.
Si tout cela commence à fort ressembler au ’Minarchisme (4)’- cette branche de la philosophie libertaire qui veut réduire l’État au minimum vital, c’est parce que ça en est. L’économiste néoclassique et héros des libertaires, Milton Friedman, préconisait une version du revenus de base déjà dans les années 1960, un impôt négatif sur le revenu en vertu duquel, en dessous d’un certain niveau de revenu, les gens recevraient une allocation du gouvernement au lieu de payer des impôts. Richard Nixon souhaitait le mettre en place, avec, à l’époque, le soutien des libertaires, mais il a rencontré des problèmes administratifs, conceptuels et financiers qui ont coulé le projet. Aujourd’hui, le Parti Pirate d’Australie de tendance libertaire soutient l’idée, de même que le Parti de la Liberté et de la Solidarité de Slovaquie, libéral pur jus, qui faisaient partie du dernier gouvernement de coalition de centre-droit et qui veut mettre en place un impôt négatif pour débarrasser le pays des systèmes sociaux et fiscaux actuels. Selon Sam Bowman de l’Institut (britannique) Adam Smith du libre-marché « Le système de protection idéal est le revenu de base ». Et l’année dernière, le think-tank libertaire Cato a publié une série d’essais proposant plusieurs variations d’un revenu garanti. La conclusion est qu’il représente un compromis pragmatique, étant donné qu’aucune démocratie n’est susceptible de voter de sitôt en faveur d’un libertarisme pur et dur. Mais un revenu de base en rapprocherait la société. C’est, en quelque sorte, le « programme de transition » des libertaires.
« Un revenu de base garanti », écrit Matt Zwolinski dans l’essai qui initie la série de Cato « même s’il n’est pas idéal du point de vue libertaire, est nettement supérieur, selon nous, à notre état providence actuel, et a bien plus de chance d’être mis en place dans un monde où la plupart des gens rejettent les vues libertaires ».
Et si nous revenons à l’expérimentation d’un revenu de base telle qu’elle est prévue en Finlande, nous constatons que ses architectes sont à peu près aussi intéressés par une réduction révolutionnaire de l’État-providence que ces rêveurs californiens. Là, ce sera la coalition gouvernementale de droite dure et de centre-droit qui supervisera le projet-pilote, avec l’objectif avoué de fournir une alternative au coûteux système de prestations du pays. Le test consistera à verser à quelques 8 000 personnes à faible revenu, dans une zone géographique limitée, des sommes de quatre montants différents, allant de 400 € à 700 € - de très petites sommes en vérité. Historiquement en Finlande, le Parti social-démocrate et l’Organisation centrale des syndicats finlandais (SAK) se sont fermement opposés à un revenu de base, le considérant comme une attaque contre la sécurité sociale et les négociations collectives.
L’accord de renflouement avec les créanciers, qui a suivi la capitulation du gouvernement Syriza d’Alexis Tsipras devant la troïka de l’UE en juillet, comprend un plan pour le déploiement national d’un revenu minimum garanti (RMG), fin 2016, pour un coût prévu de € 980 millions. Le précédent gouvernement conservateur avait piloté une expérience de RMG dans 13 municipalités, en novembre dernier, en versant la misérable somme de 200 € aux célibataires, et de 300 € aux couples, avec une majoration de 100 € pour chaque adulte à charge et de 50 € pour chaque enfant.
Jusqu’à sa capitulation, le Premier ministre s’était opposé à l’idée. Les syndicats, la base de Syriza et d’autres voix de gauche continuent de considérer le RBG comme un nouvel effort des technocrates de la zone euro pour réduire radicalement les prestations sociales et sabrer dans les salaires conventionnels.
Armine Yalnizyan, économiste en chef au Centre canadien de politiques alternatives, un think-tank progressiste, n’en est pas non plus une adepte. Elle note que son coût serait bien supérieur au chiffre de 30 milliard de dollars canadiens avancé négligemment par Hugh Segal, et tournerait plutôt autour de 380 milliards C$, selon l’économiste Rhys Kesselman de l’Université Simon Fraser. « C’est un énorme coût », dit-elle. « Même si on récupère une partie de cet argent, comme le dit le sénateur Segal, et de plus si on supprime des programmes sociaux, la situation de certains groupes de pauvres pourrait en fait empirer ».
