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Le mythe sunnite de Washington et la destruction du Moyen-Orient (2) (War on the Rocks)

Note de l'éditeur Ceci est le second de deux articles sur ce sujet, le premier a été publié la semaine dernière. Il y a eu une certaine controverse sur ma décision d'autoriser l'auteur à écrire sous un nom de plume. Je connais l'identité de l'auteur et même si ses arguments ne font pas l’unanimité, je suis confiant dans ses sources et son expertise. J’ai bien réfléchi à sa demande d'utiliser un pseudonyme. J’ai décidé que son cas répond raisonnablement aux normes que nous avons publiées sur notre site pour une telle protection. L'auteur, à mon avis, pourrait raisonnablement et sérieusement craindre pour son emploi et sa sécurité s’il était publié sous son vrai nom. Mise à jour : le pseudo de l’auteur a été modifié pour protéger quelqu’un qui portait le même nom et qui n’avait rien à voir avec l’article.

Un Occidental qui a une vaste expérience de terrain en Syrie et en Irak aborde la vision occidentale classique des guerres civiles en Irak et en Syrie et propose un changement spectaculaire de paradigme sur la région.

Je n’ai pas été surpris de voir mon premier article accueilli avec tant de colère par ceux qui adhèrent à la narration occidentale conventionnelle sur les guerres civiles en Irak et en Syrie, et sur les désordres plus larges au Moyen-Orient. En réalité, ces conflits ne sont pas bien décrits par la narrative simpliste sur les sectes religieuses de la presse occidentale. J’ai expliqué que les élites occidentales acceptaient et même embrassaient la définition saoudienne de l’identité sunnite. Et j’ai fourni des éléments sur les conflits en Syrie et en Irak, qui ne s’accordent pas avec ce que vous avez probablement lu dans les journaux.

Mais il y a encore beaucoup à dire. Cela vaut la peine de comprendre comment nous en sommes arrivés là. Au lendemain de la chute de Saddam et son régime, les Sunnites irakiens ont été trahis par un grand nombre de leurs propres chefs religieux, politiques et tribaux, qui voulaient boycotter l’ordre politique, après 2003, en menant une insurrection contre la plus puissante armée du monde et le gouvernement qu’elle voulait mettre en place et soutenir. Bien sûr, cela n’a pas aidé que l’occupation étasunienne et les forces de sécurité qu’elle avait mises en place, aient persécuté les sunnites irakiens au-delà de toute mesure. Le comportement de l’armée américaine était plus agressif dans les zones à majorité sunnite, et les forces de sécurité irakiennes ont collaboré avec des escadrons de la mort chiites, pour mener une contre-insurrection brutale qui a vu les corps s’empiler et les quartiers nettoyés. Les Irakiens ont souffert d’un traumatisme collectif qui prendra des décennies à guérir. Mais les rejectionnistes sunnites extrémistes et leurs soutiens occidentaux ont clamé que si on « ne donnait pas le pouvoir » aux sunnites, alors ils n’auraient qu’une alternative : l’État islamique d’Irak et du Levant (ISIL). Les Occidentaux, en reprenant cet argument, semblaient soutenir les sunnites, mais cela ne faisait que révéler leur mauvaise opinion d’eux, puisqu’ils pensaient que si on leur laissait un pouvoir politique disproportionné, les sunnites deviendraient des terroristes. Depuis 2003, les réjectionnistes sunnites utilisent cette narrative pour garder l’Irak en otage en exerçant un chantage sur Bagdad et ses alliés, exactement comme des gangsters dans un racket de protection.

Si les dirigeants sunnites ne recevaient pas les postes au gouvernement ou les contrats d’affaires qu’ils voulaient, ils se plaignaient d’être persécutés en raison de leur identité sunnite, changeaient de camp, rassemblaient leurs parents et utilisaient la violence. Voilà des exemples de ce phénomène depuis le début de 2013 :

  • Rafi al Essawi, l’ancien ministre des Finances et vice-premier ministre, qui aurait permis à des extrémistes sunnites d’entrer dans la province d’Anbar ;
  • Rafi al Mishhin, le fils du chef de la tribu Jumaila et un ancien dirigeant des groupes Sahwa, mis en place par les États-Unis ;
  • Ali Hatem Suleiman, un cheikh tribal d’Anbar qui a travaillé avec les Américains comme contractant, a été un membre mécontent de la liste de la coalition État de droit de Maliki et qui, plus tard, a rejoint les manifestations pour accueillir al-Qaïda (et de futurs membres d’ISIL) dans leurs rangs et appelé à attaquer l’armée irakienne (mais pas les policiers irakiens, car ils pouvaient être des sunnites locaux) ;
  • Et Khamis Al-Khanjar, un homme d’affaires influent de Falloujah a financé ces mêmes manifestations et qualifié les premières attaques d’ISIL de révolution tribale.

Pourtant, l’Occident a fait pression sur le gouvernement irakien pour qu’il introduise dans ses rangs des représentants sunnites comme ceux que je viens de citer, qui nient la légitimité du gouvernement et rejettent l’idée même d’un dirigeant chiite. Il n’y avait pas de chiite dans les provinces d’Anbar ou de Ninawa pour menacer les sunnites. Au pire, ils étaient mécontents de la politique, ce qui n’est pas une raison suffisante pour embrasser l’organisation terroriste la plus cruelle du monde.

