Avons-nous besoin - le progrès exige-t-il - de grandes fortunes privées ?
Les grands défenseurs des grandes fortunes avancent régulièrement cet argument. La perspective de devenir phénoménalement riche, jurent-ils, donne aux gens de grand talent une puissante motivation pour faire de grandes choses. L’énorme richesse que ces êtres talentueux accumulent, poursuivent-ils, propulse la philanthropie vers l’avant et profite aux individus et aux institutions qui ont besoin d’un coup de pouce.
Même les riches oisifs, comme l’a un jour insisté le saint patron conservateur Frederick Hayek, ont un rôle socialement constructif à jouer. La richesse leur donne la liberté d’expérimenter ’de nouveaux styles de vie’, de nouveaux ’champs de pensée et d’opinion, de goûts et de croyances’. Les riches enrichissent notre culture.
Ces défenseurs ont tort. Les incroyablement riches n’ont pas de valeur sociale nette.
Leur présence rend notre culture plus grossière, érode notre avenir économique et affaiblit notre démocratie. Toute société qui cherche à attirer ces monstrueuses fortunes, qui font que certaines personnes sont décidément plus égales que d’autres, cherche des ennuis.
Mais les ennuis qu’engendrent les riches s’estompent souvent. La plupart d’entre nous passerons toute notre existence sans jamais entrer en contact avec une personne aux moyens énormes. Dans la précipitation quotidienne de nos vies compliquées, nous nous arrêtons rarement pour réfléchir comment nos vies pourraient changer sans un super-riche ne s’acharne sur nous. Alors, réfléchissons.
Une question initiale s’impose : Pourquoi sommes-nous toujours pressés ? Pourquoi vivons-nous à un rythme aussi effréné ? La réponse que nous nous faisons est la suivante : Si nous faisons tant de choses, si nous travaillons tellement, c’est pour apporter à nos familles toujours plus de bonheur.
Mais tout notre travail acharné, note Robert Frank, économiste à l’Université Cornell, n’apporte de plus en plus rien de tel. Frank nous invite, à titre d’exemple, d’examiner le mariage moderne, le jour le plus heureux de notre vie. Ce que les Américains dépensent en moyenne pour les mariages, souligne-t-il, a triplé ces dernières années. ’Personne ne croit que le mariage est plus heureux parce qu’on dépensons beaucoup plus aujourd’hui.’
Alors pourquoi dépensons-nous plus ? ’Parce que les gens en haut de l’échelle ont tellement plus,’ note-t-il. Ils dépensent plus pour leurs propres célébrations, et ils fixent les normes de la consommation, déclenchant ce que Frank qualifie de ’cascade de dépenses ’. Les personnes à tous les niveaux de revenu ressentent une pression croissante pour atteindre un niveau de consommation plus élevé que celles qui se situent directement au-dessus d’elles.
Parfois, nous achetons des choses dont nous avons vraiment besoin. Mais de grandes concentrations de richesse privée, même dans ces situations, finissent par saper la qualité de nos transactions quotidiennes.
Les pom-pom girls des grandes fortunes, comme on pouvait s’y attendre, prétendent le contraire. Nous profitons tous, disent-ils, lorsque les riches vont faire leurs courses. Les nouveaux produits audacieux coûtent généralement une somme coquette - et seuls les consommateurs fortunés peuvent se les offrir. En payant ce prix élevé, les riches donnent aux nouveaux produits une place sur le marché. Cette théorie du ’cycle des produits’ prétend que les prix de ces produits finiront par baisser et tout le monde pourra en profiter.
Ce n’est pas ce que racontent les économistes qui étudient les habitudes de consommation.
Plus la richesse se concentre, note Robert Frank dans son classique Luxury Fever publié en 1999, plus les détaillants ont tendance à porter leur attention - et leur innovation - au marché du luxe. D’année en année, les produits s’enrichissent de ’nouvelles fonctionnalités toujours plus coûteuses’.
Mais les super riches ne font pas que pousser les prix vers le haut. Dans les communautés où ces riches se rassemblent, ils en sapent la vitalité.
Les particuliers américains très riches possèdent en moyenne neuf résidences à l’extérieur des États-Unis. La plupart de ces maisons restent vides pendant la majeure partie de l’année. Leurs rues sont sans vie. A Londres et dans d’autres capitales du monde, des quartiers entiers et aisés sont devenus des villes fantômes de luxe.
A Manhattan, les promoteurs qui s’occupent des super-riches ont passé ces dernières années à construire des tours ultra-hautes - et étroites - de très haut standing. L’aiguille la plus étroite de New York, d’une hauteur de soixante-dix-sept étages, repose sur une base de 18 mètres de large seulement.