Selon elle, cet énorme montant d’argent pourrait être consacré à des garderies d’enfants, aux infrastructures de transport, à l’amélioration de l’enseignement public, à rendre les collèges et les universités gratuits comme dans une grande partie de l’Europe. Et surtout, une partie de cet argent pourrait être consacré à la construction de logements pour faire baisser le coût du loyer. « La principale dépense est le logement indépendamment du revenu », poursuit-elle. Le marché immobilier est si faussé que même un revenu de base généreux aurait du mal à pallier à cette difficulté. Et le problème ne fait qu’empirer, en particulier dans les grandes villes. « Quand il n’y a pas de contrôle sérieux des loyers ou de stocks suffisants d’habitations à loyer modéré, l’argent rentre dans une poche et sort par l’autre – cela revient à un transfert d’argent public vers les propriétaires. »
Kesselman pour sa part concède qu’il est « malsain » qu’une bureaucratie paternaliste décide de qui est digne ou pas de bénéficier d’aides sociales. Mais les programmes sociaux ne sont pas obligés de rester comme ils sont, rappelle-t-il, et on pourrait faire en sorte qu’ils soient moins intrusifs. En fait, ce sont généralement les conservateurs mêmes qui applaudissent maintenant le revenu de base qui ont insisté, à l’origine, pour que les conditions d’obtention soient de plus en plus difficiles. Il souligne que la plupart de ces différents programmes, et pas seulement les plus évidents comme la santé et l’éducation, mais les installations de soins de longue durée, les subventions pharmaceutiques, les services de santé mentale, la réhabilitation des drogués et des alcooliques, la réinstallation des émigrés, le conseil prénatal, les petits déjeuners scolaires, les installations sportives et l’aide juridique, pour ne citer que quelques exemples des centaines de différents programmes qui existent - doivent être financés et gérés séparément. Ils déclineraient ou disparaîtraient s’ils étaient remplacés par un seul montant forfaitaire alloué chaque mois à chaque personne.
« Prendre des premières mesures, même modestes vers un revenu garanti pourrait réduire drastiquement les nécessaires transferts d’argent vers les plus démunis et les avantages en nature diverses », conclut-il.
Ou, comme l’a dit John Schmitt, un économiste réputé du Centre progressif de recherche politique et économique de Washington, dans une interview à Salon : « Ma crainte est qu’une coalition de gens de gauche bien intentionnés et idéalistes – ces mots n’ont rien de péjoratif - soutiennent un très généreux revenu de base garanti dans une alliance avec la droite, y compris la droite libertaire, qui a essentiellement pour objectif de saper les institutions de protection sociale existantes. »
Mais pourquoi pas un revenu de base qui viendrait s’ajouter aux programmes existants au lieu de les remplacer ? Un revenu de base qui serait généreux au lieu d’être chiche ? Cela pourrait-il être la prochain étape de l’état providence, ou même, comme le dit Van Parijs, « l’apogée de l’État-providence ? »
Tout dépend de l’équilibre des forces entre Capital et Travail au moment de sa mise en œuvre. Si le Travail est faible, alors il est probable qu’il sera conditionnel, maigre et un substitut des prestations sociales déjà en baisse. Si le Travail est fort, il serait inconditionnel, généreux et s’ajoutera aux programmes existants.
Mais la principale raison de l’attrait qu’exerçait le revenu de base sur Van Parijs et Van der Veen en 1986, et sur beaucoup de membres de la gauche aujourd’hui, est qu’il semble offrir une alternative à un mouvement syndical fort. Ce fut précisément la défaite mondiale historique de la classe ouvrière dans les années 70-80 qui a conduit Van Parijs à la conclusion pessimiste qu’il serait préférable de se battre pour une allocation universelle plutôt que pour la grande ambition socialiste traditionnelle, compliquée et dérangeante, d’un système de planification démocratique de l’économie où les travailleurs possèdent les moyens de production, ou même pour le rêve keynésien plus modéré mais tout aussi compromis du plein emploi.
Alors que les partisans de gauche croient qu’un revenu de base renforcera le bras des travailleurs, la droite le soutient pour la raison inverse.