Le djihad revient hanter la Syrie

L’interaction entre le conflit en Irak et la guerre civile syrienne a créé une tempête idéale. L’occupation américaine de l’Irak et la guerre confessionnelle qu’elle a provoquée, ont modifié la vision que les sunnites syriens avaient d’eux-mêmes. Le gouvernement syrien a été averti qu’il était le prochain en ligne pour un changement de régime, et il a pris des mesures préventives pour faire avorter le projet américain en Irak. En soutenant ou en tolérant les insurgés (y compris al-Qaïda) pendant les trois premières années de l’occupation, Damas voulait paralyser les Américains. Mais le gouvernement syrien a perdu le contrôle de sa frontière orientale. Après 2006, au moins un million d’Irakiens, pour la plupart sunnites, ont fui en Syrie ; parmi eux, certains avaient des liens avec l’insurrection et venaient en Syrie pour faciliter les opérations des insurgés en Irak, ou pour trouver un endroit sûr pour eux et leurs familles, ou les deux. Beaucoup d’anciens membres d’al-Qaïda en Irak s’étaient réfugiés à Damas et menaient la vie familiale et laborieuse qu’on menait avant la crise syrienne de 2011. Dans mes entretiens avec des membres de Jabhat al-Nusra en détention, j’ai appris qu’au début de l’insurrection syrienne, ces hommes avaient été contactés par de vieux amis qui leur avaient dit : « On remonte l’orchestre ». Beaucoup de ces Irakiens ont formé le noyau précoce d’al-Nusra, qui jusqu’à récemment était l’affilié syrien d’al-Qaïda.

En 2010 ou 2011, l’Irak semblait être stabilisé. Lorsque le soulèvement a commencé en Syrie et que le pays est devenu instable, bon nombre des rejectionnistes sunnites irakiens sont retournés en Irak de leur exil syrien. Les insurgés en Syrie avaient créé des zones de non-droit, de nombreuses milices remplissaient le vide de pouvoir, et une population islamiste sunnite conservatrice se mobilisait autour de slogans religieux. Les Turcs laissaient passer en Syrie tous ceux qui voulaient, et les djihadistes en ont bien profité. À l’été 2012, de nombreux Syriens locaux ont vu l’arrivée de combattants étrangers comme une bonne chose, comme s’ils étaient des membres du bataillon Lincoln de volontaires étrangers dans la guerre civile espagnole. Comme j’en ai moi-même été témoin, ils ont été accueillis et logés par des Syriens qui les ont aidés à s’installer et ont coopéré avec eux.

Ces milliers de combattants étrangers en Syrie se sont finalement, pour la plupart, associés à ISIL, et ont pris de larges pans de la Syrie. De là, le groupe a pu lancer son offensive en Irak à l’été 2014 (bien que le terrain à Mossoul ait été préparé par les djihadistes depuis un certain temps). La perspective d’un mouvement sunnite extrémiste prenant Damas répondait à leurs rêves passés d’expulser les chiites de Bagdad (mais à la différence de Damas, Bagdad est une ville majoritairement chiite). Le soulèvement syrien a bénéficié de l’argent public et privé du Golfe pour promouvoir la plus large cause sunnite en Syrie, en Irak et ailleurs dans la région. Une grande partie de ce soutien financier est allé aux rejectionnistes sunnites d’Irak, qui ont organisé des sit-ins et des manifestations dans des villes à majorité sunnite en Irak. Pendant ce temps, Al Jazeera qui était la voix du nationalisme arabe est devenu la voix des sunnites extrémistes, faisant pratiquement la promotion d’al-Qaïda en Syrie et célébrant les premiers "révolutionnaires" d’ISIL en Irak.

Retour de Syrie en Irak

En 2012, les djihadistes se sont rassemblés dans des centres de rébellion autour de la Syrie, les réjectionnistes sunnites en Irak ont laissé les djihadistes ré-infiltrer leurs rangs quand ils ont lancé cette campagne de manifestations, en pensant qu’ils pourraient utiliser leur présence pour faire pression sur le gouvernement. À l’époque, al-Qaïda et l’État islamique d’Irak, le précurseur d’ISIL, étaient encore unis. Ils avaient systématiquement assassiné les principaux dirigeants du mouvement « sahwa », en neutralisant ceux qui auraient pu empêcher le rapprochement des djihadistes avec des dirigeants sunnites d’Irak. De 2006 à 2009, ils ont également assassiné de nombreux commandants insurgés rivaux pour affaiblir les autres mouvements armés. D’anciens insurgés m’ont expliqué comment, juste avant que les Américains ne se retirent d’Irak en 2011, les dirigeants insurgés de factions aussi politiquement diverses que les Naqshbandis, l’Armée islamique, l’Armée des Moudjahidines et les Brigades de la révolution de 1920, se sont tous rencontrés en Syrie pour fomenter de prendre la Zone verte à Bagdad (ce qui a été, ironiquement, fait cette année par des chiites et non par des sunnites). Ces groupes n’avaient pas, alors, la capacité de prendre la Zone verte, mais ils ont commencé à bouger lorsque les manifestations ont commencé avec l’aide de l’État islamique, qui trouvait intérêt à coopérer avec ces groupes, à ce moment-là.

Lorsque, en 2012 et 2013, les manifestants sunnites ont rempli les squares à Ramadi, Mossoul, Hawija, Falloujah et ailleurs en scandant « qadimun ya Bagdad » (« nous arrivons, Bagdad »), il aurait été difficile au gouvernement et aux citoyens de Bagdad de ne pas interpréter cela comme une menace provenant de diverses villes à majorité sunnite. Ce n’étaient pas des manifestations pro-démocratie. Ils rejetaient le nouvel ordre − le gouvernement élu et appelaient à renverser les chiites.

Les dirigeants sunnites rejectionnistes ont surfé sur cette vague de soutien et sont devenus un facteur clé dans la facilité avec laquelle ISIL a plus tard saisi une grande partie du pays. Selon des insurgés irakiens à qui j’ai parlé, les dirigeants d’ISIL avaient d’abord pensé compter sur d’anciens insurgés, y compris des Baathistes, pour leur servir de couverture. Les djihadistes d’ISIL ont d’abord coopéré avec certains de ces groupes, mais il n’a pas fallu longtemps à ISIL pour s’apercevoir qu’il n’avait pas besoin d’eux et pour en purger ses territoires nouvellement saisis. De nombreux dirigeants sunnites réjectionnistes, qui ont maintenant compris toute l’horreur de ce qu’ils ont aidé à libérer, se sont enfuis, laissant leurs populations déplacées, détruites, et divisées. De même en Syrie, des réjectionnistes sunnites et leurs partisans occidentaux ont affirmé que la seule façon de vaincre ISIL était de renverser Assad, ce qui apaiserait les tensions confessionnelles. Et l’Occident croit qu’ils sont représentatifs des sunnites de Syrie. Les militants de l’opposition laïque ou progressiste en faveur du pluralisme n’ont malheureusement aucune influence parce qu’ils n’ont pas de milices.