Pourquoi un immeuble aussi étroit ? Pourquoi tant d’étages ? Les promoteurs suivent simplement la ’logique du luxe’ : les super-riches sont prêts à payer la somme - jusqu’à 90 millions de dollars et plus - pour des habitations élevées qui occupent des étages entiers et offrent une vue spectaculaire dans toutes les directions.
Le reste d’entre nous paie un prix pour ces vues. Les tours de luxe de New York bloquent le soleil dans Central Park, le patrimoine historique de Manhattan. Les super-riches modifient notre environnement pour le pire.
Et pas seulement le long des canyons de New York. Les vies luxuriantes menées par ces riches consomment les ressources de notre planète à un rythme qui accélère la dégradation de notre milieu naturel.
Entre 1970 et 2000, le nombre de jets privés dans le monde a été multiplié par dix. Ces avions de luxe émettent six fois plus de carbone par passager que les avions commerciaux ordinaires. Les yachts privés qui font la taille d’un terrain de football brûlent plus de 700 litres d’énergie fossile par heure. Selon une étude canadienne, le 1 p. 100 des ménages les mieux rémunérés produit trois fois plus d’émissions de gaz à effet de serre que la moyenne des ménages - et deux fois plus que les 4 p. 100 qui suivent.
Selon les calculs d’Oxfam, ceux qui font partie du 1 pour cent mondial pourraient bien avoir une empreinte carbone 175 fois plus profonde que les 10 pour cent les plus pauvres. Une autre analyse conclut que les 1 % les plus riches des Américains, des Singapouriens et des Saoudiens émettent en moyenne plus de 200 tonnes de dioxyde de carbone par personne et par an, ’2 000 fois plus que les plus pauvres au Honduras, au Rwanda ou au Malawi’.
Notre crise environnementale mondiale ne disparaîtrait pas d’un coup, bien sûr, si les plus riches du monde mettaient soudainement fin à leur consommation débridée. Mais les riches constituent notre plus grand obstacle au progrès environnemental.
Les grandes fortunes reposent sur la dégradation de l’environnement et aveuglent les riches. Les riches, observe le Global Sustainability Institute, ont les moyens de ’s’isoler de l’impact du changement climatique’. Leur grande fortune les immunise également contre les taxes sur le carbone et d’autres taxes environnementales qui peuvent affecter les personnes aux moyens modestes. Les riches, note l’Institut, ’peuvent se permettre de payer pour continuer à polluer.’
Dans un monde de milliardaires, tous nos problèmes deviennent plus difficiles à résoudre. Les systèmes politiques démocratiques fonctionnent dans l’hypothèse où le fait de se rassembler pour débattre collectivement de nos problèmes communs finira par générer des solutions. Malheureusement, dans des sociétés profondément inégalitaires, cette hypothèse ne tient pas la route.
Les super-riches vivent dans leur propre univers séparé. Ils ont leurs propres problèmes, et le reste d’entre nous avons les nôtres. Les riches ont les ressources nécessaires pour s’assurer que leurs problèmes sont réglés. Les nôtres peuvent attendre.
Prenez le trajet du matin pour vous rendre au travail. La région de Washington, D.C., l’un des centres métropolitains les plus inégalitaires des Etats-Unis, connaît certains des pires embouteillages du pays. Ce n’est pas une coïncidence.
Dans les régions urbaines fortement inégales, les riches ont fait grimper le prix de l’immobilier proche et bien situé. La hausse des prix force les familles de la classe moyenne à s’éloigner des centres d’emploi pour trouver un logement abordable. Plus les gens vivent loin de leur travail, plus il y a de la circulation. Les comtés américains où la durée des trajets domicile-travail a le plus augmenté sont ceux où l’inégalité a le plus augmenté.
Comment pourrions-nous réduire la congestion ? Nous pourrions construire de nouvelles routes et de nouveaux ponts ou, mieux encore, étendre et améliorer les transports publics. Mais ces deux types d’action impliquent généralement l’argent des contribuables, et les personnes excessivement riches blêmissent généralement lorsqu’on propose des solutions financées par l’impôt, principalement parce qu’elles pensent que tôt ou tard, les gens voudront les imposer. Ainsi, les responsables de l’agglomération de Washington - et d’autres zones métropolitaines inégalitaires - ont trouvé des solutions aux embouteillages qui évitent d’avoir à prélever de nouvelles taxes importantes.