Le capitalisme offre déjà un revenu minimum pour permettre aux gens de survivre : on appelle ça un salaire. Avec l’introduction d’un revenu de base, les employeurs auraient une arme puissante pour forcer les salaires vers le bas, en soutenant qu’ils n’ont pas besoin de payer autant leurs salariés étant donné qu’ils reçoivent déjà assez pour maintenir leur niveau de vie. La négociation collective se transformerait en une discussion sur le niveau de baisse des salaires.
Comme les économistes C.M.A. Clark et Catherine Kavanagh l’écrivaient en 1996, dans « Arguments conservateurs en faveur d’un revenu de base » :
« Si l’on sépare partiellement les revenus de l’emploi, les travailleurs seront moins enclins à lutter contre les réductions de salaire, ce qui rendra le marché de l’emploi plus flexible. Cela permettra aux salaires, et donc au coût de la main-d’œuvre, de s’ajuster plus facilement aux fluctuations économiques ».
A la fin du 18ème siècle, le « système Speenhamland » a été introduit dans la loi, à la fois pour aider les pauvres en milieu rural et prévenir les soulèvements révolutionnaires. Les salaires de misère des ouvriers agricoles ont été complétés par les magistrats en fonction d’une appréciation évolutive de leurs moyens, basée sur le nombre d’enfants d’une famille et sur le prix du pain. Le programme a un peu diminué la malnutrition et la pauvreté mais loin de démarchandiser le travail, le programme a encouragé les agriculteurs à continuer à verser de bas salaires.
Et plus récemment, le fan libertaire scandinave de la flexisécurité, expert en économie, Steve Randy Waldman, a essayé de vendre l’idée à ses camarades en suggérant qu’un revenu de base élimine le besoin de syndicats : « Les revenus supplémentaires sont un moyen plus sain d’augmenter le pouvoir de négociation du Travail que le syndicalisme. Le syndicalisme oblige à mener des négociations collectives qui conduisent à des règles identiques, et inflexibles, pour tous les secteurs professionnels, en matière d’embauche, de licenciement et de promotion, et en plus à des salaires plus élevés ».
Le revenu de base n’est pas seulement une subvention aux employeurs, c’est aussi un pourfendeur du syndicalisme.
Pourquoi un de ces gouvernements contemporains, tous autant qu’ils sont à la solde du Capital, introduirait-il une législation qui renforcerait le bras du Travail ?
Si le Travail était en capacité d’obtenir un bon revenu de base, il aurait également celle de relancer le projet du plein emploi. Et tandis que même le meilleur revenu de base empêche seulement le travailleur de tomber au-dessous d’un certain niveau de pauvreté, le plein emploi donne véritablement aux travailleurs le pouvoir d’exiger des salaires toujours plus élevés. En effet, lorsqu’il y a pléthore d’emplois, si le salaire et les conditions sont mauvaises dans un endroit, il est possible de trouver tout de suite un autre emploi mieux rémunéré juste en bas de la route. Le plein emploi augmente constamment la part du Travail dans la richesse que lui seul crée.
Sous le régime d’un revenu de base qui fonctionne parfaitement, ceux qui ont des métiers pénibles payeraient des impôts qui permettraient à d’autres de s’offrir ce que, eux, considéreraient, soyons honnêtes, comme une vie de loisirs consacrés à la peinture, au tricot ou à l’étude. Sous le régime du plein emploi, des gains de productivité peuvent permettre de raccourcir la semaine de travail ou d’allonger les vacances de tout le monde sans perte de salaire. Au lieu de plus de loisirs pour quelques-uns, plus de loisirs pour tous.
Et là, nous en revenons à la question de la productivité et de l’automatisation, à l’apocalypse robotique qui nous menace, soi-disant.
Il n’y aura pas d’apocalypse robotique.
Parce que, tout d’abord, tandis que la technologie a toujours pris la place de tel ou tel groupe de travailleurs – et quand vous êtes un de ces travailleurs, c’est certainement moche s’il n’y a pas d’assurance-chômage décente ou de programme de reconversion, la technologie n’a jamais réduit la quantité de travail globale. En fait, elle a toujours créé plus d’emplois qu’elle n’en a détruit.