L’évolution de l’identité confessionnelle du Moyen-Orient moderne

L’identité sunnite vit une crise majeure. Les sunnites et les chiites ne sont pas des groupes stables, qu’il est facile de cerner. Il y a vingt ans, ces termes signifiaient autre chose. L’invasion de l’Irak en 2003 a été l’équivalent géopolitique de l’astéroïde qui a causé l’extinction des dinosaures. Tout comme des espèces ont disparu ou sont apparues suite à ce cataclysme, dans le monde musulman, de vieilles identités ont été détruites tandis que de nouvelles ont été créées, comme le montre Fanar Haddad de l’Institut Hudson. Une de ces nouvelles identités a été l’Arabe sunnite post-Saddam, qui a été considéré par les taxonomistes occidentaux comme un groupe ethnique plutôt qu’une secte religieuse fluide, floue, et diverse. Pendant des siècles, l’identité sunnite a été confondue avec musulman et l’identité musulmane était distincte de celle de membres de sectes religieuses hétérodoxes ou hérétiques. D’une manière générale, les chiites vivant dans les régions dominées par les sunnites leur étaient subordonnés juridiquement et traditionnellement. La guerre en Irak a contribué à créer un nouveau sentiment de « sunnite-té » parmi les musulmans sunnites, et il a également renversé un ordre antérieur que beaucoup tenaient pour acquis. Pour aggraver les choses, des partis islamistes chiites (comme Dawa et le Conseil suprême) sont arrivés au pouvoir (en même temps que des partis islamistes sunnites comme le Parti islamique), mais les sunnites ont subi la brutalité de l’occupation (tandis que les chiites subissaient la brutalité de l’insurrection).

Le résultat est que nous définissons maintenant l’identité sunnite comme les Saoudiens la définissent, depuis qu’ils se sont mis à distribuer leurs pétro-dollars dans les années 1960, pour remodeler l’islam mondial à l’image de wahhabisme. Comme Haddad l’explique :

« Le vocabulaire anti-chiite du salafisme a clairement fait son chemin en Irak et même au-delà. C’est tout à fait normal, étant donné que le salafisme offre l’une des rares options spécifiquement sunnite et ouvertement anti-chiite, aux Sunnites irrités par le pouvoir chiite et la marginalisation des sunnites. »

En d’autres termes, nous voyons maintenant une identité sunnite en Irak qui est toute proche du wahhabisme saoudien. Et la réponse de l’Ouest est de renforcer cela !

Ironiquement, nous faisons presque la même chose avec l’identité chiite. Les Occidentaux (et les sunnites extrémistes) croient que les chiites sont tous pareils et sont tous un prolongement du pouvoir théocratique iranien (persan) − mais ce n’est pas le cas, et croire que c’est le cas a des effets négatifs sur la région. Il est vrai que l’identité religieuse chiite a beaucoup plus de cohérence politique au Moyen-Orient que l’identité sunnite, mais c’est méconnaître totalement la topologie du pouvoir chiite dans le monde arabe chiite, que de le placer en Iran. Une secte religieuse a besoin d’avoir un lien cohérent avec des centres de pouvoir qui la représentent. Les chiites savent qui ils sont et qui sont leurs chefs. En Irak, et même au-delà de ses frontières, le grand ayatollah Ali Sistani est le plus important leader pour les chiites, du monde arabe principalement, mais pas exclusivement. Les sunnites n’ont pas de leader équivalent.

Nous avons tendance à voir le Hezbollah ou le corps des Gardiens de la Révolution islamique iranienne uniquement comme des menaces pour l’Occident ou Israël, mais ils sont aussi des acteurs locaux respectés, qui ont de l’influence sur les autres chiites. Avant 2011, l’axe chiite était seulement une idée. Par rapport aux chiites du Liban, de Syrie et d’Iran, les chiites irakiens étaient relativement isolés des luttes et des pays voisins. Ils vivaient à l’écart, et leurs aspirations étaient plus matérialistes car ils découvraient la vie des classes moyennes. De la même manière que les rejectionnistes sunnites ont fait le jeu d’ISIL en radicalisant leurs populations, il y a eu un processus de radicalisation de nombreux chiites irakiens, qui ont été incités à se défendre et parfois même à aller soutenir Assad en Syrie. Maintenant les chiites d’Irak, du Liban, d’Iran, de Syrie, d’Afghanistan et d’ailleurs coopèrent sur le champ de bataille. Depuis 2003, des civils chiites sont ciblés en Irak presque quotidiennement, sans parler du Pakistan, de l’Afghanistan, de la Syrie, du Liban et du Yémen.

Malgré cette guerre virtuelle contre les chiites soutenue et cautionnée par les grands chefs religieux sunnites, les chiites ont montré beaucoup plus de retenue que leurs homologues sunnites. Qu’est-ce qui empêche les chiites libanais, irakiens, et syriens de commettre des massacres et de chasser tous les sunnites ? C’est qu’ils ont des leaders religieux plus responsables, qui les guident depuis Qom ou Najaf, en organisant le mouvement chiite et en offrant un cadre et une discipline. D’après les entretiens que j’ai menés dans la région, les dirigeants du Hezbollah reprochent en privé aux dirigeants chiites irakiens de s’aliéner les sunnites et d’échouer à les intégrer. Ils reprochent à ces dirigeants leurs violations, en leur rappelant que lorsque le Hezbollah a chassé l’occupation israélienne, il n’a pas fait exploser les maisons des nombreux collaborateurs chrétiens et chiites, ni n’a exercé de violence contre eux.