Voici les ’voies Lexus [marque d’une voiture de luxe - NdT]’, des tronçons d’autoroute ségrégués qui s’autofinancent en facturant aux automobilistes des péages croissants au fur et à mesure que le trafic augmente. Ce système fonctionne à merveille - pour les automobilistes qui ont les moyens. Les riches ne se soucient pas particulièrement du montant des péages qu’ils doivent payer. Ils veulent simplement arriver là où ils veulent aller le plus rapidement possible. Avec les voies Lexus, ils peuvent. Tous les autres oivent souffrir dans des embouteillages.
Pendant ce temps, le réseau de métro de Washington - 188 km de voies ferrées - est une honte, avec de longs retards, des tarifs en hausse et des problèmes de sécurité persistants. Le sous-financement chronique du système reflète une tendance nationale. Les investissements américains dans les infrastructures ont chuté de façon spectaculaire, passant de 3,3 % du PIB en 1968 à 1,3 % en 2011, un déclin à long terme qui a commencé presque exactement au même moment où l’inégalité commençait à augmenter aux Etats-Unis. Les États américains où les riches ont le plus profité, aux dépens de la classe moyenne, s’avèrent être ceux qui investissent le moins dans les infrastructures.
Une explication : Les gens de la classe ouvrière et de la classe moyenne ont un intérêt direct dans l’investissement dans les infrastructures. Ils dépendent de la qualité des routes publiques, des écoles et des parcs. CE n’est pas le cas des riches. Si les services publics s’effritent, ils peuvent opter pour des alternatives privées.
Et plus la richesse se concentre, plus nos dirigeants politiques font pencher la balance en faveur des riches. Les riches n’aiment pas payer pour des services publics qu’ils n’utilisent pas. Les dirigeants politiques les obligent pas. Ils réduisent les impôts et privent les services publics des fonds dont ils ont besoin pour prospérer. Ainsi, nous obtenons plus de voies Lexus qui permettent aux riches de se déplacer rapidement – qui rappellent au reste d’entre nous que seuls les riches gagnent vraiment dans des sociétés aussi inégalitaires que les nôtres.
Est-ce que le reste d’entre nous profiteraient plus dans des sociétés sans super-riches ? Eh bien, avancent prudemment les défenseurs des riches prudence, toute société qui réduit à néant la grande fortune serait aussi en train de réduire à néant les milliards qui rendent la philanthropie possible. Qui voudrait faire une telle chose ?
La philanthropie, affirme une étude réalisée en 2013 par la banque mondiale Barclays, est devenue ’presque universelle parmi les riches’. Les plus riches du monde, déclare Barclays, partagent ’le désir d’utiliser’ leurs richesses pour ’le bien d’autrui’. Les manchettes de la presse le clament régulièrement et à chaque occasion. Bill Gates contre les maladies tropicales négligées ! Bono lutte contre la pauvreté ! Diane von Furstenberg promettant des millions pour les parcs !
Les publicistes des philanthropes ont habilement obscurci les faits essentiels : les super-riches en tant que classe ne donnent pas grand-chose – et obtiennent beaucoup en retour.
À première vue, les chiffres de base des dons aux États-Unis semblent impressionnants. En 2015, les dons de 100 millions de dollars ou plus totalisaient à eux seuls plus de 3,3 milliards de dollars. Mais l’aura de générosité s’estompe dès que nous commençons à envisager ce que les super-riches pourraient apporter. En 2013, par exemple, les cinquante plus importants donateurs de bienfaisance des États-Unis ont fait 7,7 milliards de dollars en dons , soit une augmentation de 4 % par rapport à l’année précédente. La même année, la richesse de la liste des milliardaires du magazine Forbes a augmenté de 17 %.
Donc, les riches ne donnent pas grand-chose à la charité. Que reçoivent-ils en échange de ce qu’ils donnent ? Pour commencer, des avantages fiscaux. Coûteuses. La règle générale : Pour chaque tranche de trois dollars que 1 p. 100 des Américains versent, le gouvernement fédéral perd un dollar en recettes fiscales.
Les plus riches reçoivent également les remerciements les plus sincères des institutions qui leur sont chères.
Les super-riches ont un faible pour les palais culturels. Los Angeles accueillera bientôt le Lucas Museum of Narrative Art, un édifice d’un milliard de dollars qui abritera les souvenirs hollywoodiens du cinéaste milliardaire derrière Star Wars. Los Angeles accueille déjà The Broad, un musée d’art contemporain de 140 millions de dollars financé par le milliardaire Eli Broad qui a ouvert ses portes en 2015, et la Marciano Art Foundation, un musée récemment achevé que les milliardaires Paul et Maurice Marciano ont installé dans un ancien grand temple maçonnique.