A la fin du 18ème siècle, 90 % de la main-d’œuvre américaine était employée dans l’agriculture. En 2009 (la dernière année pour laquelle nous avons des chiffres), moins de 0,7 % sont des agriculteurs. Pourtant 90 % des Américains ne sont sans emploi ; ils ont maintenant d’autres emplois, souvent moins pénibles. Le pourcentage de personnes qui occupent des emplois difficiles, dangereux et ennuyeux a dégringolé. Des chercheurs qui sont remontés jusqu’en 1871 dans les archives des recensements anglais et gallois ont constaté que si, en 1901, environ 200 000 personnes sur une nation de 32,5 millions lavaient des vêtements pour vivre, en 2011, avec une population avoisinant les 60 millions, seulement 35 000 travaillent dans ce secteur. Dans les deux dernières décennies, il y a eu une baisse de 57 % du nombre de dactylos, une baisse de 50 % du nombre de secrétaires, une baisse de 79 % du nombre de tisserands et de tricoteurs. Pendant ce temps, les emplois dans la médecine, l’éducation, et les services professionnels ont grimpé en flèche. Malgré la multiplication des distributeurs automatiques de billets de 1980 à 2010, le nombre d’employés de banque a augmenté aux États-Unis. Nous avons simplement tendance à remarquer davantage les emplois qui sont remplacés par la technologie que ceux qu’elle crée.
Le taux de chômage que nous voyons aujourd’hui n’est pas causé par la technologie, c’est le produit délibérée des politiques budgétaires et monétaires instaurées dans les années 1970 et 1980 pour discipliner la main d’œuvre après l’abandon des stratégies de plein emploi des trois décennies précédentes qui avaient engendré la stagflation, la diminution de la part du revenu national allant aux propriétaire du capital et, le pire de tout selon eux, des syndicats bolcho.
En fait, nous devrions vouloir que les machines, les logiciels et les robots se chargent plus en plus des tâches humaines. Ils ne remplacent pas du tout les emplois et, dans l’ensemble, ils nous permettent vraiment de travailler moins tout en gagnant plus. Les gains de productivité, c’est grosso modo, l’augmentation de la production par heure travaillée. Les travailleurs, bien sûr, n’en bénéficient que tant qu’il y a des syndicats assez forts pour tenir les pieds des employeurs au feu. En 1950, le travailleur étasunien moyen a passé 1909 heures au travail, mais dès 1973, ce chiffre a plongé à 1797 heures - comme le note un économiste libéral étasunien, cela équivaut à trois semaines de congés supplémentaires par an. Tout en voyant leurs salaires grimper sans anicroche. Au cours de cette même période, les salaires ont augmenté au rythme régulier de 2,23 points, plus rapidement que le taux d’inflation d’une année moyenne.
Réduire le coût de l’emploi en augmentant le rendement est le principal moteur de l’adoption de nouvelles technologies par les entreprises. Si une nouvelle machine permet à vos employés de produire dix gadgets à l’heure au lieu de deux, alors, pour reprendre le vieux langage marxiste, vous augmentez votre plus-value, et donc votre profit. Mais si la main d’œuvre est vraiment pas chère, beaucoup moins chère que les machines qui serviraient à en économiser, pourquoi les acheter ?
Et malgré tous les beaux discours sur la façon dont la technologie évolue plus vite que jamais, dans les fait les entreprises n’investissent pas dans de nouveaux équipements permettant d’économiser de la main d’œuvre. L’investissement de la société américaine dans les ordinateurs et les logiciels diminue depuis 15 ans. Le nombre total de robots industriels dans le monde en 2014, environ 200 000, était inférieur au nombre moyen d’emplois créés chaque mois rien qu’aux Etats-Unis.
C’est la faiblesse même des travailleurs qui a freiné l’adoption de nouvelles technologies. C’est la lutte des travailleurs qui est le moteur de l’innovation. Et donc, alors qu’aux Etats-Unis, la productivité a augmenté en moyenne de 2,8 % par an de 1948 à 1973, depuis le milieu des années 70, elle a chuté, se relevant brièvement dans les années 90 pour fléchir à nouveau depuis. Elle augmente, mais bien moins rapidement que durant l’âge d’or d’après-guerre. L’économie continue de croître aussi mais très faiblement, en ajoutant des travailleurs, tandis que le total des heures travaillées plafonne. Selon le Rapport économique de 2015 du Président, si la productivité avait continué à augmenter au même rythme qu’après-guerre, le revenu moyen des ménages américains serait de 30 000 dollars de plus.