Quand nous disons sunnite, que voulons-nous dire ? Il y en a beaucoup de sortes dans trop de pays : sunnites kurdes, Ouïghours, Sénégalais, Arabes tribaux, citadins du Caire, Damas, Bagdad, Bédouins, et villageois. On ne peut faire entrer le sunnisme dans un cadre politiquement cohérent, sauf si on est prêt à adhérer au récit d’al-Qaïda, d’ISIL, ou des Frères musulmans. Ces derniers ont toujours évité l’extrémisme explicite et délétère des groupes djihadistes, mais ils ont perdu leur puissance, du fait que leurs projets dans le monde arabe ont largement échoué.

Avant l’avènement de l’État-nation arabe moderne, les villes pratiquaient un islam modéré parrainé par l’État, qui était intégré aux lois. Les sunnites urbains appartenaient principalement à l’école hanafite, une école modérée de jurisprudence sunnite. Cette école, l’une des quatre principales écoles sunnites, est la plus tolérante et la plus souple. La campagne pratiquait historiquement un islam populaire ou se disait chiite, soufi, ou alaouite. L’hanafisme a pris le dessus parce que c’était la religion des élites, la religion de l’empire, la religion des Ottomans. Aujourd’hui, il n’y a plus d’hanafisme d’État, ni aucune autre institution modérée. L’islam sunnite traditionnel d’État a disparu.

Il est donc impossible de trouver un véritable centre de pouvoir sunnite. Ce n’est pas encore l’Arabie saoudite, mais si l’Occident ne change pas sa vision du Moyen-Orient, cela deviendra une prophétie auto-réalisatrice aux conséquences cataclysmiques.

L’Arabie saoudite est le principal État à soutenir l’islam sunnite aujourd’hui, via les mosquées, les fondations et l’éducation islamique. Par voie de conséquence, le salafisme − un mouvement qui soutient que l’islam doit être pratiqué comme il l’était par le Prophète Mohammad et ses compagnons − est la nouvelle religion de l’empire et ses tendances rejectionnistes sont un danger pour tous les pays de population sunnite, du Mali à l’Indonésie. Une des raisons qui fait que les sunnites syriens se soient tellement radicalisés est que beaucoup d’entre eux ont travaillé pendant des années dans le Golfe, et sont rentrés chez eux avec d’autres coutumes et d’autres croyances. Quand un État du Golfe soutient l’ouverture d’une mosquée ou d’un centre islamique en France ou en Tanzanie, il envoie ses missionnaires salafistes avec leurs dogmes. Les traditions concurrentes, telles que le soufisme, sont loin d’avoir la même force politique. Les communautés musulmanes, d’Afrique jusqu’en Europe et en Asie, qui ont vécu pendant des siècles aux côtés des chrétiens, des bouddhistes, des hindous, sont maintenant menacées comme les soufis, et les formes syncrétiques de l’islam disparaissent sous la poussée salafiste.

J’en suis venu à croire que, de manière subconsciente, la culture institutionnelle du régime syrien voit cette identité sunnite transnationale comme une menace, et que c’est une des raisons pour lesquelles les alaouites sont surreprésentés dans les forces de sécurité syriennes. Cette surreprésentation a des causes socio-économiques, mais elle est également considérée par le régime comme indispensable, pour préserver la nature laïque et indépendante de l’État. Leur raisonnement est que les alaouites en tant que secte n’ont pas de relations ou de connexions ou de loyautés à l’extérieur de la Syrie. En conséquence, ils ne peuvent pas trahir le pays en s’alliant avec les Saoudiens, les Qataris, ou les Frères musulmans, ils ne peuvent pas décider soudainement d’annuler les garde-fous de la laïcité ou du pluralisme inhérents au système.

La vision propagée par l’État islamique est compatible avec l’interprétation salafiste de la loi islamique, et c’est pourquoi on ne peut pas compter sur al-Azhar en Égypte ou d’autres institutions de l’islam modéré, pour endiguer la marée du salafisme. Al-Azhar, le centre traditionnel par excellence des études islamiques sunnites, n’a pas rejeté ISIL comme non-islamique. Des théologiens sunnites influents du monde arabe ont condamné ISIL au motif que le groupe est excessif, suit de mauvaises règles, ou prétend avoir une autorité qu’il ne possède pas légalement, mais ils ne dénoncent pas le mouvement comme non-islamique et contraire à la Charia. Seules des différences techniques séparent l’idéologie de Jabhat al-Nusra de celle d’ISIL ou d’Ahrar al-Sham ou même de l’Arabie saoudite. La direction d’al-Nusra partage également l’idéologie takfiri, et si al-Nusra s’est séparé d’al-Qaïda, il n’a pas renoncé à cette idéologie toxique. Ahrar al-Sham partage également la même idéologie.

Curieusement, les dirigeants politiques américains semblent plus acharnés que quiconque au monde à expliquer qu’ISIL n’est pas fidèle aux principes de l’islam sunnite. Le problème est que les musulmans ne considèrent pas les dirigeants politiques occidentaux non musulmans comme des autorités sur l’islam.

L’ironie, bien sûr, est que les principales victimes de la salafisation sont elles-mêmes sunnites. Les élites sunnites sont assassinées et il devient impossible de créer une société civile sunnite ou une classe politique libérale. ISIL a saisi les zones à majorité sunnite. Les principales villes sunnites d’Irak et de Syrie sont en ruines et leurs populations dispersées, et, évidemment, la campagne brutale de l’armée arabe syrienne y a également contribué. Des millions de sunnites de Syrie et de l’Irak ont été déplacés, ce qui devrait engendrer une génération d’enfants sunnites pleins de ressentiment, qui recevront une éducation religieuse extrémiste dans une optique révolutionnaire ou militante − si toutefois ils reçoivent la moindre éducation. Beaucoup de sunnites vivent déjà dans des communautés d’exilés qui ressemblent aux camps de réfugiés palestiniens, où l’on entretient un sentiment d’identité révolutionnaire spécifique.