Pendant ce temps, malgré une loi de l’État qui exige que les écoles publiques californiennes offrent de la musique, de l’art, du théâtre et de la danse à tous les niveaux scolaires, les programmes d’éducation artistique dans les écoles publiques de Los Angeles, dont le budget est limité, demeurent malheureusement ’insuffisants’, selon le Los Angeles Times, fin 2015, et des milliers de jeunes ne ’reçoivent aucune instruction artistique’. À l’échelle nationale, les compressions budgétaires ont privé des millions d’enfants d’une éducation artistique, surtout dans les communautés de couleur. En 1992, un peu plus de la moitié des jeunes adultes afro-américains étudiaient les arts à l’école. En 2008, ils ne sont plus qu’un quart.
Des millions pour mettre en valeur les souvenirs de la Guerre des étoiles, et quelques pièces pour aider les enfants pauvres à créer et à apprécier l’art. Même certains milliardaires trouvent ces contradictions philanthropiques difficiles à avaler. Comme le note Bill Gross, dissident de l’industrie financière : ’Un don de 30 millions de dollars à une salle de concert n’est pas de la philanthropie, c’est un couronnement napoléonien.’
Qu’est-ce que les super-riches tirent d’autre de leur philanthropie ? Ils contrôlent le processus d’élaboration des politiques publiques. Les groupes de réflexion, les institutions et les organisations que les riches soutiennent façonnent et déforment notre discours politique. Ils définissent les limites de ce qui est discuté et de ce qui est ignoré.
Les fondations soutenues par les méga richesse, note l’analyste Joanne Barkan, financent des chercheurs ’ susceptibles de concevoir des études qui appuieront leurs idées ’. Ces fondations engagent ’des organisations à but non lucratif existantes ou en créent de nouvelles pour mettre en œuvre des projets qu’elles ont conçus elles-mêmes’. Une fois les projets en place, ils ’ consacrent alors des ressources substantielles à la défense et à la promotion de leurs idées auprès des médias, du gouvernement à tous les niveaux et du public ’, en finançant même directement le ’ journalisme et la programmation médiatique ’.
Peter Buffett comprend cette dynamique de l’intérieur. Il dirige une fondation créée par son père Warren Buffett, le milliardaire le plus fougueux des Etats-Unis. Dans les réunions philanthropiques d’élite, note le jeune Buffett, vous verrez ’des chefs d’État rencontrer des gestionnaires de placements et des dirigeants d’entreprises’, tous ’à la recherche de réponses de la main droite aux problèmes que d’autres dans la salle ont créés avec la main gauche’. Et leurs réponses, selon Buffett, maintiennent presque toujours ’la structure existante de l’inégalité en place’.
Peter Buffett surnomme cette mascarade réconfortante ’blanchiment de la conscience’. La philanthropie aide les riches à se sentir moins déchirés ’d’accumuler plus qu’une personne n’en a besoin.’ Ils ’dorment mieux la nuit.’
Malgré tout, la répartition des revenus et des richesses demeure une préoccupation à laquelle peu de fondations philanthropiques osent s’attaquer. America’s Foundation Center a enregistré près de quatre millions de subventions de fondations au cours de la décennie qui a suivi 2004. Seules 251 de ces donations étaient destinées à des projets de lutte contre les ’inégalités’.
Certaines grandes puissances philanthropiques, notamment la Fondation Ford, ont récemment annoncé leur engagement à lutter contre l’inégalité. Mais les observateurs de la philanthropie restent sceptiques quant à l’impact que cela aura. Les sociétés les plus dépendantes de la philanthropie, note le vétéran des fondations Michael Edwards, sont les plus inégalitaires, et les nations - surtout en Scandinavie - qui ont les plus hauts niveaux d’égalité et de bien-être social ont les plus petits secteurs philanthropiques.
Il y a plusieurs générations, à l’âge d’or, le fabricant de savon millionnaire Joseph Fels annonçait aux Américains de son époque profondément inégalitaire que la philanthropie ne faisait qu’’empirer les choses’. Fels a exhorté ses compagnons millionnaires à se battre pour une nouvelle Amérique qui rendrait impossible les super-riches ’tels que vous et moi ’.
Son conseil reste valable. Nous pourrions survivre sans les super riches. Mieux encore, nous prospérerions sans eux.
Sam Pizzigati
Adapté de The Case for a Maximum Wage. (Polity)
Traduction "allez, à "3" on la soulève... (p"tain c’qu’elle est lourde cette guillotine)" par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.