Les chiffres pour les autres pays varient, en particulier la Chine bien sûr, mais les États-Unis sont largement représentatifs des tendances observées ailleurs en Occident.
La vérité, c’est que le raccourci du revenu de base vers plus de temps libre, moins de pauvreté et le renforcement des syndicats, livré sur un plateau par un État entièrement soumis aux grandes entreprises qui prouve, depuis 40 ans, qu’il poursuit l’exact opposé de tout cela, est un fantasme. Si nous voulons plus de temps libre, nous devons renouer avec la croissance de la productivité. Et pour cela, il faut que la main d’œuvre soit chère. Et la seule façon pour qu’elle soit chère, c’est que les travailleurs se rassemblent en un mouvement international de lutte aussi puissant que celui qui avait assez effrayé les élites pour qu’elles nous concèdent l’Etat providence après la guerre.
La raison pour laquelle la notion de revenu de base, élaborée dans les arcanes obscures de la gauche dans les années 1980 et 1990, a pris une telle ampleur aujourd’hui est la reddition des derniers gauchistes encore debout, reddition qui a suivi la réalisation horrifiée que non seulement le socialisme mais aussi le keynésianisme avaient été défaits, au moins au niveau de l’État-nation. Le sociologue marxiste Göran Therborn fustige à juste titre l’idée en la qualifiant de « curieuse utopie de démission. »
Le fait est que l’arc en ciel de propositions de différents types de revenu de base ne rompent pas avec le réalisme de l’État-nation capitaliste ; tous se soumettent à lui.
Il n’y a pas de voie capitaliste vers le communisme. Il y a seulement, comme toujours, le niveau de confiance en lui du Travail.
Notes :
(1) Un Red Tory est un conservateur canadien qui épouse aussi les idées progressistes économiques (ou sociales) et soutient l’État providence.
(2) Le Luddisme fut, selon l’expression de l’historien Edward P. Thompson, auteur du classique La formation de la classe ouvrière anglaise, un « conflit industriel violent » qui a opposé dans les années 1811-1812 des artisans – tondeurs et tricoteurs sur métiers à bras du West Riding, du Lancashire du sud et d’une partie du Leicestershire et du Derbyshire.
(3) Le conservatisme de type one-nation (One-nation conservatism, également appelé démocratie Tory), est une forme de conservatisme politique ayant une vision organique (en) de la société et prônant le paternalisme et le pragmatisme. L’expression ’One-nation Tory’ a été popularisée par Benjamin Disraeli, porte-parole en chef du parti conservateur du Royaume-Uni et premier ministre à partir de 1868. (Wikipedia)
(4) Le terme anglais minarchism, est un néologisme datant vraisemblablement des années 1970. Les inspirateurs de ce mouvement de pensée récent semblent être principalement originaires d’Amérique du Nord (Canada ou États-Unis). Les minarchistes se méfient fortement de l’État et de l’extension de ses prérogatives. En effet, selon eux, les activités étatiques sont caractérisées par : La force (voire la violence), l’irresponsabilité et une prolifération dangereuse.
Leigh Phillips, Intergalactic proletarian
Leigh Phillips est un journaliste spécialiste des affaires européennes et un écrivain scientifique. Il a écrit pour Nature, The Guardian, The EUobserver, Businessweek, The Daily Telegraph, Jacobin, The New Statesman, Scientific American, Salon, Red Pepper, The Sunday Express, etc.
Traduction : Dominique Muselet
Lien :http://www.reseau-salariat-idf.com/#!Le-revenu-de-base-historique-et-objectifs/c1mbt/5683e98a0cf20a60e3ae8ae7
Note du traducteur : Si je suis d’accord avec l’auteur de cet article sur le fait que le revenu de base doit sa popularité actuelle au fait qu’il contribue à affaiblir à la fois l’Etat-providence et les syndicats, je ne le suis pas du tout avec la solution qu’il propose à savoir le plein emploi. Moi je milite pour le salaire à vie et la propriété d’usage dans le but de sortir du capitalisme.