Les sunnites ont été laissés sans cadre. Ils représentent la majorité de la population du Moyen-Orient, et alors que par le passé ils ont embrassé l’État et ont été l’État, ils n’ont plus rien autour de quoi construire un mouvement solide et cohérent ou un discours intellectuel. Un mouvement construit autour du sunnisme, comme l’est l’opposition syrienne soutenue par l’étranger et certains dirigeants sunnites irakiens, va créer une région profondément radicale qui finira par être dominée par les vrais représentants de cette idéologie − al-Qaïda, ISIL, ou l’Arabie saoudite.

L’effondrement de l’État et les milices qui se battent pour Assad

L’armée syrienne qui perd son sang depuis cinq ans est affaiblie et obligée de se reposer sur toute une série d’alliés paramilitaires, notamment à Alep. Le 28 juillet, les Russes et les Syriens ont offert l’amnistie aux insurgés d’Alep-est s’ils partaient, et ils ont invité tous les civils à se réfugier dans la partie ouest d’Alep qui est détenue par le gouvernement. Cette offre a été explicitement calquée sur l’évacuation des habitants de Falloujah, en 2004, qui a coûté très cher, pour reprendre la ville à al-Qaïda en Irak. En réponse, les extrémistes sunnites ont appelé à une bataille « épique » à Alep. L’offensive djihadiste a pris le nom d’Ibrahim al Yusuf, un djihadiste qui a tué des dizaines d’élèves officiers alaouites de l’académie militaire d’Alep en 1979, tout en épargnant les cadets sunnites. Il est dirigé par Abdullah Muheisni, un religieux saoudien véhément qui a appelé tous les sunnites à se joindre à la bataille et qui est entré triomphalement dans la ville. Jusqu’à deux millions de personnes de l’ouest d’Alep, protégées par une armée exsangue après cinq ans d’épreuves, sont menacées par l’avance djihadiste.

Cela a forcé le régime syrien à compter sur des renforts chiites d’Irak, du Liban, d’Afghanistan et d’Iran. Il y a une grande différence entre ces renforts chiites et leurs adversaires djihadistes. Les Forces de mobilisation populaires irakiennes (PMF) et d’autres forces sont venues en Syrie pour aider l’armée syrienne et éviter un nouvel effondrement de l’État. Elles ne seraient pas là si une insurrection soutenue par l’étranger n’avait pas affaibli l’armée. Les milices chiites étrangères ne se mélangent pas aux civils syriens, et elles se cantonnent aux lignes de front. Elles n’essaient pas de prendre le contrôle. Même la pire des milices chiites irakiennes rejette l’extrémisme religieux et ne cesse d’affirmer que tous les sunnites ne sont pas des ennemis, mais seulement ceux qui prônent une idéologie wahhabite violente. De plus, j’ai appris par mes contacts que le régime avait arrêté et même exécuté des miliciens chiites incontrôlables.

Par contre, l’idéologie de Muheisni et de ses hordes est ouvertement totalitaire et génocidaire et menace toutes les habitants de la région qui ne sont pas salafistes. Les unités des Forces de mobilisation populaire (PMF) chiites d’Alep, comme les Kataeb Hezbollah et Nujaba, ont beaucoup de sunnites à Bagdad, qu’elles pourraient massacrer si leur projet était d’éliminer les sunnites, et pourtant elles les laissent tranquilles comme elles laissent tranquilles les civils sunnites des parties d’Alep tenues par le gouvernement.

En fait, l’Iran et ses partenaires chiites non syriens ne pourraient pas planter des racines en Syrie, ni modifier sa société aussi facilement que certains semblent le penser. Bien qu’on dise que les alaouites sont des chiites, ce n’est pas tout à fait exact, et ils ne se considèrent pas eux-mêmes comme des chiites. C’est une secte hétérodoxe et socialement libérale, qui a peu de ressemblance en termes de pratique et de culture religieuse avec les chiites duodécimains, d’Iran, d’Irak ou du Liban. Il n’y a que très peu de chiites duodécimains en Syrie.

Bon nombre des soldats qui combattent dans l’armée syrienne pour protéger Alep sont des sunnites de cette ville, et la plupart des miliciens qui combattent aux côtés de l’armée dans les différentes unités paramilitaires sont sunnites, comme les Qods Liwa, où sont mélangés Syriens et Palestiniens et les unités sunnites claniques locales. À Alep, ce sont en fait des sunnites qui se battent contre des sunnites. La différence est que les sunnites qui se battent dans le camp du gouvernement ne se battent pas pour le sunnisme. Leur identité sunnite est secondaire. En revanche, les insurgés se battent pour la cause sunnite et font passer leur identité sunnite avant la coexistence. Cela ne signifie évidemment pas que le gouvernement doive larguer des bombes-baril sur leurs enfants.

La présence de miliciens chiites irakiens fait sans nul doute l’effet d’une provocation à certains sunnites et confirme leurs pires craintes, mais le fait que ces chiites étrangers soutiennent le gouvernement syrien n’infirme pas le fait qu’il y a encore plus de sunnites − en fait des milliers de plus − dans le camp du gouvernement. Ces milices chiites étrangères croient, d’après mes sources, que si elles ne stoppent pas la menace du takfirisme génocidaire en Syrie, alors l’Irak et le Liban seront menacés. Les Alaouites et les autres minorités le croient, bien sûr, aussi. Mais en Syrie il y a encore un État et c’est lui qui tue le plus, mais pas pour des raisons religieuses, pour les raisons habituelles qu’a un État d’utiliser la force contre ce qui menace son hégémonie. Il y a eu des exceptions comme les massacres d’Hula en 2012 ou de Baniyas en 2013, où des miliciens alaouites locaux hors de contrôle se sont vengés sur des communautés sunnites qui hébergeaient des insurgés, en ciblant aussi des civils.

Que doit faire Washington ?

