- Que pensez-vous de la décision du Hezbollah de s’impliquer militairement en Syrie ? Selon vous, pourquoi Hassan Nasrallah y a-t-il envoyé ses hommes ?
Les explications données par le secrétaire général du parti, Sayyed Nasrallah, sont explicites. Le Hezbollah, en tant que résistance à l’occupation israélienne, n’a pu réussir à chasser l’armée israélienne occupante du sud du Liban en 2000, puis à empêcher son retour en 2006, que grâce aux armes de l’Iran qui ont transité par la Syrie. La chute du régime à Damas remettrait en cause cette unique ligne d’approvisionnement et nuirait gravement à la capacité du parti face aux intentions toujours belliqueuses d’Israël vis-à-vis du Liban. L’implication du parti dans les combats en Syrie a été tardive comparée à celle des nombreux combattants takfiristes de toutes les nationalités, mobilisés pour se battre en Syrie contre le régime. Elle s’est résumée jusqu’ici à la bataille pour la ville de Qsair — qui occupe une situation stratégique proche de la frontière libanaise — et à la garde du quartier où est située la mosquée de Sayyidat Zeïnab, lieu de pèlerinage chiite majeur en Syrie.
- L’intrusion du Hezbollah dans l’échiquier syrien ne risque-t-elle pas de « confessionnaliser » le conflit et de l’étendre à toute la région… et au Liban en premier lieu ?
Malheureusement, tous les conflits du Moyen-Orient sont appréhendés et médiatisés sous l’angle ethnique ou communautaire depuis des décennies de façon à en brouiller les enjeux qui sont hautement des enjeux de puissance politique et matérielle, totalement profanes. C’est bien par exemple ce qui avait été fait pour le conflit libanais entre 1975 et 1990 présenté comme un conflit entre chrétiens et musulmans, alors que de nombreux chrétiens étaient pro-palestiniens et de nombreux musulmans hostiles à leur présence armée ; aujourd’hui on parle de « croissant » ou de triangle « chiite » hostile à l’Occident et aux États dits « sunnites » qui lui sont alliés.
- Comment voyez-vous l’évolution du conflit syrien ? Considérez-vous aussi que l’ouverture d’un dialogue inclusif entre Syriens doit être conditionnée au préalable par le départ de Bachar al Assad ?
Je crains que le conflit ne traîne encore longtemps, comme cela a été le cas avec le conflit libanais entre 1975 et 1990. Il n’est plus un simple conflit local syrien, mais une foire d’empoigne où sont en jeu trop d’intérêts dans les rapports entre États arabes dominants par leur capacité de financement, comme entre grandes puissances de stature internationale, sans oublier la Turquie et les mouches du coche européennes. Le président Al Assad a encore beaucoup de soutiens dans la population locale, notamment du fait de la peur du chaos qui pourrait s’installer suite à la chute du régime, comme de la peur qu’inspirent les takfiristes dans cette société religieusement diverse et dont l’islam sunnite a toujours été modéré et ouvert, considérant normale la diversité religieuse et communautaire de la Syrie, contrairement à l’islam radical et donc takfiriste. Conditionner un dialogue par l’exigence du départ d’Al Assad est irréaliste et équivaut à un refus de dialogue. Normalement, des élections présidentielles doivent avoir lieu l’année prochaine. La logique serait qu’il s’y présente, les élections ayant lieu sous supervision internationale renforcée et que les urnes tranchent. Hélas, nous sommes loin de toute logique, car le conflit syrien semble susciter des passions étonnantes et irrationnelles au lieu des efforts requis pour apaiser le conflit, en sus des blessures et traumatismes psychologiques que provoque une violence aveugle et cruelle.
- Pourquoi, d’après vous, l’opposition syrienne éprouve du mal à s’entendre sur un « smig » politique et donc à former un front uni ?
Le problème majeur est dans l’opposition de l’extérieur, hétéroclite, diverse et sous la haute influence des États arabes ou européens intervenants ; elle est devenue totalement dépendante du financement de ces États et donc ses composantes sont entièrement prisonnières d’eux. Je ne pense pas qu’elle ait acquis une notoriété à l’intérieur de la Syrie ; je pense que c’est le contraire. Plus intéressante est l’opposition de l’intérieur dont une partie dialogue avec le régime et dont certains éléments ont même intégré le gouvernement, le régime ayant accompli une ouverture sur cette opposition, ouverture totalement ignorée des médias à l’extérieur de la Syrie, pour mieux diaboliser le régime.