La politique américaine au Moyen-Orient, en particulier dans les zones de conflit et dans les États touchés par un conflit, devrait être axée sur 1) ne pas faire de mal et 2) faire le maximum pour empêcher l’Arabie saoudite de devenir le centre reconnu du monde arabe sunnite ou du monde sunnite au sens large, tout en 3) construisant et renforçant les institutions nationales et les forces nationales laïques.

L’Arabie saoudite, l’embarrassant partenaire de l’Amérique

En ce qui concerne l’Arabie saoudite, de nombreux dirigeants et conseillers américains ont compris depuis longtemps le problème fondamental que posait aux États-Unis ce partenaire de longue date, mais la politique ne change jamais. En effet, la politique américaine a, à de nombreux égards, accepté et même soutenu la prétention saoudienne de définir l’identité sunnite pour le monde arabe et au-delà. Il est dangereux d’accepter l’idée que les Saoudiens puissent être les leaders naturels du monde sunnite, comme ils l’affirment, étant donné la dangerosité de la culture qu’ils propagent. Faire de cet État religieux fondamentaliste le leader des Arabes sunnites, n’est pas une antidote à ISIL, qui ne fait que pousser ces idées un tout petit peu plus loin.

Washington n’a peut-être pas assez de courage pour prendre une position publique contre la forme agressive d’Islam propagée par ses partenaires saoudiens, mais il doit être entendu que le wahhabisme est une idéologie dangereuse et que les institutions cléricales qui lui sont associées représentent une menace pour la stabilité des pays islamiques à travers le monde. Les États-Unis pourraient faire en sorte de sanctionner les médias, y compris les chaînes et les sites satellites, qui promeuvent cette forme d’Islam. Pensez-vous que cela soit sans précédent ? Washington a ciblé la station al-Manar du Hezbollah libanais avec un certain succès.

Les sunnites syriens et irakiens ne s’intéressent pas vraiment à ce que les monarques du Golfe disent. Ils veulent seulement savoir combien d’argent il y a dans les enveloppes qu’ils reçoivent pour leur collaboration. Pour leur leadership, les sunnites irakiens et surtout syriens devraient être encouragés à regarder plus près de chez eux − dans leurs propres communautés locales et leur pays. L’État devrait être renforcé en tant qu’organe laïc.

Le besoin d’institutions laïques au Moyen-Orient

Dans les cercles politiques de Washington, on entend souvent des voixappeler les armées et les milices sunnites à « solutionner » le problème irakien et syrien. Mais, les armées sunnites existent déjà dans ces pays sous la forme d’ISIL, d‘al-Qaïda, et d’Ahrar al-Sham. La solution ne viendra pas de davantage de groupes armés sunnites.

Si le but est d’éradiquer le djihadisme, il ne faut pas essayer de coexister avec les réjectionnistes sunnites qui promeuvent la vision saoudienne de l’identité sunnite. Si Assad était sacrifié pour satisfaire les djihadistes, alors c’est le prochain leader alaouite, chrétien, chiite, laïc ou « apostat » qui deviendrait le nouvel homme à abattre des djihadistes. Leur but n’est pas seulement le renversement d’un leader, mais l’extermination de tous les laïcs, chiites, alaouites, chrétiens et juifs, et tous ceux qui sont différents − y compris les autres sunnites. Le gouvernement syrien est souvent critiqué pour faire peu de distinction entre ISIL, Jabhat al-Nusra, Ahrar al-Sham, et les modérés qui coopèrent avec eux, mais ces voix critiques ne comprennent pas comment les forces syriennes de l’État voient le conflit. Pour eux, toute force insurgée qui scande des slogans islamistes est sur une pente glissante menant au même résultat. Les critiques se plaignent que, à divers moment de la guerre, les forces de l’État syrien aient consacré plus de ressources à combattre les insurgés soutenus par les Américains qu’ISIL, mais c’est parce qu’ISIL a émergé en grande partie dans les zones dont le gouvernement syrien avait déjà été chassé. Tandis que les soi-disant modérés étaient la principale menace immédiate pour les centres de population tenus par le gouvernement tels que Alep, Hama, Homs, Damas et Deraa.

Il est irrationnel pour l’Occident d’espérer que le gouvernement syrien va se concentrer sur les ennemis de l’Occident, alors les puissances occidentales et les pays du Golfe et la Turquie, soutiennent les insurgés qui attaquent les forces gouvernementales qui protègent les villes. Les forces de sécurité syriennes ont une quantité limitée d’hommes, de munitions, de carburant et d’autres ressources, et ils doivent protéger une grande partie de l’infrastructure militaire, du territoire, des centres de population, et des lignes d’approvisionnement. Cela oblige naturellement le régime à faire des choix. Lorsque les insurgés soutenus par l’étranger attaquent les zones tenues par l’État, les forces de sécurité de l’État sont moins en mesure de mener des opérations ailleurs. Par exemple, lorsque des insurgés soutenus par les Américains ont coopéré avec al-Qaïda et des combattants étrangers pour prendre des villes dans la province d’Idlib l’an dernier, l’armée arabe syrienne a dû envoyer à Idlib des renforts venant de l’est. Cela a laissé Palmyre sans défense et ISIL a pris la ville antique. En février de cette année, la cessation des hostilités a permis à l’État syrien de concentrer davantage de ressources sur ISIL et dereprendre Palmyre avec le soutien russe. ISIL et al-Qaïda prospèrent dans les zones du monde musulman où il n’y a plus d’État. Soutenir les insurgés pour créer davantage de ces zones ne fera que leur offrir plus d’espace à occuper.

Chaque démarche visant à affaiblir davantage les forces de sécurité du régime ne fera que donner un plus grand rôle aux milices chiites et aux milices difficiles à contrôler qui soutiennent le régime. L’escalade par procuration n’incite pas le régime à négocier. Cela le pousse seulement à utiliser des tactiques encore plus répressives et plus cruelles. Les seuls compromis qu’il fait concernent les acteurs sur lesquels il peut compter pour vaincre ses ennemis. À mesure que la loi et l’ordre s’effondrent, les milices – même les milices alaouites – cessent de respecter les forces de sécurité. Ce qui reste de l’État syrien est en bien mauvais état, et l’Occident en est en partie responsable.