Ces éléments de l’opposition intérieure ont tiré les leçons de ce qui s’est passé en Irak après l’invasion américaine et ne veulent pas un « remake » du chaos sanglant qui dure jusqu’aujourd’hui dans ce pays, dix ans après l’effondrement de l’État et la « débaathification » du pays.
- Comment percevez-vous la décision de l’Union européenne (UE) de placer la branche armée du Hezbollah sur sa liste des organisations terroristes ? Quelle serait, selon vous, l’arrière-pensée de cette décision ?
C’est une décision aux conséquences futures très graves. En effet, elle donne un chèque en blanc à l’État d’Israël pour tenter une nouvelle opération militaire contre le Hezbollah au Liban sous prétexte que sa branche militaire serait reconnue « terroriste » par les États-Unis et les États membres de l’UE. Israël ne peut pas rester sur sa double défaite de l’évacuation presque totale en 2000 des territoires occupés durant 22 ans au sud du Liban sous les coups de la résistance armée libanaise d’abord ; puis de son impuissance à éradiquer l’appareil militaire du Hezbollah en 2006, malgré 33 jours de bombardements intensifs et sauvages du sud du Liban et de la banlieue sud de Beyrouth et une tentative avortée par la résistance de pénétrer à nouveau dans le territoire libanais. Par ailleurs, elle va donner de l’eau au moulin des partis politiques libanais pro-occidentaux et pro-saoudiens qui cherchent à entraîner le Hezbollah dans un conflit interne armé de nature communautaire entre sunnites et chiites, afin de le décrédibiliser définitivement. Il est important ici de remarquer, contrairement à la perception communautaire du conflit, comme étant essentiellement un conflit entre sunnites et chiites, que le Hezbollah, bien qu’il soit doté d’une idéologie religieuse à coloration chiite jouit d’une forte protection morale non seulement de la part du plus grand parti chrétien au Liban, celui du général Michel Aoun avec qui un remarquable document d’entente a été signé en février 2006, ce qui a aidé à mieux faire face à l’attaque israélienne de juillet de cette année-là dans un élan de solidarité nationale ; mais aussi de celle d’autres partis laïcs, tels que le parti communiste, le parti populaire syrien (qui est libanais malgré son nom), ainsi que d’autres partis plus ou moins laïcs avec à leur tête des personnalités de la communauté sunnite ou de la communauté druze. On voit bien que l’analyse communautaire n’est pas une clé d’explication.
- Les révoltes arabes sont en train de provoquer d’importants changements dans la région. Même les pays qui les ont soutenues financièrement et militairement ne sont pas épargnés. C’est le cas, par exemple, du Qatar dont l’émir vient d’abdiquer au profit de son fil Tamim. Pourquoi, selon vous, cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani s’est-il empressé de céder le pouvoir et de quitter une scène politique régionale qui lui était plutôt favorable ? A-t-il été poussé à partir ?
Je ne suis pas dans le secret des coulisses officielles ou occultes occidentales pour connaître la raison exacte de ce départ. J’aurai tendance cependant à penser que deux facteurs ont joué : le premier c’est l’échec en Syrie de l’opposition armée takfiriste, apparemment largement financée par le petit émirat et le fait que par les actes de ces takfiristes, dictés exclusivement par le fanatisme communautaire, cette opposition ait renforcé la position du régime, militairement et moralement et donc a obtenu un résultat contraire à celui recherché par les puissances occidentales et l’Arabie saoudite. le second, c’est cette vieille rivalité sourde entre l’Arabie Saoudite et le Qatar qui a éclaté au grand jour. Grisés par leurs succès sur tous les plans, l’Émir et son redoutable cousin, Premier ministre, ont été trop loin et se sont vraisemblablement trop écartés du rôle auquel ils auraient dû se cantonner. L’affaire du Mali où le Qatar s’est impliqué dans l’armement et le financement de la rébellion islamiste n’a pas dû aider.
- Justement, la décision de l’armée égyptienne de déposer Mohamed Morsi de la confrérie des Frères musulmans est-elle justifiée selon vous ? La situation qui prévaut actuellement en Égypte est-elle préoccupante ?