Aussi choquant que cela puisse paraître à beaucoup de lecteurs occidentaux, le gouvernement syrien a offert un modèle de coexistence séculaire basé sur l’idée d’un État-nation plutôt que d’une secte. Dans ce modèle, les sunnites, les alaouites, les chrétiens, les druzes, les Kurdes, les chiites et les athées sont tous les citoyens d’un système profondément défectueux, corrompu, et − oui − répressif, qui avait besoin d’être amélioré, mais pas d’être détruit. L’État syrien est clairement devenu progressivement plus brutal, à mesure que la guerre civile s’éternisait. Pourtant, le régime n’est pas religieux comme l’Ouest semble le penser. Il n’est pas non plus purement laïc, en ce qu’il encourage la religion (un peu trop) et permet à la religion d’influencer les lois qui concernent chacune des diverses confessions.

Le régime a toujours un peu craint sa population sunnite conservatrice, et il a fait tout son possible pour apaiser ce groupe au fil des ans, en construisant des mosquées et des instituts coraniques dans le pays. Ce n’est pas défendre les choix moraux du régime, que de nier qu’il soit animé par des motifs religieux. Cela signifie juste que c’est pour d’autres raisons qu’il se livre à des assassinats de masse et à la torture, à savoir la protection et le maintien de ce qui reste de l’État. Ce n’est pas une excuse pour les violations massives et bien documentées des droits humains commises par le gouvernement syrien pendant toute la durée de cette guerre. Mais jusqu’en 2011, il a offert une société où les différents groupes religieux et ethniques vivaient ensemble, non pas en parfaite harmonie, mais pacifiquement. Si vous ne me croyez pas, regardez les millions de personnes qui ont fui les zones tenues par les insurgés pour se réfugier dans les zones tenues par le gouvernement et ont été reçus et traités comme tous les autres citoyens.

Ce modèle est de loin préférable au modèle religieux extrémiste porté par une grande partie de l’opposition armée syrienne, dont le but est de créer quelque chose qui sera, au pire, un califat djihadiste et, au mieux, un état cruel et répressif, à l’exemple de l’Arabie saoudite. Comme je l’ai mentionné dans mon article précédent, le gouvernement syrien a déclenché des niveaux désespérés de brutalité, en utilisant la punition collective, les attaques aveugles sur les zones tenues par les rebelles, et des tactiques de siège impitoyables. Plusieurs milliers de personnes sont mortes dans les prisons du régime, y compris des innocents. De même, l’insurrection a abattu des milliers d’innocents et a participé à la destruction de la Syrie. Cet héritage de crimes commis par tous sera traité, nous l’espérons, mais tous les gens responsables devraient considérer la fin de ce conflit comme la priorité absolue.

En Irak, il existe un État qui doit être soutenu, en dépit des revendications des rejectionnistes sunnites qui pensent encore qu’ils peuvent rétablir la domination sunnite en Irak. L’Occident aurait dû apprendre de l’Irak, la Libye, l’Égypte, le Yémen, que la politique de changement de régime est désastreuse. Il faut abandonner cette politique désastreuse (et qui a échoué) et, à la place, promouvoir une évolution progressive vers quelque chose de meilleur et une décentralisation, comme le dit Phil Gordon.

Qu’est-ce qui provoque le désordre ?

C’est une erreur d’écouter ceux qui disent que les insurgés ne s’arrêteront pas de se battre aussi longtemps qu’Assad sera au pouvoir. Beaucoup ont déjà cessé, beaucoup coopèrent tacitement ou ouvertement, et il y a beaucoup de discussions sur des cessez-le-feu à l’intérieur et à l’extérieur de la Syrie.

On entend souvent dire qu’Assad « est un plus grand aimant pour le djihad mondial que les forces américaines ne l’étaient en Irak au plus haut de l’insurrection ». Assad a hérité du même ennemi que les États-Unis en Irak. Le principal recruteur d’extrémistes est la guerre elle-même, le vide du pouvoir créé par la guerre, le chaos et le désespoir qui en résultent, et l’occasion que les djihadistes y trouvent de tuer chiites, Alaouites, laïques apostats sunnites, chrétiens, et les armées occidentales rassemblées pour ce qu’ils considèrent comme la bataille finale avant le jour du jugement. Assad est à peine mentionné dans la propagande d’ISIL. Il est trop petit pour eux. Ils ont un projet bien plus grand, tout comme les autres groupes djihadistes salafistes opérant dans la région. Il est naïf de penser que si Assad était simplement remplacé par quelqu’un d’autre que l’Occident trouverait approprié, les djihadistes seraient satisfaits. D’ailleurs, Assad (comme Maliki) n’est pas au Yémen, en Libye, dans le Sinaï, ni en Afghanistan, et, pourtant, l’État islamique se développe dans tous ces endroits.

De nombreux pays à majorité sunnite au Moyen-Orient et ailleurs doutent aussi du changement de régime en Syrie. Même la Turquie, qui a permis aux djihadistes d’utiliser librement son territoire pendant la plus grande partie de la guerre, est en train de changer lentement d’avis sur le changement de régime en Syrie. Donc, ceux qui s’inquiètent de s’aliéner le soi-disant monde sunnite craignent en fait seulement de s’aliéner les Saoudiens − mais ils ne veulent pas l’admettre. L’Arabie saoudite est une version plus aboutie d’ISIL, pourquoi faudrait-il s’attirer leurs bonnes grâces pour vaincre qui que se soit ?

Poursuivre la politique de changement de régime en Syrie ou d’affaiblissement de l’armée syrienne ne fait que libérer plus d’espace pour ISIL et consorts. Cela donne la victoire aux forces sunnites extrémistes de la région et conduit à l’effondrement de l’État dans les zones stables restantes de Syrie, où la plupart des gens vivent.

En opposant les sunnites modérés aux extrémistes sunnites, les États-Unis ne font qu’encourager le sectarisme religieux. La réponse au sectarisme religieux est la laïcité, pas un meilleur sectarisme religieux. En adhérant à la narrative sunnite, on fait toujours le jeu des extrémistes sunnites. Cela ne signifie pas que la réponse est le régime syrien dans sa forme ancienne ou actuelle. S’opposer aux mouvements extrémistes religieux ne signifie pas nécessairement soutenir des États laïcs autoritaires. Mais des états qui fonctionnent, même de manière imparfaite et répressive, sont préférables à des états faillis ou à des proto-États djihadistes.

Les Occidentaux sont étrangers à cette guerre civile, même s’ils ont contribué à sa durée. Pour l’Occident, ce n’est pas une menace existentielle, mais c’en est une pour beaucoup de ceux qui vivent au Moyen-Orient. Ceux qui sont menacés par ISIL dans la région ont le sentiment qu’une horde de zombies attend derrière les murs de leurs refuges, pour manger leurs femmes et leurs enfants. Ils se disent sans doute que si les communautés qui ont embrassé ISIL n’en paient pas le prix socialement, alors elles ne seront pas vaincues et n’auront pas appris leur leçon. Et ils craignent aussi qu’une nouvelle génération d’extrémistes sunnites ne saisisse une autre occasion de ressortir les couteaux. Il y a une logique anthropologique à la violence. Ceci est une guerre civile, et donc, par le fait même, une guerre entre et au sein des communautés. Ce ne sont pas seulement deux armées qui s’affrontent sur un champ de bataille en respectant les lois de la guerre. Aux yeux des États syrien et irakien, c’est une guerre contre ceux qui ont accueilli al-Qaïda, puis ISIL parmi eux.

Il n’y a pas de lien mécanique entre le fait de montrer de la bienveillance envers les communautés anciennement pro-ISIL et le fait qu’elles ne se radicalisent plus à l’avenir. La culture islamique est aujourd’hui mondialisée, grâce au financement saoudien et aux communications modernes. Beaucoup de sunnites irakiens ont commencé par embrasser al-Qaïda, avant d’embrasser l’idéologie encore plus virulente d’ISIL. Les générations futures devront se rappeler les atrocités qui ont été la conséquence de ce choix, comme le massacre des soldats chiites du camp Speicher en Irak, par les membres de la tribu Bunafer. C’est tout un symbole de voir un combattant chiite des Forces de mobilisation populaire (PMF) entrer dans Tikrit, et faire clairement comprendre aux chauvinistes sunnites qu’ils ne peuvent pas être les maîtres de serfs chiites. Mais, une punition trop sévère, ou injuste, pourrait laisser les gens sans autre choix que de recourir à la violence.

Il n’y a pas grand-chose de bon que Washington pourrait faire, mais il peut encore faire beaucoup de mal, même s’il a de bonnes intentions. Dans The Great Partition (La grande partition), l’historien britannique Yasmin Khan affirme que la partition de l’Inde et du Pakistan, qui a tué plus d’un million de personnes et en a déplacé plusieurs millions, « témoigne de la folie de l’empire, qui fracture les communautés, altère le cours de l’histoire et force des sociétés qui auraient pris un chemin différent − et inconnu − à former des États ». On peut en dire autant de l’Irak, la Libye et de l’intervention internationale malavisée en Syrie. Il est temps que l’Occident commence à se mêler de ses affaires, plutôt que de répondre à l’échec de l’intervention précédente avec les méthodes mêmes qui ont causé la catastrophe en premier lieu. Tout au plus, l’Occident peut-il essayer d’aider à gérer ou à canaliser l’évolution de la région ou à contenir certains de ses pires effets secondaires.

L’ordre qui règne dans l’Europe moderne est le résultat de processus sanglants qui ont vu émerger des gagnants et des perdants, et les perdants accepter le nouvel ordre. L’arrivée d’ISIL a accéléré ce processus historique au Moyen-Orient. Il a aidé à organiser et à mobiliser les chiites d’Irak et à les connecter au reste du monde, tandis que la décision désastreuse de nombreux sunnites d’embrasser des mouvements tels que ISIL a causé des dommages irréparables à beaucoup de leurs communautés, voire leur dislocation.

Peut-être que le Moyen-Orient passe par un processus similaire qui conduira à un nouvel ordre plus stable, après ces terribles guerres. Cette période de grand flux offre des chances créatives. Certains analystes voudraient faire éclater la Syrie et l’Irak en petites entités ethniques et confessionnelles, mais cela conduirait à plus de déplacements de population et plus de guerres, comme cela a été le cas dans les Balkans pendant plus d’un siècle. Au lieu de promouvoir les pires tendances scissionnistes dans la région, la solution pourrait être de créer une plus grande unité.

L’astéroïde américain qui a frappé le Moyen-Orient en 2003 a brisé l’ordre ancien. Ces plaques tectoniques sont encore en mouvement. Le résultat ne sera pas la fin des anciennes frontières, comme beaucoup l’ont prédit ou même souhaité. Ce ne sera pas non plus l’effondrement total des États. Le nouvel ordre évolutif conservera les frontières formelles, mais les États centraux n’auront plus le plein contrôle, ni toute la souveraineté, sur tout leur territoire. Ils devront compter sur des alliances souples et changeantes avec les tenants des pouvoirs locaux, et ils gouverneront de façon moins centralisée. Accepter cela et soutenir des arrangements fédéraux plus souples pourrait être la meilleure manière d’apaiser les craintes, de guérir les blessures, et d’apporter la stabilité.

Cyrus Malik

Cyrus Malik est le pseudonyme d’un consultant en sécurité de la communauté humanitaire au Levant et en Irak.

Traduction : Dominique Muselet

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Wayne Smith, ancien chef de la Section des Intérêts Américains à La Havane (SINA) sous l’administration Reagan

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