Oui, la situation égyptienne devient très préoccupante et le sort du Monde arabe dépend maintenant de la suite des événements dans ce pays-clé. Les grilles d’analyse de ce qui s’est passé depuis le 30 juin sont totalement contradictoires entre celle que proposent les Frères musulmans et ceux qui les soutiennent à l’extérieur de l’Égypte (coup d’État militaire pur et simple) d’un côté ; et celle que proposent les partisans du changement opéré par l’armée et l’opposition de la coalition « tamarrod » de nature libérale, nationaliste et laïque (l’armée vole au secours d’une contestation populaire massive du gouvernement des FM qui a ainsi perdu la légitimité sortie des urnes). Pour ma part, j’estime que l’intervention de l’armée a été le plus vraisemblablement motivée par un coup d’État rampant, mené, depuis l’arrivée du président Morsi à la tête de l’Égypte, par la confrérie des FM et son guide suprême et consistant à gangrener tous les rouages de l’État et probablement de la troupe militaire. Ce qui explique que l’armée ait encouragé le mouvement « Tamarrod » et soit finalement intervenue face à l’attitude inflexible du président égyptien démis qui n’a pas voulu changer de gouvernement pour y introduire une plus grande variété de partis politiques.
– Ce coup d’État ne risque-t-il pas de plonger l’Égypte dans une guerre civile ?
En principe, le peuple égyptien est un peuple pacifique et peu enclin à la discorde nationale. Ceci dit, les FM ont toujours eu une branche secrète armée dont les éléments les plus extrémistes ont souvent pratiqué la violence : assassinats de personnalités politiques, tel le président Sadate, ou tentatives d’assassinat, comme par exemple sur le président Nasser, ou sur le célèbre écrivain Najib Mahfouz, prix Nobel de littérature, et bien d’autres, ou encore les attaques sanglantes contre des groupes de touristes étrangers. Il faut donc craindre une période de violences en Egypte, plus ou moins longue, mais point de guerre civile ouverte. D’autant plus que l’Arabie Saoudite, exportateur principal de radicalisme religieux, s’est empressée de reconnaître le changement survenu, de concert avec les Émirats arabes unis et le Koweït. Une chose est de soutenir des mouvances islamiques clientes hors de ces États, notamment pour l’Arabie Saoudite, une autre de les voir arriver au pouvoir et par les urnes dans le plus grand pays arabe ! Ce qui pourrait à terme menacer les régimes monarchiques conservateurs et usés de la péninsule arabique. Il n’en reste pas moins que le mouvement des FM risque d’apparaître à nouveau comme victime de répression et comme « martyr » d’une armée « laïque », c’est-à-dire incroyante dans leur vocabulaire. Tous ceux qui soutiennent cette mouvance dans les pays occidentaux et en Turquie vont faire feu de tout bois pour donner cette image et ce ne sont pas les moyens médiatiques qui leur manquent. Ceci peut aboutir à intensifier et prolonger le conflit en Égypte.
- Ne craignez-vous pas que les militaires soient maintenant tentés de garder le pouvoir ?
Je ne pense pas que l’armée souhaite garder le pouvoir qu’elle exerce de façon feutrée, dans les coulisses, depuis la disparition de Abdel Nasser. En tous cas, le résultat de cette épreuve de force entre partis laïcs et partis à référent religieux en Égypte déterminera largement l’avenir du monde arabe. Pour faire diminuer d’intensité ce conflit, il n’y a, à mon sens, qu’une direction à prendre : s’occuper de mettre en place un modèle alternatif de développement économique et social, inspiré des expériences des tigres asiatiques. Le clivage actuel entre partis laïcs et partis à référent religieux dans le monde arabe est le résultat d’un vide abyssal de pensée économique nouvelle. Il faut rapidement faire émerger une telle pensée qui, sortant des sentiers battus des recettes néolibérales prônées par les institutions financières internationales, trouve des solutions radicales aux énormes problèmes économiques et sociaux : chômage massif des jeunes, exclusion, inégalités sociales et régionales monstrueuses, méfaits de la persistance de l’économie de rente, de la concentration de richesses aux mains de milliardaires proches des pouvoirs, échec enfin à intégrer l’univers de la science et des technologies modernes.
Ce sont ces facteurs qui ont provoqué les manifestations populaires géantes dans tout le Monde arabe au printemps 2011 – suite aux deux révolutions tunisienne et égyptienne. Malheureusement, aucun des gouvernements issus de ces mouvements n’a pris ces problèmes à bras le corps, ni les partis laïcs ni ceux à référent religieux n’ayant le moindre programme économique différent des politiques mises en œuvre depuis des décennies. Tant que ces questions vitales n’occuperont pas le devant de la scène, faisant passer au dernier plan la querelle monotone et sans horizons sur le rôle du religieux dans la vie politique, nous resterons enfermés dans l’instabilité, l’insécurité, et nous n’aurons ainsi que des horizons bouchés pour toute les jeunes générations.
Propos recueillis par Zine Cherfaoui